Yanick Lahens, écrivaine haïtienne, est l’auteure d’un bouleversant “Failles” écrit à chaud après le séisme de 2010 qui a partiellement détruit son île Dans le texte de cette tribune donnée au quotidien Le Monde, elle défend pour son pays un modèle qui tourne le dos à l’Universel et à ses modes de productions, pour une civilisation du peu, du partage et du commun. J’y joins un terrible reportage à propos du massacre du quartier de la Saline en 2018 où l’on comprend que le pouvoir corrompu jusqu’à la moëlle ne survit que par la violence et la terreur. Terrifiant en effet!

JF Meekel

Yanick Lahens : « La pauvreté en Haïti a une genèse, et la décennie nous en a fait la démonstration »

Six regards d’écrivains sur la décennie (1/6). « Le Monde » a demandé à six auteurs de choisir un ou des événements qui, selon eux, ont marqué ces dix dernières années. Pour ce premier volet, Yanick Lahens évoque le séisme qui a frappé son île, en janvier 2010.

Formée en Lettres moderne à la Sorbonne, avant de revenir enseigner en Haïti où elle est née en 1953, Yanick Lahens, très impliquée dans le développement social et culturel de son pays, a débuté sa carrière littéraire par des nouvelles au début des années 1990. Ballons d’essai à plus d’un titre, ces textes – dont la plupart ont été réunis dans L’Oiseau Parker dans la nuit et autres nouvelles, publié comme tous ses livres chez Sabine Wespieser (306 pages, 22 euros) – forment les contours d’une œuvre en perpétuelle tension. Entre terre et asphalte, entre monde rural et urbain, entre violence et sensualité, âpreté et douceur, l’écrivaine fouille sa mémoire autant que son pays, que l’on pense à La Couleur de l’aube (2008), Failles (2010), Bain de lune (prix Fémina, 2014) ou encore à Douce déroute. En mars, à l’invitation du Collège de France, Yanick Lahens a inauguré la première chaire Mondes francophones. Pour ce premier volet, elle évoque le séisme qui frappé son île, en janvier 2010. Mais aussi les « anges de la dévoration » qui n’ont fait qu’accentuer, notamment, le dérèglement climatique, la pauvreté, les migrations.

Tribune. « Le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferrailles et de poussière, ses viscères et son sang » (Failles, éd.Sabine Wespieser, 2010).

A l’orée de cette décennie, ce séisme m’a frappée de plein fouet. J’ai perdu pied, vacillé, quelques heures, quelques jours, trébuchant vers des repères qui m’avaient laissée en plan, marqué des pauses pour que mon cœur reprenne sa place là, entre mes poumons, et bridé un trépignement, sans trêve aucune, de mes pensées. Je ne me suis jamais totalement remise de cet ébranlement et tant mieux. Parce que je ne veux guérir ni de l’amour de ce lieu, ni de l’amour des gens, ni de celui du monde. Je n’écris que pour tenter de faire le tour impossible de ce lieu, des gens, du monde. Ecrire le séisme a été pour moi un acte d’amour.

Le métabolisme du monde demeure silencieux et lointain tant que des événements de ce genre ne viennent nous rappeler que la Terre vit. Qu’elle a un âge, qu’elle passe par des cycles. Qu’une fois surgie d’une étrange soupe biochimique, la vie s’est disséminée. Le temps commençait son lent travail de dévoration.

Russell Banks évoque, dans Continents à la dérive (Actes Sud, 2016), la nécessité de l’héroïsme : « Continuer, simplement poursuivre son existence, avec l’entropie qui est là à guetter, prend du même coup l’allure d’un acte d’héroïsme ancien et comme biblique ». Camus s’était demandé comment « régler sa conduite face à un tel constat » (Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942). Mais incendies de forêt, inondations, fonte des glaciers, acidification des eaux, pollution de l’air ne cessent d’attester combien nous avons plutôt porté main forte aux anges noirs de l’entropie et perdu la mesure de notre âge géologique.

Le vivant nous guette

Nous pipons nous-mêmes les dés, déambulant dans ce monde, fiers et aveugles, oubliant que nous ne sommes qu’un des derniers surgissements de ce vivant. Sans nous douter que le vivant nous guette. Qu’il a existé avant nous et qu’il nous survivra.

