Sur les 180 pays étudiés par RSF dans son rapport annuel, douze intègrent la liste rouge des territoires « en situation très grave », dont la Russie (155e) et la Biélorussie (153e).

Par Cécile Bouanchaud

Des journalistes courent pour se mettre à l’abri après un bombardement, à Irpine (Ukraine), près de Kiev, le 6 mars 2022.
Des journalistes courent pour se mettre à l’abri après un bombardement, à Irpine (Ukraine), près de Kiev, le 6 mars 2022. CARLOS BARRIA / REUTERS

Propagande informationnelle, défiance envers les journalistes, banalisation des circuits de désinformation… Dans son classement annuel mondial de la liberté de la presse, Reporters sans frontières (RSF) s’alarme, mardi 3 mai, de l’amplification du « chaos informationnel », notamment liée à « une double polarisation ».

D’un côté « la polarisation des médias », avec le « développement de médias d’opinion sur le modèle de [la chaîne conservatrice américaine] Fox News et la banalisation des circuits de désinformation », entraînant des fractures à l’intérieur des pays ; de l’autre, « la polarisation entre les Etats » entre, « d’une part, les sociétés ouvertes et, d’autre part, les régimes despotiques qui contrôlent leurs médias et leurs plates-formes », dont l’invasion de l’Ukraine par la Russie constitue la manifestation la plus éloquente.

Sur les 180 pays étudiés par l’ONG, douze intègrent la liste rouge des territoires « en situation très grave » pour la liberté de la presse, dont la Russie (155e) et la Biélorussie (153e). L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février, est « emblématique du phénomène », selon RSF, puisqu’elle a été « préparée par une guerre de la propagande ».

L’organisation rappelle ainsi que « pas moins de cinq journalistes et employés de médias sont morts à la suite de tirs durant le premier mois de l’offensive russe ». Au-delà des drames humains, les forces russes ont « délibérément visé les sources d’information dans les territoires occupés », souligne encore RSF, qui a fait évoluer sa méthodologie d’enquête, laquelle repose désormais sur une vision de la liberté de la presse basée sur cinq critères : contexte politique, cadre légal, contexte économique, contexte socioculturel et sécurité.

En raison de la guerre en Ukraine, RSF a également réactualisé ses données, afin de prendre en considération dans son classement les mois allant de janvier à mars 2022. En mars, dans un courrier transmis au procureur de la Cour pénale internationale, l’ONG mettait d’ailleurs en avant le « caractère répété » des attaques contre les bâtiments des radios et télévisions, à Kiev et dans le reste de l’Ukraine, à Korosten, Loutsk et Kharkiv.

« La rédactrice en chef de RT [ex-Russia Today], Margarita Simonian, a révélé le fond de sa pensée dans une émission de la chaîne Russia One en affirmant qu’“aucune grande nation ne peut exister sans un contrôle de l’information” », souligne le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire. « La mise en place d’un armement médiatique dans les pays autoritaires annihile le droit à l’information de leurs citoyens, mais il est aussi le corollaire de la montée des tensions sur le plan international, qui peuvent mener aux pires guerres », poursuit-il, avant de promouvoir « un new deal pour le journalisme, tel que proposé par le Forum sur l’information et la démocratie, en adoptant un cadre légal adapté, avec notamment un système de protection des espaces informationnels démocratiques ».

Mainmise russe

Cette atteinte à la liberté de la presse se joue également en Russie où « le pouvoir assume une mainmise totale de l’information via l’instauration d’une censure de guerre extensive, le blocage des médias et une chasse aux journalistes récalcitrants, contraignant ceux-ci à un exil massif », rappelle RSF, évoquant également « le durcissement de la loi sur les médias “agents de l’étranger” ». Si cette offensive contre les médias indépendants a commencé il y a plusieurs années, le danger s’est accru avec la récente adoption d’une nouvelle législation, comprenant notamment la loi qui punit jusqu’à quinze ans de prison la diffusion de « fausses nouvelles » sur l’action de l’armée russe.

