Le scientifique et militant François Gemenne revient sur la séquence politique qui a vu la cause climatique passer au second plan malgré l’urgence. Entre désillusion et espérance.

L’année 2022 aurait pu marquer un tournant crucial dans la lutte contre le changement climatique. Entre l’élection présidentielle et la publication de plusieurs rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), la balance aurait dû pencher du côté de l’action efficace, radicale. Mais le sujet n’a même pas réussi à s’imposer dans les débats.

Spécialiste de la gouvernance du climat et des migrations environnementales, François Gemenne a participé au deuxième volet du 6e rapport du Giec, publié en février. Il s’est également engagé dans la campagne chez EELV, en tant que président du conseil scientifique de Yannick Jadot, comme une énième tentative d’alerter et d’agir. Il revient avec lucidité sur ces quelques mois durant lesquels le dépit, le pessimisme et la colère se sont mêlés face à l’inaction politique et sociétale délibérée malgré l’urgence.

Dans l’émission « C ce soir » sur France 5, le 2 mai, vous avez exprimé votre désarroi : « Pour moi, c’est mort depuis la sortie du troisième volet du rapport du Giec, le 4 avril dernier ! » Ce rapport constitue-t-il un point de non-retour pour vous ?

François Gemenne : C’est un rapport extrêmement précis, presque chirurgical, car il décrit les solutions pour tenir les objectifs climatiques. Mais il est également terrible à lire, car il montre qu’on échoue à les atteindre parce qu’on choisit de ne pas faire les sacrifices nécessaires. Ce n’est plus une question d’efforts ou de nécessité de convaincre : ce sont des choix politiques et collectifs. Pour le moment, nous suivons le choix qui nous conduit vers une trajectoire de 3,5 °C de réchauffement. Je suis parfois gêné par certains discours politiques qui, à mon sens, leurrent les gens en affirmant : « Nous arriverons à atteindre 1,5 °C ! » Ce n’est pas vrai, et tout le monde le sait. Dire qu’il reste trois ans pour agir est un raccourci qui ne veut pas dire grand-chose car nous aurions dû agir il y a vingt ou trente ans, et il faudra encore agir dans quatre ou cinq ans !

Par quelles étapes êtes-vous passé dans votre cheminement personnel pour choisir vos façons de vous engager ?

Une idée a cheminé en moi : celle que nous allions parvenir à convaincre la majorité de la population, qu’il y aurait un basculement général de la société. Je travaille dans le domaine du climat depuis une vingtaine d’années et j’ai vu la conscience climatique progresser. Il y a eu des coups d’accélérateur, notamment en 2018-2019 avec les marches et les grèves des jeunes, les livres sur l’environnement qui étaient des cartons en librairie, les sondages plaçant le climat en tête des préoccupations de la population…

Cette année, avec la conjonction de la publication des rapports du Giec et les élections dans plusieurs pays européens, j’ai vu la possibilité unique dans l’histoire de l’humanité de renverser la vapeur maintenant ! J’ai pris un premier coup au moment des élections allemandes. L’Allemagne semble être la démocratie la plus mature en Europe, le pays où le parti vert est le plus mûr pour le pouvoir, et la campagne avait largement porté sur le climat. Résultat : le score des Verts est un peu minable, seule une personne sur sept est prête à faire de la question climatique la matrice des enjeux de la société. Et rebelote lors de l’élection présidentielle française.

Est-ce le rôle des scientifiques de s’engager dans les médias, de rompre avec leur traditionnelle neutralité ?

Je pense que le chercheur a un rôle d’engagement dans la société. Je suis toujours fâché contre mes collègues qui considèrent qu’ils ne doivent pas s’impliquer dans les débats publics et rester absolument neutres. La neutralité du chercheur est une chimère ; ce qui compte, c’est l’honnêteté. Je consacre énormément de temps à communiquer, à vulgariser la science sur les réseaux sociaux, dans les médias, lors de conférences pour des écoles, des associations ou des groupements de citoyens.

Mon engagement passe aussi par le dialogue et la coconstruction politique avec des autorités et des organisations internationales : -participer aux COP [conférences des parties, sur le climat ou la biodiversité, NDLR] ou travailler avec le Haut–Commissariat des Nations unies pour les réfugiés pour mettre en place une plateforme sur les déplacements liés aux -catastrophes.

Votre engagement va jusqu’à collaborer avec des politiques, notamment lors de l’élection présidentielle française.

J’ai toujours considéré que le chercheur devait pouvoir conseiller les partis politiques démocratiques qui le sollicitent, que c’est un devoir civique puisque nous sommes payés avec de l’argent public. Je suis même intervenu lors d’une convention de l’UMP sur les migrations sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Mais j’avais prévenu les organisateurs que je n’adapterais pas mon discours à leur public ! L’étape suivante est en effet de s’engager auprès d’un candidat, comme je l’ai fait en 2017 pour Benoît Hamon. En 2022, j’ai accepté d’être président du conseil scientifique de Yannick Jadot car je connais son intégrité, et j’avais le sentiment qu’il fallait absolument tout tenter face à l’urgence de la situation.

Pourquoi avoir choisi EELV et non l’Union populaire de Jean-Luc Mélenchon, qui a séduit plusieurs militants issus du mouvement pour le climat ?