En voulant faire place nette pour bétonner, entasser, calibrer et chiffrer le monde à tout-va, nous avons aussi perdu la mesure de l’espèce. Les données récentes, à la fois sur le net recul de la variété du vivant et sur la puissance de ce vivant tout autour de nous, auraient dû pourtant nous rappeler à une modestie et à une écoute.

La colonisation a été, de ce point de vue, une opération de dévoration du vivant, hommes, faune, flore, à grande échelle. Des penseurs de la décolonialité, particulièrement en Amérique latine, comme l’anthropologue Arturo Escobar, définissent une écologie qui se fonde non sur une pensée binaire chère à la modernité, mais relationnelle, récusant la distinction entre le moi et son environnement.

Les peuples premiers, les artistes et les sages de toutes les civilisations le savent depuis toujours. Saurons-nous, au Nord comme au Sud, tirer des enseignements pour des avancées qui tiennent compte d’un usage responsable des ressources ? Je ne sais pas.

La pauvreté a une genèse

« Livrée, déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sa pauvreté » (Failles). La pauvreté a une genèse et la décennie nous en a fait une démonstration sans appel.

Haïti tient une place exemplaire dans toute généalogie de la fabrique moderne de la pauvreté. Haïti, un centre, à cause de sa révolution qui a remis en question la colonisation, l’esclavage et le racisme. Haïti, moule et matrice des rapports Nord-Sud mis en place par le système économique et politique conçu par la modernité, dont beaucoup rechignent à faire un bilan d’un autre type.

Haïti a connu, avant tous les autres pays du Sud, l’embargo, la spirale infernale de la dette et la logique mortifère de l’aide. L’essoufflement de ce modèle n’est pas étranger aux soubresauts qui ont ponctué l’année 2019, en Haïti et ailleurs sur la planète, au Chili, au Liban et en Algérie. Mais les mécanismes mis en œuvre pour passer sous silence l’actualité haïtienne d’aujourd’hui sont les mêmes qui ont occulté la révolution de 1804.

Mais pourquoi Haïti existe-t-elle encore ? Parce qu’une majorité de la population, en tournant le dos aux modes de production, au modèle politique, à la culture de la plantation, a créé une civilisation du peu, du partage, du commun, de la petite propriété et de l’agriculture diversifiée. Face aux pouvoirs pour lesquels, souligne le sociologue Jean Casimir, « son existence n’était ni concevable ni désirable » (Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens, 2018), elle a survécu en ayant appris à être invisible « comme une flamme dans l’incendie de l’enfer » (Bain de lune, éd. Sabine Wespieser, 2014).

L’immigration est fille de la dévoration

« Cela fait deux siècles que cette majorité ne croit plus ni aux gouvernements ni aux promesses des hommes politiques, ni à celles des pouvoirs économiques, ni à moi ni à vous. Quand il lui est arrivé de croire, elle a toujours vite déchanté. La défiance est aujourd’hui endémique, structurelle… Ce flair est bien plus qu’une posture, mieux qu’une stratégie, c’est un savoir» (Failles). La nouvelle génération urbanisée, informée, interconnectée, réclame ses droits en plein jour et veut que ce savoir mis à mal aujourd’hui par la corruption éhontée, la paupérisation urbaine accélérée et la violence qu’elle génère aide à construire un nouveau paradigme du vivre-ensemble.

Les anges de la dévoration ont également produit des Sud dans le Nord. Des exclus de métropoles du Nord disent eux aussi leur colère, de même que leur défiance vis-à-vis de la démocratie représentative. La décennie est, de ce point de vue, riche de leçons dans ce qu’elle oblige à reconsidérer en profondeur.

Comment ne pas s’attendre à ce que des hommes et des femmes fuient leur pays quand celui-ci est rendu inhabitable par les politiques internationales et nationales de dévoration.

