Jules Lepoutre

Professeur de droit public

La citoyenneté conférée à 12 000 étrangers qui ont aidé à la lutte contre le Covid-19 exclut, de fait, ceux qui ne peuvent se prévaloir de « mériter » d’être français, et occulte la baisse record du nombre de naturalisations, explique le professeur de droit public Jules Lepoutre, dans une tribune au « Monde ».

Publié le 18 septembre 2021 à 08h00 Temps de Lecture 3 min.

Tribune. Marlène Schiappa [la ministre de la citoyenneté] l’avait promis en septembre 2020 : les travailleurs étrangers placés en première ligne dans la lutte contre le Covid-19 verront le traitement de leur dossier de naturalisation « accéléré et facilité ». C’est désormais chose faite pour 12 000 d’entre eux, professionnels de santé, livreurs, agents de sécurité ou d’entretien, caissiers, salariés du secteur agricole ou encore aides à domicile – les fameux « premiers de corvée ». Tous ont profité d’une durée allégée de résidence en France pour demander la naturalisation (deux ans au lieu de cinq) et d’un examen bienveillant de leur dossier. Difficile, à première vue, de ne pas se réjouir d’une telle politique qui vient reconnaître l’engagement en période de crise. On aurait toutefois tort de croire qu’elle indique une ouverture en grand des portes de la naturalisation. C’est même tout le contraire. Les chiffres de la naturalisation n’ont jamais été aussi bas depuis trente ans, et cela ne doit rien au hasard.

Les derniers chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) indiquent qu’en 2020 seuls 41 000 étrangers ont été naturalisés, alors qu’ils étaient plus de 89 000 en 2005. Que s’est-il passé en quinze ans ? La politique de naturalisation est en réalité en pleine mutation : devenir français est de plus en plus affaire de mérite et de performance, là où il s’agissait auparavant de l’issue normale et prévisible du parcours d’intégration des étrangers.

Les « qualités » des étrangers

Cette dynamique est lancée par Nicolas Sarkozy au début de sa mandature. Dans un discours prononcé le 11 mars 2008 à la préfecture de Toulon,lors d’une cérémonie d’accueil dans la citoyenneté française,il vante les « qualités » des étrangers devenus français et indique que c’est le « travail » et le « service rendu à ses concitoyens » qui forment désormais la « morale démocratique » à laquelle ces nouveaux Français doivent s’astreindre. De 82 000 en 2008, les naturalisations sont quasiment divisées par deux en cinq ans, notamment par le biais du durcissement de certains critères et d’instructions envoyées aux préfectures.

Une politique à demi ambitieuse relèvera pour un temps (et faiblement) le chiffre des naturalisations sous la présidence de François Hollande. Surtout, son ministre de l’intérieur Manuel Valls, lui-même naturalisé à l’âge de 20 ans, adresse en 2013 une circulaire aux préfets, en les exhortant à prendre en compte les « potentiels » des étrangers sollicitant la naturalisation, et à valoriser les « étudiants et professionnels de haut niveau » issus des grandes écoles françaises, citant notamment Polytechnique et les écoles normales supérieures. A nouveau le mérite et la distinction. Les 12 000 naturalisations prononcées sur instruction de la ministre chargée de la citoyenneté s’inscrivent dans cette même logique.

« La division par deux du nombre annuel de naturalisés montre que la “distinction” de la réussite ou du courage efface la simple “reconnaissance”de l’intégration »

Cette politique fait donc de l’étranger « méritant » le modèle du futur Français. Il faut avoir soit accompli des actions remarquables, soit présenter quelques garanties d’y parvenir un jour, pour assurer une suite favorable à sa demande de naturalisation. En témoignent d’ailleurs quelques autres affaires médiatiques. Ainsi de Mamoudou Gassama, ressortissant malien naturalisé en 2018 après avoir sauvé un enfant au péril de sa vie en escaladant un immeuble.  

Personne ne saurait se plaindre qu’on valorise ainsi les mérites des étrangers. Le problème réside plutôt dans le fait que ce nouveau modèle induit une baisse des naturalisations. La division par deux du nombre annuel de naturalisés montre en effet que la « distinction » de la réussite ou du courage efface la simple « reconnaissance » de l’intégration. Pourtant, naturaliser signifie « rendre naturel ». Ce vocabulaire s’est forgé sous l’Ancien Régime, à l’époque où le roi pouvait, par « lettre de naturalité », transformer un sujet étranger en sujet « naturel ». Etre naturalisé français, c’est donc, par fiction, devenir comme un Français de naissance. Est-il « naturel » à tous les Français de mériter leur nationalité et de s’astreindre à des exploits particuliers ?

L’immense majorité des Français tiennent et conservent cette qualité du seul fait de leur naissance. Somme toute, un mélange de hasard et de banalité. L’égalité, placée au cœur de la citoyenneté, exige qu’à condition équivalente de maîtrise de la langue, d’intégration sociale, culturelle et économique, chacun puisse raisonnablement prétendre à la nationalité. Le problème n’est donc pas dans la valorisation des mérites, mais dans l’exclusion de celles et ceux qui ne sauraient s’en prévaloir.

Jules Lepoutre est professeur de droit public à l’université de Corse, et est notamment l’auteur de Nationalité et souveraineté (Dalloz, 2020).

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