Une mainmise russe qui s’étend jusqu’aux pays voisins, notamment la Biélorussie, placée à la 153e position du classement. Depuis la réélection controversée d’Alexandre Loukachenko, le 9 août 2020, « plus d’une vingtaine d’employés de médias croupissent en prison » et « les journalistes indépendants continuent d’être massivement persécutés pour leur travail », déplore l’ONG, évoquant le détournement d’un avion, le 23 mai 2021, « pour arrêter un journaliste d’opposition qui avait choisi l’exil ».

Les médias du Caucase, eux, « sont parfois bloqués par le régulateur russe », quand ceux d’Asie centrale « subissent des pressions des autorités locales pour une couverture plus “neutre” du conflit », précise encore RSF. « Au Turkménistan [177e], l’un des pays les plus fermés au monde et toujours en queue de classement, les médias, tous contrôlés par l’Etat, ignorent la guerre », fait savoir l’ONG.

Très importantes disparités en Europe

S’agissant de l’Europe, RSF met en lumière « de très importantes disparités », avec un territoire où se côtoient « deux extrêmes ». Si la Norvège (1er), le Danemark (2e) et la Suède (3e) restent en tête des dix pays les mieux classés du monde, les Pays-Bas quittent ce classement pour figurer à le 28e place. A la dernière place en Europe, on retrouve par ailleurs la Grèce (108e), qui remplace la Bulgarie, classée 91e cette année.

RSF, qui précise que ces évolutions sont notamment liées à ses nouvelles méthodes de calcul, les explique également par trois phénomènes : le retour des assassinats de journalistes dans l’Union européenne, une hostilité virulente envers les reporters de la part de manifestants opposés aux mesures sanitaires pendant la pandémie de Covid-19 et le durcissement des mesures liberticides à l’égard des journalistes.

« Giorgos Karaïvaz, en Grèce, et Peter R. de Vries, aux Pays-Bas, ont été froidement abattus dans un style mafieux en plein cœur de deux métropoles européennes », souligne RSF, évoquant ensuite « un grand nombre d’agressions physiques en Allemagne (16e), en France (26e), en Italie (58e) et aux Pays-Bas ». L’ONG évoque enfin les mesures antimédias prises en Slovénie (54e), en Pologne (66e), en Hongrie (85e), en Albanie (103e) et en Grèce.

La « Fox-newsisation » de la France

En France (26e), comme dans l’ensemble des régimes démocratiques, l’ONG constate un « regain des tensions sociales et politiques, accéléré par les réseaux sociaux et de nouveaux médias d’opinion ». En avril, l’ONG a saisi le Conseil d’Etat d’un recours « pour contester le refus de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique [Arcom] d’agir contre les manquements de [la chaîne] CNews à ses obligations ».

En octobre 2021, RSF avait dénoncé les méthodes de Vincent Bolloré, à la suite de la diffusion d’un court documentaire choc sur les méthodes d’intimidations de l’entrepreneur sur la liberté de l’information. « Sur le plan interne, la “fox-newsisation” des médias est un danger funeste pour les démocraties, car elle sape les bases de la concorde civile et d’un débat public tolérant », s’alarme le secrétaire général de RSF.

Enfin, en février 2021, le coup d’Etat perpétré en Birmanie, pays parmi les plus répressifs pour la presse, « a brutalement ramené la situation des journalistes dix ans en arrière », plaçant le pays à la 176e place du classement, aux côtés de la Corée du Nord (180e), de l’Erythrée (179e), de l’Iran (178e), du Turkménistan (177e) et de la Chine (175e).

« Pékin a utilisé son arsenal législatif pour confiner sa population et la couper du reste du monde, et particulièrement celle de Hongkong (148e), qui dévisse significativement dans le classement », constate également RSF.

Cécile Bouanchaud

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