L’immigration est fille de la dévoration. Mais entendons-nous. La majorité des gens habitent chez eux. Et les pays pauvres, non sans conflits quelquefois, reçoivent plus de migrants que les pays riches. La question migratoire, qui se retrouve au cœur de tous les débats électoraux dans les pays du Nord, met à nu, s’il fallait encore le démontrer, les limites de l’idée d’universel qui sous-tend ce monde-là.

Remettre en question l’universel

La voix de bien des chercheurs du Sud, remettant en question cet universel, est devenue plus audible ces dernières années. Parce que l’humaine condition se décline de bien des façons, ils et elles disent cette nécessité de se penser par soi-même, de défaire et de déplacer les catégories dans lesquels les autres nous ont enfermés jusque-là.

Nécessité qui n’exclut en rien le dialogue avec ces autres. Je pense à Michel-Rolph Trouillot, à Edward Said, à Kimberlé Crenshaw, à Achille Mbembe, à Jean Casimir, à Walter Mignolo, à bell hooks, à Edouard Glissant, à Homi Bhabha, à Laënnec Hurbon.

La dénonciation des actes de violence et de discrimination dont sont victimes les femmes partout dans le monde est une avancée de cette décennie qui doit être soutenue. Sans relâche. Car rien n’est jamais acquis, même quand les femmes ont gagné en visibilité, en responsabilité et en pouvoir dans bien des domaines. Je pense aux femmes qui sont devenues chefs d’Etat en Amérique latine, en Afrique ou en Europe du Nord, aux combattantes kurdes, aux jeunes femmes qui défilent dans les rues en Irak, au Chili, au Liban, en Haïti. Mais je pense particulièrement à leur présence majoritaire dans des Parlements au Rwanda ou en Ethiopie, alors que certains pays du Nord peinent à atteindre les 30 % de représentation féminine en ma matière.

Quand Joyeuse, dans La Couleur de l’aube, dit : « Tant que Mère existe, la fin du monde n’aura pas lieu », elle évoque une femme du milieu populaire, chef d’une famille monoparentale, produit des anciennes sociétés esclavagistes afro-caribéennes, vulnérable mais puissante, centrale, en dépit du joug simultané de plusieurs oppressions : de classe, de race et de sexe.

Malgré ces avancées politiques significatives dans le monde et en dépit des éclairages pertinents de l’intersectionnalité (mot aussi caricaturé que celui de décolonialité), un discours perdure, qui voudrait qu’il n’y ait qu’un unique féminisme, celui qui descend de Simone de Beauvoir ou de Kate Millett. Hors de ce destin point de salut, point de liberté, point de responsabilité, point de pouvoir. Il y a là un débat à creuser.

Immense privilège

Ah ! Vous vivez en Haïti, une personne comme vous ? Oui, mais attendez, à votre avis, elles sont comment, les personnes qui vivent en Haïti ? J’ai choisi de vivre en Haïti, non pour y être assignée à résidence (le monde m’enchante), mais parce que je le voulais et surtout parce que je le pouvais. Et c’est un immense privilège. Non point par bravade parce qu’y vivre est devenu dangereux, mais parce qu’on y voit le monde à partir d’une perspective qui est celle de la majorité de l’humanité, et cela n’a pas de prix pour comprendre ce qui vient.

On y apprend aussi la patience. Elle n’exclut ni le courage, ni la colère, ni l’action, encore moins la joie. La patience n’est pas un renoncement. C’est même son contraire. Elle est puissance et douceur, toutes deux agissantes. Quelques fois, elle n’attend rien. Elle sait que l’espoir n’est pas la seule réponse.

Les créateurs d’ici en ont fait leur affaire, eux et elles qui persistent dans une beauté debout. Moi, je fais avec les mots et, comme le poète Reiner Kunze (Un jour sur la terre, Cheyne, 2001), je me dis qu’« au printemps il y aura des poèmes et des oiseaux ».

Massacre de la Saline Reportage

Dans ce bidonville de Port-au-Prince, 71 personnes ont été assassinées, le 13 novembre 2018, par des gangs réputés proches du pouvoir central haïtien. Le voile commence à être levé sur les pratiques de ces bandes armées dans l’un des pays les plus pauvres du monde.

