Olympe de Gouges était partisane de l’abolition de l’esclavage. On lui a reproché de ne pas l’avoir été sans ambiguïtés. J’ai demandé à l’éditrice de ses œuvres complètes d’y choisir des passages qui rendent compte de son engagement contre l’esclavage. Voici donc trois textes de cette autrice féministe du XVIIIe siècle qui dénoncent l’inhumanité avec laquelle les Noir·es sont traité·es. Sylvia Duverger

Sylvia Duverger
Sylvia Duverger journaliste, secrétaire de rédaction, rédactrice réviseuse Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La pièce de théâtre d’Olympe de Gouges L’esclavage des Noirs ne semble pas être la meilleure base pour étudier son engagement et ses arguments en faveur de l’abolition de l’esclavage. 

Olympe de Gouges présente cette pièce de 1783 comme la première qu’elle ait écrite avec l’ambition d’affronter la scène de la Comédie française. Soit trois ans avant la parution du livre de J. P. Brissot sur le même sujet, cinq ans avant la création de la Société des Amis des Noirs. Cette forme de théâtre protestataire, qui s’affirmera dans les pièces à venir et  traitera de toutes les injustices à corriger dans la société de son époque, vaut surtout par son esprit d’avant-garde et son audace. C’est à propos de cette pièce qu’elle fut menacée de mort et de lettre de cachet. Le style est emprunté à celui de la mode de l’époque : larmoyant et exotique, à la Bernardin de Saint-Pierre. Les modifications et les corrections, qu’elle a multipliées jusqu’à la version définitive de 1792, confirment son insatisfaction. Le plaidoyer contre l’esclavage se brouille et se perd avec l’intervention d’une fille naturelle à la recherche de son père, en écho à l’œuvre autobiographique qu’elle écrivait en même temps, Mémoire de Madame de Valmont.

Deux autres textes rendent plus justement compte de l’argumentation d’Olympe de Gouges contre l’esclavage. 

– Il s’agit, dans son intégralité, de Réflexions sur les Hommes nègres (1788) où elle dit, en commençant, son émotion de petite fille devant la violence d’un racisme à l’égard d’une “négresse” sur le marché de Montauban, sa ville natale. 

– C’est, ensuite, le dernier chapitre de sa Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne de 1791, qu’elle consacre à cette préoccupation centrale dans sa pensée : le sort des esclaves – huit ans après de L’esclavage des Noirs. L’abolition de l’esclavage est, pour elle, le premier acte de libération nécessaire, qui conditionne l’avènement de tous les autres droits à la liberté et à l’égalité entre tous les êtres humains. Y compris les Droits de la Femme qui, dans sa pensée, en sont l’une des conséquences.

Béatrice Daël

Présidente de l’association des éditions Cocagne qui publie les œuvres complètes d’Olympe de Gouges

www.cocagne-editions.fr

Extrait de L’esclavage des Noirs

(première version en 1783, version définitive en 1792)

Zamor a tué l’homme de confiance de son maître : l’amante de Zamor, Mirza, a résisté aux assauts de cet intendant, qui par sadisme a exigé de Zamor qu’il supplicie Mirza. Zamor et Mirza se sont réfugiés sur une île déserte. Un bâteau fait naufrage. Zamor sauve Sophie, l’épouse de Valère, qui est aussi, sans le savoir, la fille du gouverneur de la colonie, M. de Saint-Frémont.

MIRZA : Le peu que je sais, je te le dois, Zamor ; mais, dis-moi, pourquoi les Européens et les habitants ont-ils tant d’avantages sur nous, pauvres esclaves ? Ils sont cependant faits comme nous, nous sommes des hommes comme eux : pourquoi donc une si grande différence de leur espèce à la nôtre ?

