Avec Pour la France, Rachid Hami s’est appuyé sur l’histoire de sa famille, en particulier la mort de son frère à Saint-Cyr, pour réaliser un film subtil qui ne joue pas sur la dénonciation mais sur la reconnaissance de la part d’humanité en chacun et le respect des principes fondamentaux.

Christophe Kantcheff • 7 février

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« Je récuse l’assignation identitaire »
Ismaël (Karim Leklou) et Aïssa (Shaïn Boumedine), deux frères dont l’histoire échappe aux clichés sur les banlieues.
© Gophoto-MizarFilms

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Pour la France / Rachid Hami / 1 h 53.

Il y a un peu plus de dix ans mourait Jallal Hami, élève de l’école militaire de Saint-Cyr, lors d’un exercice de bizutage. Son frère aîné, Rachid, devenu cinéaste, part de ce tragique épisode pour raconter comment la famille, ici nommée Saïdi, s’est battue pour faire reconnaître la responsabilité de l’armée dans cette affaire.

Il opère aussi en flash-back pour montrer les relations entre les deux frères, Aïssa (Shaïn Boumedine), jeune homme brillant, convaincu de la voie qu’il s’est tracée, et Ismaël (Karim Leklou), son aîné, qui, lui, employé dans une boulangerie, n’a pas encore trouvé sa place dans la société.

Les hommes avant les institutions, les sentiments avant les forts en gueule : tel est le regard que privilégie Pour la France, film d’une grande subtilité et à la structure élaborée, qui nous conduit entre la France et l’Algérie (pour le passé familial) et, de manière inattendue, à Taïwan, où Aïssa s’est rendu pour ses études. Rachid Hami met en scène une famille endeuillée, digne, exigeante sur les principes – d’où sa volonté de faire reconnaître le fait qu’Aïssa est mort en soldat et qu’il doit être traité comme tel.

Mon film n’est pas militant parce qu’il ne détermine pas ce qui est le bien et ce qui est le mal. En revanche, il est politique.

Il raconte aussi le destin de jeunes Arabes issus d’un milieu modeste et banlieusard, sans se conformer aux représentations courantes mais en restant au plus près d’existences à la fois simples et singulières. Ce deuxième long-métrage de Rachid Hami annonce peut-être une nouvelle génération de cinéastes qui, avec de telles histoires et cette façon de les raconter, ne seront plus les étendards d’un « cinéma des cités », mais accéderont à la catégorie reine, celle dont on dit qu’elle atteint à l’universel.

Pourquoi Pour la France n’est-il pas un film sur le racisme ?

Rachid Hami : Mon frère, Jallal, est entré à Saint-Cyr en troisième année, sur concours. Il est choisi parmi 1 200 jeunes gens qui sortent des grandes écoles. Il arrive cinquième à son concours. Pour le système qui l’incorpore, le fait qu’il soit né en Algérie, qu’il ait une double nationalité et qu’il soit musulman n’est pas un problème. Bien sûr, les élèves, eux, ne sont pas tous exempts de racisme.

Cependant, ce n’est pas le racisme qui cause la mort de mon frère. Ce soir-là, n’importe lequel des élèves aurait pu y passer. Dans l’armée, j’ai rencontré des gens avec lesquels je ne partage aucune valeur morale ; et d’autres, fantastiques, qui nous ont aidés, ma famille et moi. C’est pourquoi, si j’ai essayé de casser les clichés sur la famille algérienne, j’ai aussi tenté de le faire avec les militaires.

Comment la dimension politique se manifeste-t-elle dans votre film ?

Mon film n’est pas militant parce qu’il ne détermine pas ce qui est le bien et ce qui est le mal. En revanche, il est politique parce que, malgré son sujet, je me suis refusé à faire ce qu’on attendrait de moi : un film antimilitariste, en colère, dénonciateur à tout-va du racisme, où les émotions seraient exacerbées.

Pour la France questionne la société à propos des représentations concernant les Arabes vivant en banlieue, dont l’histoire est racontée de manière romanesque. On les présente rarement de cette façon. On les sort très peu de leur cadre social type. Quand je transporte le personnage d’Aïssa, qui est français, d’origine algérienne, musulman, banlieusard, dans une rue de Taïpei où il parle mandarin, je casse trente ans de clichés. Je n’ai pas besoin de faire de discours. La force politique du cinéma est là.