Une ruelle. Le silence et la mer. Des maisons en tôle et en briques de terre collées les unes aux autres, quelques hommes et femmes assis à l’ombre des murs, un magasin d’alimentation – « Dieu qui décide » – fermé, des porcs qui déambulent librement à travers des montagnes d’immondices et un soleil de feu

Une ruelle d’un bidonville de Port-au-Prince à première vue ordinaire. Les corps sont usés. La désolation se lit dans les regards, une colère froide aussi. Ici, à La Saline, la différence avec les autres quartiers de la capitale haïtienne est que la mort s’éternise peut-être un peu plus longtemps qu’ailleurs.

Ernst Léger tente un sourire. Il est né sur cette parcelle de terre ingrate, élevé par les sœurs salésiennes du bloc d’à côté, boulevard Jean-Jacques-Dessalines, dont l’église a disparu avec le tremblement de terre du 12 janvier 2010 et ses 250 000 victimes. Jeune, il a très vite été un fervent admirateur du père Jean-Bertrand Aristide, ce prêtre devenu porte-parole des déshérités avant d’être élu président. M. Aristide venait prêcher dans l’église juste en face, à Don Bosco, jusqu’à ce que d’anciens « tontons macoutes », ces miliciens héritiers de la dictature des Duvalier père et fils, y mettent le feu, en 1988. « Il y a eu des dizaines de morts, souffle-t-il. Et puis, les émeutes ont balayé le régime… A cette époque, on croyait encore à un monde meilleur. »

Aujourd’hui, Ernst Léger est revenu à La Saline. Prudemment. Inquiet aussi, comme les 5 000 habitants du quartier, dit-il. Avec des centaines d’autres résidents, il a dû fuir les lieux il y a un peu plus d’un an. Ce jour-là, le 13 novembre 2018, peu après 15 heures, Ernst se trouvait dans la rue quand il a vu surgir des dizaines de membres de gangs armés. Une irruption de violence inouïe. Ernst a couru. Loin, le plus loin possible.

Son fils Ernson, lui, n’a rien pu faire. Il était chez sa belle-mère lorsqu’un groupe de jeunes gens masqués a forcé la porte. Il a été tué à bout portant. La maison a brûlé. Quelques jours plus tard, quand Ernst se décide à revenir, il découvre la tête de son fils décapitée au coin de la rue. Il tend le bras : « Elle était là, tout près de l’église. »

Ernst Léger ne retrouvera jamais les restes du corps de son fils. Il avait 28 ans. « Sans enfants, parce qu’il voulait d’abord passer un diplôme… » Un long silence.

« L’attaque était ciblée »

Soixante et onze personnes perdront la vie ce 13 novembre dans ce qui sera le pire massacre jamais observé depuis la tuerie de la commune de Jean-Rabel, en juillet 1987, au nord-ouest du pays, où un propriétaire foncier fit massacrer 139 paysans sans terre. Ernst reprend : « Les atrocités ont toujours existé dans notre triste histoire, mais jamais à un tel degré de barbarie et de chaos. »

 

Illustrant une pratique utilisée par les gangs, les victimes ont été mutilées, découpées à la machette et démembrées avant d’être brûlées ou jetées aux cochons. De nombreux corps sans vie ont été emportés en voiture par les assaillants pour une destination inconnue. Plus d’une dizaine de femmes ont subi un viol collectif. La plupart sous les yeux de leurs proches. Quelque 150 maisons vandalisées, criblées de balles ou incendiées. La victime la plus âgée avait 72 ans : Tercilia Tercy, vendeuse dans le grand marché voisin des Croix-des-Bossales, a été tuée d’une balle dans la tête. La plus jeune avait 3 ans, Abigaëlle Charlot, achevée à coups de pierre dans la maison de sa mère, présente au moment de l’attaque. Depuis, sa mère se tait, comme si les mots avaient quitté son corps.