ZAMOR : Cette différence est bien peu de chose ; elle n’existe que dans la couleur ; mais les avantages qu’ils ont sur nous sont immenses. L’art les a mis au-dessus de la nature : l’instruction en a fait des dieux et nous ne sommes que des hommes. Ils se servent de nous dans ces climats comme ils se servent des animaux dans les leurs. Ils sont venus dans ces contrées, se sont emparé des terres, des fortunes, des naturels, des îles et ces fiers ravisseurs des propriétés d’un peuple doux, et paisible dans ses foyers, firent couler tout le sang de leur nobles victimes, se partagèrent entre eux leurs dépouilles sanglantes, et nous ont faits esclaves pour récompense des richesses qu’ils nous ont ravies, et que nous leur conservons. Ce sont leurs propres champs qu’ils moissonnent, semés de cadavres d’habitants, et ces moissons sont actuellement arrosées de nos sueurs et de nos larmes. La plupart de ces aîtres barbares nous traitent avec une cruauté qui fait frémir la Nature. Notre espèce trop malheureuse s’est habituée à ces châtiments. Il se gardent bien de nous instruire. Si nos yeux venaient à s’ouvrir, nous aurions horreur de l’état où ils nous ont réduits, et nous pourrions secouer un joug aussi cruel que honteux ; mais est-il en notre pouvoir de changer notre sort ? L’homme avili par l’esclavage a perdu toute son énergie, et les plus abrutis d’entre nous sont les moins malheureux. J’ai témoigné toujours le même zèle à mon maître ; mais je me suis bien gardé de faire connaître ma façon de penser à mes camarades. Dieu ! Détourne le présage qui menace encore ce climat, amollis le cœur de nos tyrans, et rends à l’homme le droit qu’il a perdu dans le sein même de la Nature.

MIRZA : Que nous sommes à plaindre !

ZAMOR : Peut-être avant peu notre sort va changer. Une morale douce et consolante a fait tomber en Europe le voile de l’erreur. Les hommes éclairés jettent sur nous des regards attendris : nous leur devrons le retour de cette précieuse liberté, le premier trésor de l’homme, et dont des ravisseurs cruels nous ont privés depuis si longtemps.

(…)

VALÈRE : Je n’ai pas vu de plus jolie négresse.

MIRZA : Vous vous moquez, je ne suis pas cependant la plus jolie ; mais, dites-moi, les Françaises sont-elles toutes aussi belles que vous ? Elles doivent l’être, car es Français sont tous bons, et vous n’êtes pas esclaves.

VALÈRE : Non, les Français voient avec horreur l’esclavage. Plus libres un jour, ils s’occuperont d’adoucir votre sort.

MIRZA, avec surprise : Plus libres un jour ? Comment ? Est-ce que vous ne l’êtes pas ?

VALÈRE : Nous sommes libres en apparence, mais nos fers n’en sont que plus pesants. Depuis plusieurs siècles, les Français gémissent sous le despotisme des ministres et des courtisans. Le pouvoir d’un seul maître est dans les mains de mille tyrans qui foulent son peuple. Ce peuple un jour brisera ses fers, et reprenant tous ses droits écrits dans les lois de la Nature, apprendra aux tyrans ce que peut l’union d’un peuple trop longtemps opprimé, et éclairé par une saine philosophie*.

MIRZA : Oh, bon Dieu ! Il y a donc partout des hommes méchants !

* Ce dialogue sur la liberté en France (édition de 1792) n’appartenait pas à la première édition (1788).

(…)

VALÈRE : Quel crime avez-vous commis, l’un et l’autre ? Ah, je vois, vous êtes trop instruit pour un esclave, et votre éducation a sans doute coûté cher à celui qui vous l’a donnée.

ZAMOR : monsieur, n’ayez point sur moi les préjugés de vos semblables. J’avais un maître qui m’était cher, j’aurais sacrifié ma vie pour prolonger ses jours ; mais son intendant était un monstre dont j’ai purgé la terre. Il aima Mirza ; mais son amour fut méprisé. Il apprit qu’elle me préférait et, dans sa fureur, il me fit éprouver des traitements affreux : mais le plus terrible fut d’exiger de moi que je devinsse l’instrument de sa vengeance contre ma chère Mirza. Je rejetai avec horreur une pareille commission. Irrité de ma désobéissance, il courut vers moi, l’épée nue ; j’évitai le coup qu’il voulait me porter je le désarmai et il tomba mort à mes pieds. Je n’eus que le temps d’enlever Mirza et de fuir avec elle dans une chaloupe.

 (…)

CORALINE, en courant : Ô mes chers camarades, quelle mauvaise nouvelle je viens vous apprendre ! On assure qu’on a entendu le canon et que Zamor et Mirza sont pris.

AZOR : Allons donc, ce n’est pas possible, Coraline !

BETZI : Grand Dieu !