J’ai toujours été en opposition assez forte au programme de LFI, car je ne me retrouve pas dans ses positions sur les droits humains ou les questions internationales. C’est un parti avec une vision assez souverainiste des relations internationales, or je crois que la solution au changement climatique passera par plus de coopération européenne et internationale. L’essentiel de l’effort que la France peut déployer sur le climat n’est pas à l’intérieur de ses frontières, mais bien à l’extérieur. J’étais un peu en colère contre les associations qui classaient les programmes écolos de Jadot et de Mélenchon sur le même pied car, selon moi, regarder les mesures logement, -agriculture ou transport sans prendre en compte la diplomatie ou les projections sur les financements au niveau international est une vision étriquée de la lutte contre le changement climatique.

Comment analysez-vous le faible score d’EELV (4,63 %) ?

Les électeurs ont besoin de voter pour quelqu’un ou un parti qu’ils estiment être le mieux placé pour améliorer leur vie au cours du mandat. Un programme sur le climat affirmant que l’ambition est d’abord de se replacer sur la bonne trajectoire climatique, comme l’a défendu Jadot, ne peut pas marcher, ou seulement auprès d’une frange altruiste de personnes prêtes à voter comme elles feraient un don à une association. La force de Jean-Luc Mélenchon est d’avoir réussi à arrimer la question du climat à un grand récit révolutionnaire d’amélioration de la vie quotidienne, avec la revalorisation du Smic et du pouvoir d’achat.

Vous ne croyez donc plus à la prise de conscience écologique dans la société ?

Nous sommes nombreux à être tracassés par le climat, mais pas forcément prêts à en faire l’enjeu numéro un. Je dis cela sans jugement, car moi non plus je n’y suis pas prêt. Quant aux décideurs politiques, ils sont pris dans un système démocratique qui, par essence, va représenter des intérêts multiples et parfois contradictoires. Le climat n’a pas de -lobbyistes : il n’invite pas les politiques à dîner, ne leur paye pas de voyages… Le politique va parfois agir pour le climat de la main gauche et défaire son action de la main droite, comme lorsqu’il accorde des subventions publiques aux énergies renouvelables mais aussi aux énergies fossiles.

Pour atteindre les objectifs, il faudrait développer une écologie de guerre, comme nous avons déployé une économie de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale. Je suis arrivé à la conclusion que nous n’allons pas respecter les accords de Paris ni faire basculer la société. Un président écolo dans cinq ans, ce sera trop tard, nous serons sur d’autres courbes concernant le climat. C’était maintenant ou jamais, donc ce sera jamais.

Avez-vous l’impression que les scientifiques, notamment celles et ceux du Giec, sont encore trop enfermés dans leur tour d’ivoire ?

Ce souci de maintenir une position de stricte neutralité en toutes circonstances me met en colère. J’ai été frappé par les éléments de langage que nous avons reçus sur la guerre en Ukraine, par exemple, nous demandant de ne pas prendre position. Dans l’état d’urgence actuel, une position attentiste comme celle du Giec est de plus en plus difficile à justifier. On ne peut plus juste rédiger les rapports scientifiques et dire ensuite « Votez pour qui vous voulez », comme si le climat n’était ni de gauche ni de droite, comme si tous les programmes aboutissaient aux mêmes résultats. Nous sommes collectivement responsables. Quand on vote pour Emmanuel Macron, on vote pour une trajectoire vers 3 °C ou 3,5 °C.

Comment comptez-vous agir désormais ?

Les vecteurs de changement les plus puissants restent les mobilisations de la société civile pour faire pression, comme le blocage de l’AG de Total, et les minorités agissantes au sein de certaines entreprises ou collectivités. Il arrive que des employés de groupes tels que Total, HSBC ou BNP Paribas me demandent d’intervenir pour les aider à convaincre leurs cadres d’agir autrement. Les verrous viennent surtout de membres de la direction présents dans l’entreprise depuis très longtemps et dont la logique est : « Si on change radicalement, on met en péril la pérennité de l’entreprise. » Je réfléchis à m’investir davantage auprès de ces minorités agissantes pour les convaincre de la force de levier qu’elles représentent, car j’ai abandonné l’idée d’évangéliser la majorité.

Voyez-vous quelques raisons de garder espoir tout de même ?

Il faut abandonner l’espoir, car cela implique de se raccrocher à une idée assez binaire du changement climatique : « gagné ou perdu ». Je parlerais plutôt d’espérance, malgré la dimension christique du terme. Il y a quand même des choses qui changent, et parfois assez rapidement, notamment dans les pays du Sud. Par exemple, les pays d’Afrique de l’Est ont mis en place un espace de libre circulation pour faciliter les mobilités induites par le changement climatique pour les -paysans, les bergers… Il vaut mieux se dire que la catastrophe a déjà eu lieu, que nous sommes dans une stratégie de limiter les dégâts, car le changement climatique est très graduel : quand on dépassera 1,5 °C, mon espoir sera qu’on s’arrête à 1,51° ! L’espoir s’adapte.

François Gemenne Enseignant en géopolitique de l’environnement à l’université de Liège, Sciences Po et la Sorbonne.


Vanina Delmas

par Vanina Delmas
publié le 1 juin 2022

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