Ernst Léger reprend son souffle. Il s’appuie sur sa mémoire et la volonté de résistance à l’oubli : « L’attaque était ciblée, elle venait de plusieurs gangs voisins, elle visait tout le monde, mais surtout les jeunes, les jeunes leaders du quartier, qui s’étaient mobilisés contre le gouvernement. La Saline a toujours été un lieu de contre-pouvoir, avec une capacité exceptionnelle pour mobiliser ses habitants. Certains quartiers attendent même que nous sortions dans la rue pour embrayer à leur tour. »

Dès l’été 2018, Haïti était en proie à de grandes manifestations. Théâtre de convulsions multiples, le pays le plus pauvre de l’hémisphère oscillait entre des marches de colère contre la hausse des prix et un mouvement de protestation collective contre un gigantesque scandale de corruption auquel serait lié, d’après plusieurs enquêtes, le président Jovenel Moïse. Un président homme d’affaires contesté par l’opposition depuis son élection controversée l’année précédente.

L’affront fait à la première dame

Mi-octobre 2018, sa femme, Martine Moïse, se rend en personne à La Saline, accompagnée du ministre de l’intérieur de l’époque. La visite a pour but de relancer la réhabilitation d’une école endommagée par le séisme de 2010. A la fin de la réunion, les autorités annoncent que l’aide promise est conditionnée à la non-participation de La Saline aux manifestations antigouvernementales. Les responsables locaux refusent. S’ensuit une vive altercation. A peine quelques jours plus tard, plusieurs membres de l’opposition tiennent une conférence de presse au cœur du quartier avec des représentants d’organisations communautaires locales. Une offense pour le pouvoir en place. « A partir de là, tout le quartier bruissait de rumeurs relatives à la préparation d’une descente pour déloger les chefs de gang qui contrôlent la zone », se souvient Ernst Léger.

L’attaque de La Saline durera jusqu’à 5 heures du matin. Quatorze heures d’abattoir humain à ciel ouvert. Parmi les 500 témoignages recensés dans les mois suivants par les équipes du Réseau national de défense des droits de l’homme (RNDDH), un collectif d’enquêteurs et de militants basé à Port-au-Prince, l’écrasante majorité de victimes affirme avoir tout perdu. La police nationale, elle, bien qu’alertée et disposant de deux postes de garde dans le quartier, n’est pas intervenue.

A ce jour, personne n’a été condamné. Des voix se sont pourtant rapidement élevées. En vain. Des avocats et défenseurs des droits ont pointé l’ampleur du massacre, l’impunité aussi des bandes criminelles (près de 300, d’après les sources), qui ont fini par plonger chaque jour un peu plus la capitale haïtienne dans une crise sans fin. Beaucoup ont également évoqué les complicités d’un pouvoir incapable de rétablir l’ordre, qui s’allie avec des gangs pour faire taire la contestation.

Dans un premier rapport, extrêmement détaillé et compilant des témoignages saisissants, le RNDDH estime, dès janvier 2019, que les événements du 13 novembre « constituent un massacre d’Etat ». Des témoins y affirment avoir vu plusieurs chefs de gang des quartiers alentour – au moins cinq au total – monter à bord de véhicules publics, dont un blindé affecté au service de la brigade d’intervention départementale (BOID).

Un tueur nommé « Barbecue »

Des civils armés accompagnaient également d’autres individus qui portaient eux-mêmes l’uniforme des agents de la BOID. Il y avait là notamment Serge Alectis, alias « Ti Junior », à la tête du gang de la « base » Nan Chabon, située à deux rues de La Saline, et surtout Jimmy Cherizier, dit « Barbecue », un agent de l’unité départementale de maintien de l’ordre (UDMO) connu pour diriger d’une main de fer le gang du quartier Delmas 6, situé un peu plus à l’est. Le document mentionne également la présence sur place d’un représentant du pouvoir, Richard Duplan, délégué départemental de l’Ouest, et l’implication de Fednel Monchery, directeur général du ministère de l’intérieur et des collectivités territoriales.

Trois mois plus tard, c’est au tour de l’ONU de rendre publique une enquête tout aussi édifiante de la Mission des Nations unies pour l’appui à la justice en Haïti (Minujusth). Celle-ci jette une lumière crue avec encore plus de détails sur les liens de proximité des gangs avec les forces de sécurité et les plus hauts cercles de l’Etat. Le rapport confirme la présence de Richard Duplan au côté de « Barbecue » le soir du massacre. Au moment des faits, dans la soirée, les deux hommes étaient à pied et en compagnie de policiers en civil au carrefour Labatwa, situé à l’entrée de La Saline. Le délégué départemental aurait alors dit aux membres de gang : « Vous avez tué trop de personnes, ce n’était pas ça votre mission », avant de quitter les lieux à bord d’un véhicule.