CORALINE : J’étais sur le port au moment qu’on annonçait cette malheureuse nouvelle. Plusieurs colons attendaient avec impatience un navire qu’on découvrait dans le lointain. Il est enfin entré au port et aussitôt tous les habitants l’ont entouré et moi, toute tremblante, je me suis enfuie. Pauvre Mirza ! Malheureux Zamor ! Nos tyrans ne leur feront pas grâce.

AZOR : Oh, je t’en réponds bien! Ils seront bientôt morts.

BETZI : Sans être entendus ? Sans être jugés ?

CORALINE : Jugés ! Il nous est défendu d’être innocents et de nous justifier.

AZOR : Quelle générosité ! On nous vend, par dessus le marché, comme des bœufs.

BETZI : Un commerce d’hommes ! Ô Ciel ! L’humanité répugne…

AZOR : C’est bien vrai : mon père et moi avons été achetés à la côte de Guinée.

CORALINE : Bon, bon, mon pauvre Azor, va. Quel que soit notre déplorable sort, j’ai un pressentiment que nous ne serons pas toujours dans les fers, et peut-être avant peu…

AZOR : Eh bien, qu’est-ce que nous verrons ? Serons-nous maîtres à notre tour ?

CORALINE : Peut-être ; mais non, nous serions trop méchants. Tiens, pour être bons, il ne faut être ni maître, ni esclave.

AZOR : Ni maître, ni esclave ? Oh, oh ! Et que veux-tu donc que nous soyons ? Sais-tu, Coraline, que tu ne sais plus ce que tu dis, quoique nos camarades assurent que tu en sais plus que nous ?

CORALINE : Va, va, mon pauvre garçon, si tu savais ce que je sais ! J’ai lu dans un certain livre, que pour être heureux il ne fallait qu’être libre et bon cultivateur. Il ne nous manque que la liberté. Qu’on nous la donne, et tu verras qu’il n’y aura plus ni maîtres, ni esclaves !

(…)

DE SAINT-FRÉMONT : Je n’ai point le bonheur d’être né dans vos climats ; mais quel empire n’ont point ces malheureux sur les âmes sensibles ! Ce n’est point votre faute si les mœurs de votre pays vous ont familiarisé avec ces traitements durs que vous exercez sans remords sur des hommes qui n’ont d’autre défense que leur timidité et dont les travaux, trop mal récompensés, accroissent notre fortune en augmentant notre autorité sur eux. Ils ont mille tyrans pour un. Les souverains rendent leurs peuples heureux ; tout citoyen est libre sous un bon maître, et dans ce pays d’esclavage, il faut être barbare malgré soi. Eh, comment puis-je m’empêcher de me livrer à ces réflexions quand la voix de l’humanité crie au fond de mon cœur : « Sois bon et sensible aux cris des malheureux » ? Je sais que mon opinion doit vous déplaire l’Europe, cependant, prend soin de la justifier et j’ose espérer qu’avant peu il n’y aura plus d’esclaves. Ô Louis, ô monarque adoré, que ne puis-je en ce moment mettre sous tes yeux l’innocence de ces proscrits ! En accordant leur grâce, tu rendrais la liberté à des hommes trop longtemps méconnus. Mais n’importe : vous voulez un exemple, il se fera, quoique les Noirs assurent que Zamor est innocent.

(…)

SOPHIE : Sans le secours de Zamor, aussi intrépide qu’humain, je périssais dans les flots. Je lui dois le bonheur de vous voir. Ce qu’il a fait pour moi lui assure dans mon cœur les droits de la nature ; mais ces droits ne me rendent point injuste, madame, et le témoignage qu’ils rendent à vos rares qualités fait assez voir qu’ils ne sont point reprochables d’un crime prémédité. Quelle humanité, quel zèle à nous secourir ! Le sort qui les poursuit devrait leur inspirer la crainte plutôt que la pitié ; mais, loin de se cacher, Zamor a affronté tous les périls. Jugez, madame, si avec ces sentiments d’humanité, un mortel peut être coupable ; son crime fut involontaire et c’est faire justice que de l’absoudre comme innocent.

PAGE 38

LE MAJOR, au juge : Voilà, Monsieur, le fruit d’une trop grande sévérité

LE JUGE : Votre modération perd aujourd’hui la colonie.

