A la (re)découverte des classiques africains (2). Dans la missive qu’une veuve lettrée et idéaliste adresse à sa meilleure amie, l’écrivaine Mariama Bâ questionne la société sénégalaise des années 1970. Un texte toujours d’actualité.

Par Kidi Bebey

« Une si longue lettre », coll. « Motifs », aux Editions du Rocher (Paris). EDITIONS DU ROCHER

« Aïssatou, j’ai reçu ton mot. En guise de réponse j’ouvre ce cahier, point d’appui dans mon désarroi : notre longue pratique m’a enseigné que la confidence noie la douleur. » C’est par ces mots, tels un murmure, que débute le premier roman de l’écrivaine sénégalaise Mariama Bâ. Une si longue lettre, paru en 1979 à Dakar aux Nouvelles Editions Africaines est devenu, plus de quarante ans plus tard, le roman épistolaire le plus célèbre du continent africain.

Plusieurs fois réédité en France (éd. Le Serpent à Plumes), traduit dans de nombreux pays, l’ouvrage a acquis un statut de « classique », parachevé par son inscription sur la liste des 100 meilleurs livres africains du XXe siècle.

La simplicité apparente de sa trame narrative est sans doute l’une des clés de son succès. Ramatoulaye, une femme obligée d’observer le deuil de son mari, met à profit sa quarantaine pour faire le bilan de sa vie en s’adressant dans une lettre à Aïssatou, son amie de cœur. Au fil de son récit, les souvenirs de ses années conjugales succèdent à ceux de sa jeunesse, avant le temps de la solitude, quand son époux se détourne d’elle pour prendre une seconde femme. D’emblée le ton posé, la justesse des mots, captivent.

En nous plongeant dans l’intimité de la narratrice, ses joies, ses souffrances et ses frustrations, la romancière questionne la condition féminine : les codes régissant les relations avec les hommes, l’importance des castes et, surtout, la polygamie. La lettre de Ramatoulaye se déploie comme le témoignage douloureux d’une femme lettrée et idéaliste, prise à revers par la société dans laquelle elle a pourtant grandi.

Ainsi va-t-elle découvrir, incrédule, le remariage de son mari, comme son amie avant elle : « Je savais. Modou savait. La ville savait. Toi Aïssatou tu ne soupçonnais rien et rayonnais toujours. » écrit-elle. Si Aïssatou divorce alors que Ramatoulaye préfère s’effacer, l’une comme l’autre vont payer leur humiliation au prix fort : une solitude choisie, mais que l’entourage rend difficile à assumer.

En évoquant ainsi la société sénégalaise, c’est plus largement à l’émancipation féminine que Mariama Bâ fait écho, en cette fin des années 1970 où les revendications des femmes se font plus que jamais entendre à travers le monde.

« Toutes les voix étranglées »

Si l’écrivaine en est à son premier roman, Une si longue lettre n’est pas pour autant son premier texte. Elle s’est déjà maintes fois distinguée par la plume et ce, dès ses années de formation. Née en 1929 à Dakar, elle est confiée très jeune à ses grands-parents qui lui transmettent des valeurs traditionnelles et l’élèvent dans la foi musulmane. Son père, un fonctionnaire passé par l’école coloniale, insiste pour que sa fille soit scolarisée.

Mariama poursuit ses études en intégrant par concours la fameuse Ecole normale de Rufisque, établissement fondé en 1938, où des jeunes filles de toute l’Afrique occidentale française (AOF) se forment au métier d’enseignante. Dans le cadre rigoureux de l’internat, la jeune fille lit et se met à écrire avec passion.

Elle a 18 ans en 1947, lorsque l’une de ses compositions relatant son enfance, remarquée, paraît dans la revue française Esprit. Le texte, cité par Maurice Genevoix, lui vaut un début de célébrité. Devenue professeure, Mariama Bâ milite parallèlement à son enseignement. Venue au monde dans un Sénégal sous emprise coloniale, elle veut profiter de l’espoir des années de l’indépendance. Mais dans ce contexte de libération et de construction de nouvelles sociétés, les femmes se retrouvent au second plan, à l’arrière des hommes et des pères fondateurs. Mariama Bâ refuse cette marginalisation.

Les grandes conférences internationales de la Décennie mondiale des femmes – décrétée par les Nations unies et débutée à Mexico en 1975 – vont servir son propos. Au sein d’associations, elle milite en particulier pour l’éducation des jeunes filles et s’exprime à chaque fois qu’elle le peut, à travers des articles et des discours.

Rares sont les femmes au Sénégal qui ont alors le courage de s’opposer ouvertement au nouvel ordre établi. Ses revendications dérangent souvent, comme ce 25 mars 1979 où elle parle à l’Assemblée nationale, à l’occasion de la Journée nationale de la femme sénégalaise : « Je voudrais répercuter sans colère, mais en échos retentissants, toutes les voix étranglées, les voix des sœurs opprimées, maintenues dans des moules d’évolution dépassés », assénait-elle alors.

 

On la soupçonne d’être influencée par les idéologies venues de l’étranger. « Si être féministe signifie révéler les tares d’une société, alors je le suis ! », réplique-t-elle aux critiques. Sa vie privée témoigne du même combat pour une vie libre, en conformité avec ses idées. Mariée une première fois, elle divorce, se remarie, divorce encore.

Dans toutes les phases de son existence, sa place demeure indéniablement du côté des femmes. Et c’est bien sa voix que l’on entend quand sa narratrice, Ramatoulaye, écrit avec passion : « Presque vingt ans d’indépendance ! A quand la première femme ministre associée aux décisions qui orientent le devenir de notre pays. Et cependant le militantisme et la capacité des femmes, leur engagement désintéressé n’est plus à démontrer. »

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