Une enquête judiciaire a été ouverte, mais elle est restée jusqu’ici sans effets. Démis de ses fonctions, Jimmy Cherizier n’a vu aucune procédure pénale lancée contre lui. MM. Duplan et Monchery ont été suspendus au printemps, sans plus de poursuites.

De leur côté, une soixantaine de victimes ont déposé des plaintes collectives. Plusieurs mois ont été nécessaires pour que le dossier arrive à un juge d’instruction. Un chef de juridiction a ensuite tenté d’annuler la procédure. Celle-ci est toujours en cours, sans aucun signe de progrès. Le palais de justice situé à moins de deux minutes de La Saline est fermé depuis septembre 2019. Il est inaccessible, pris en tenailles par les gangs. Le président Jovenel Moïse a, quant à lui, affirmé que l’Etat ferait toute la lumière. Il l’a dit une première fois quelques semaines après les faits et en novembre 2019. Puis plus rien.

« Tous ces événements forment les bouts de la ficelle pour comprendre la situation actuelle, l’incroyable crise dans laquelle nous sommes, l’état de corruption, les malversations, l’impunité et la violence d’Haïti. C’est un huis clos effrayant, et cela empire », lâche Pauline Lecarpentier, avocate au Bureau des droits humains en Haïti (BDHH).

« Punition politique »

Depuis l’attaque, au moins quatre autres massacres ont été commis par des gangs liés aux autorités. A chaque fois, ils ont eu lieu dans des quartiers saisis par la contestation. Il y a eu Tokyo, en mars, avec plusieurs bâtiments incendiés, Bel Air, début novembre, avec 15 morts et une vingtaine de maisons détruites, Mariani, trois semaines plus tard, ou encore Raboteau, mi-décembre. A chaque fois, la même façon d’opérer : les maisons sont incendiées, des femmes sont violées, des corps disparaissent. Et puis ce nom, « Barbecue », qui revient en boucle d’après les témoignages.

« Les autorités ont toujours eu l’habitude de s’allier avec des hommes en armes pour sauvegarder leur pouvoir. Cela dure depuis des décennies »
Me Jacques Letang, avocat haïtien

« C’est bien une punition politique qui est infligée à la population. Le pouvoir tente de s’en sortir en installant la terreur, les schémas se répètent, et c’est exténuant », souligne Marie Rosy Auguste, pilier du RNDDH. Même constat chez Me Jacques Letang, avocat chargé de plusieurs familles de La Saline et qui a lancé une procédure auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) à Washington : « Les autorités ont toujours eu l’habitude de s’allier avec des hommes en armes pour sauvegarder leur pouvoir. Cela dure depuis des décennies. La différence avec aujourd’hui, c’est que cela s’est généralisé. Pour la première fois, on sent une implication directe. »

Certains résidents, qui avaient fui les violences le 13 novembre 2018 et étaient revenus dans la zone, ont été contraints de quitter à nouveau le quartier, en raison des affrontements répétés entre les gangs. Ils n’ont ni aide ni appui de l’Etat. La situation des résidents de La Saline s’est aussi aggravée. L’accès déjà limité aux services de base comme l’eau potable, les soins de santé et l’éducation s’est dégradé. Les gangs ont détruit les équipements médicaux du seul hôpital de la zone. Au printemps, ils se sont attaqués à l’école primaire de Tokyo où les enfants du bidonville étaient scolarisés.

Devant le portail en fer, Ernst Léger pousse la porte de la paroisse salésienne. Le gardien opine du chef. Il n’y a personne. Sur le frontispice de la petite chapelle à l’entrée, il lit d’une voix haute : « La douceur transformera les loups en agneaux. » Et tente à nouveau un sourire.

Nicolas BourcierPort-au-Prince (Haïti), envoyé spécial

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