LE MAJOR : dites mieux ; elle le sauve, peut-être. Vous ne connaissez que vos lois cruelles et moi, je connais l’art de la guerre et l’humanité. Ce ne sont point nos ennemis que nous combattons ; ce sont nos esclaves, ou plutôt nos cultivateurs. Pour les réduire, il eût fallu, selon vous, les faire passer au fil de l’épée et, dans cette circonstance, une imprudence nous mènerait sans doute plus loin que vous ne pensez.

(…)

ZAMOR : …mes chers amis écoutez-moi à mon dernier moment. Je quitte la vie, je meurs innocent. Mais craignez de vous rendre coupables pour me défendre : craignez surtout cet esprit de faction, et ne vous livrez jamais à des excès pour sortir de l’esclavage ; craignez de briser vos fers avec trop de violence ; attendez tout du temps et de la justice divine, remplacez-nous auprès de M. le gouverneur, de sa respectable épouse. Payez-les par votre zèle et par votre attachement de tout ce que je leur dois. Hélas ! je ne puis m’acquitter envers eux. Chérissez ce bon maître, ce bon père, avec une tendresse filiale, comme je l’ai toujours fait. Je mourrais content, si je pouvais croire du moins qu’il me regrette !

Extrait du Tome I des Œuvres complètes

Dernier paragraphe de la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne (1791)

Il était bien nécessaire que je dise quelques mots sur les troubles que cause, dit-on, le décret en faveur des hommes de couleur, dans nos îles. C’est là où la nature frémit d’horreur ; c’est là où la raison et l’humanité n’ont pas encore touché les âmes endurcies ; c’est là surtout où la division et la discorde agitent leurs habitants. Il n’est pas difficile de deviner les instigateurs de ces fermentations incendiaires : il y en a dans le sein même de l’Assemblée nationale : ils allument en Europe le feu qui doit embraser l’Amérique. Les colons prétendent régner en despotes sur des hommes dont ils sont les pères et les frères ; et, méconnaissant les droits de la nature, ils en poursuivent la source jusque dans la plus petite teinte de leur sang. Ces colons inhumains disent : «Notre sang circule dans leurs veines, mais nous le répandrons tout, s’il le faut, pour assouvir notre cupidité, ou notre aveugle ambition». C’est dans ces lieux les plus près de la nature que le père méconnaît le fils ; sourd aux cris du sang, il en étouffe tous les charmes ; que peut-on espérer de la résistance qu’on lui oppose ? La contraindre avec violence, c’est la rendre terrible ; la laisser encore dans les fers, c’est acheminer toutes les calamités vers l’Amérique. Une main divine semble répandre partout l’apanage de l’homme : la liberté; la loi seule a le droit de réprimer cette liberté, si elle dégénère en licence ; mais elle doit être égale pour tous, c’est elle surtout qui doit raffermir l’Assemblée nationale dans son décret, dicté par la prudence et par la justice.

Puisse-t-elle agir de même pour l’État de la France et se rendre aussi attentive sur les nouveaux abus, comme elle l’a été sur les anciens qui deviennent chaque jour plus effroyables ! Mon opinion serait encore de raccommoder le pouvoir exécutif avec le pouvoir législatif, car il semble que l’un est tout et que l’autre n’est rien ; d’où naîtra, malheureusement peut-être, la perte de l’empire français(2). Je considère ces deux pouvoirs comme l’homme et la femme qui doivent être unis, mais égaux en force et en vertu pour faire un bon ménage.

Extrait de Réflexions sur les hommes nègres (1788)

L’espèce d’hommes nègres m’a toujours intéressée à son déplorable sort. À peine mes connaissances commençaient à se développer, et dans l’âge où les enfants ne pensent pas, que l’aspect d’une Négresse que je vis pour la première fois, me porta à réfléchir, et à faire des questions sur sa couleur.

Ceux que je pus interroger alors ne satisfirent point ma curiosité et mon raisonnement. Ils traitaient ces gens-là de brutes, d’êtres que le Ciel avait maudits : mais, en avançant en âge, je vis clairement que c’était la force et le préjugé qui les avaient condamnés à cet horrible esclavage, que la nature n’y avait aucune part, et que l’injuste et puissant intérêt des Blancs avait tout fait.