Pour la France n’est pas naturaliste…

Dans le naturalisme, la dimension documentaire dans la fiction domine. Ce n’était pas cette forme-là qu’il fallait. Je me suis davantage orienté vers les films qui m’inspirent le plus : ceux d’Akira Kurosawa – notamment Entre le ciel et l’enfer –, d’Edward Yang (A Brighter Summer Day, Yi Yi) ou de Lee Chang-dong. Des films romanesques et rigoureux. Le romanesque est une manière de restituer des vérités émotionnelles, qui ne sont pas forcément des vérités factuelles. Il y a des cas où la vérité des faits prime : les relations de la famille avec l’armée, par exemple. Mais je suis surtout à la recherche de la vérité émotionnelle.

Vous n’en faites pas autre chose qu’un militaire, mais le général Caillard (Laurent Lafitte), le directeur de Saint-Cyr, est profondément affecté par ce qui s’est passé dans son école. La scène où il tend la main à la mère d’Aïssa (Lubna Azabal) est forte en émotion…

Aïssa meurt pour la France, il était prêt à tuer pour la France, à mourir pour elle. D’où le titre du film. Il y a aussi une autre idée : la France est un projet dont l’objectif, ou l’idéal, est une devise : Liberté, Égalité, Fraternité. Nous tous, nous apportons notre pierre à cet édifice.

Dans cette scène, j’ai l’impression que, malgré les positions que chacun occupe – une mère endeuillée, un militaire qui représente l’institution ayant causé la mort de son fils, avec en fond La Marseillaise –, ce geste de la main qu’il lui offre et qu’elle accepte, c’est la France dont on rêve tous. On voudrait être capables d’être aussi grand qu’eux. Quelques minutes après, la mère refuse la main du chef d’état-major, parce qu’il n’a pas fait preuve de la même humanité.

Comment voyez-vous le personnage d’Aïssa ?

Aïssa choisit d’entrer dans les armes, comme on entre en religion. Porter l’uniforme à Saint-Cyr, c’est une reconnaissance de son élévation sociale. Il est un transfuge de classe. C’est mon cas également. Il y a des codes sociaux du milieu bourgeois que je ne maîtrise pas. Et en même temps, si je reste proche de mes amis de Pierrefitte et de Saint-Ouen, je ne vis plus là-bas.

Je suis dans une sorte de no man’s land social. Ou je pourrais dire que je suis dans le cinéma. C’est un endroit où on existe par son expression artistique et où on se définit différemment. Tout comme mon frère appartenait à une institution forte, l’armée, j’ai trouvé une place dans le cinéma, j’y ai rencontré des gens qui m’ont dit : raconte tes histoires, et m’ont encouragé.

Le cinéma n’est-il pas lui aussi un milieu très hiérarchisé ?

Oui, mais les rapports de force ne se situent pas là où on le croit a priori. C’est propre à n’importe quel microcosme, où on se fait des alliés, des adversaires, où existent des clans, des chapelles…

Qu’est-ce qui oppose les deux frères ?

Aïssa est idéaliste. D’une droiture inflexible. Du coup, il n’est pas toujours sympathique. C’est un autre cliché dans lequel je ne voulais pas tomber : faire un film en l’honneur des morts et les dépeindre avec les lauriers. La première question qu’il pose à son frère Ismaël quand celui-ci le rejoint à Taipei, c’est : « Qu’est-ce que tu fous là ? » C’est dur. Aïssa a aussi été endurci par la vie. Mais la vie ne l’a pas usé, contrairement à Ismaël.

Aïssa meurt par l’eau mais, on le constate à un autre moment, il est bon nageur. Les éléments ont ici une signification particulière à mes yeux. Aïssa est fluide, il s’adapte partout. Ismaël est, lui, un personnage de feu. Ils représentent chacun un élément. L’un prend la forme de là où il est, l’autre brûle l’endroit où il est.

La famille Saïdi est une famille tranquille, déclassée sans être vraiment pauvre, qui fait face à une tragédie intime et a connu des événements historiques dramatiques en Algérie. La mère a une certaine culture, les femmes ne sont pas voilées, Noël est fêté. Une image qu’on ne voit pas souvent au cinéma…

J’ai un problème avec les représentations ordinaires des quartiers et des banlieues : elles sont souvent sensationnalistes, exotiques.

J’ai un problème avec les représentations ordinaires des quartiers et des banlieues : elles sont souvent sensationnalistes, exotiques. Les membres de la famille de Pour la France ont des rapports « normaux ». C’est parfois compliqué, comme dans toutes les familles. L’image véhiculée par Les Misérables, par exemple, est loin d’être représentative des quartiers. Elle est même minoritaire.

Les Misérables est une fiction fondée sur les tensions. Je montre Ismaël brûlant son scooter et offrant des cadeaux de Noël énormes : j’évoque de cette manière la délinquance qui existe. Mais cela concerne une minorité de personnes et, surtout, c’est un fragment de la vie. Je récuse l’assignation identitaire, qui peut être aussi artistique.

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