Pénétrée depuis longtemps de cette vérité et de leur affreuse situation, je traitai leur histoire dans le premier sujet dramatique qui sortit de mon imagination…

Revenons à l’effroyable sort des Nègres. Quand s’occupera-t-on de le changer, ou du moins de l’adoucir ? Je ne connais rien à la politique des gouvernements ; mais ils sont justes, et jamais la loi naturelle ne s’y fit mieux sentir. Ils portent un œil favorable sur tous les premiers abus. L’homme partout est égal. Les rois justes ne veulent point d’esclaves. Ils savent qu’ils ont des sujets soumis, et la France n’abandonnera pas des malheureux qui souffrent mille trépas pour un, depuis que l’intérêt et l’ambition ont été habiter les îles les plus inconnues. Les Européens, avides de sang et de ce métal que la cupidité a nommé l’or, ont fait changer la nature dans ces climats heureux. Le père a méconnu son enfant, le fils a sacrifié son père, les frères se sont combattus, et les vaincus ont été vendus comme des bœufs au marché. Que dis-je ? C’est devenu un commerce dans les quatre parties du monde.

Un commerce d’hommes !… Grand Dieu !… Et la nature ne frémit pas ! S’ils sont des animaux, ne le sommes-nous pas comme eux ? Et en quoi les Blancs diffèrent-ils de cette espèce ? C’est dans la couleur… Pourquoi la blonde fade ne veut-elle pas avoir la préférence sur la brune qui tient du mulâtre ? Cette sensation est aussi frappante que du nègre au mulâtre.

La couleur de l’homme est nuancée, comme dans tous les animaux que la nature a produits, ainsi que les plantes et les minéraux. Pourquoi le jour ne le dispute-t-il pas à la nuit, le soleil à la lune, et les étoiles au firmament ? Tout est varié, et c’est là la beauté de la nature. Pourquoi donc détruire son ouvrage ?

L’homme n’est-il pas son plus beau chef-d’œuvre ? L’Ottoman fait bien des Blancs ce que nous faisons des Nègres : nous le traitons cependant de barbare et d’homme inhumain, et nous exerçons la même cruauté sur des hommes qui n’ont aucune résistance que leur soumission.

Mais quand cette soumission s’est une fois lassée, que produit le despotisme barbare des habitants des îles et des Indes ? Des révoltes de toute espèce, des carnages que la puissance des troupes ne fait qu’augmenter, des empoisonnements, et tout ce que l’homme peut faire quand une fois il est révolté. N’est-il pas atroce aux Européens, qui ont acquis par leur industrie des habitations considérables, de faire rouer de coups, du matin au soir, ces infortunés qui n’en cultiveraient pas moins leurs champs fertiles, s’ils avaient plus de liberté et de douceur ?

Leur sort n’est-il pas des plus cruels, leurs travaux assez pénibles, sans qu’on exerce sur eux, pour la plus petite faute, les plus horribles châtiments ? On parle de changer leur sort, de proposer les moyens de l’adoucir, sans craindre que cette espèce d’hommes fasse un mauvais usage d’une liberté entière ou subordonnée.

Je n’entends rien à la politique. On augure qu’une liberté générale rendrait les hommes Nègres aussi essentiels que les Blancs : qu’après les avoir laissés maîtres de leur sort, il le soient de leurs volontés ; qu’ils puissent élever leurs enfants auprès d’eux. Ils seront plus exacts aux travaux, et plus zélés. L’esprit de parti ne les tourmentera plus, le droit de s’élever comme les autres hommes les rendra plus sages et plus humains. Il n’y aura plus à craindre de conspirations funestes. Ils seront les cultivateurs libres de leurs contrées, comme les laboureurs en Europe. Ils ne quitteront point leurs champs pour aller chez les nations étrangères.

La liberté des Nègres fera quelques déserteurs, mais beaucoup moins que les habitants des campagnes françaises. À peine les jeunes villageois ont obtenu l’âge, la force et le courage, qu’ils s’acheminent vers la capitale pour y prendre le noble emploi de laquais ou de crocheteur : il y a cent serviteurs pour une place, tandis que nos champs manquent de cultivateurs. Cette liberté multiplie un nombre infini d’oisifs, de malheureux, enfin de mauvais sujets de toute espèce : qu’on mette une limite sage et salutaire à chaque peuple, c’est l’art des souverains, et des États républicains…

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