Par Marie-Béatrice Baudet (Lyon, envoyée spéciale) et Hélène Jouan (Montréal, correspondance)

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Enquête Aujourd’hui pensionnaire d’un Ehpad à Lyon, Joannes Rivoire, 91 ans, a vécu plus de trente ans au Canada, où plusieurs plaintes ont été déposées contre lui. L’ombre du religieux devrait encore planer sur les entretiens entre le pape et une délégation d’autochtones, prévus au Vatican à partir de lundi.

A peine le seuil de l’Ehpad franchi, on cherche le vieux prêtre du regard. L’une des dernières photos de lui date de 1962. Entouré de ses pairs, le religieux français apparaît en soutane noire sur un cliché célébrant le 50e anniversaire de la mission catholique installée au Nunavut, dans le Grand Nord canadien. Mais, aujourd’hui, Joannes Rivoire ne se mêle plus aux autres. A 91 ans, il déteste les activités proposées dans la salle commune de cet établissement pour personnes âgées, situé à Lyon. Il se terre dans sa chambre et ne la quitte que pour les repas.

Provincial de France des missionnaires oblats de Marie-Immaculée, Vincent Gruber a accepté, « par souci de transparence », d’organiser, jeudi 9 décembre 2021, une rencontre avec Joannes Rivoire, dont il est le supérieur direct. Depuis sa prise de fonctions, en 2014, l’ecclésiastique exhorte le vieillard à se mettre à la disposition de la justice afin qu’il réponde « en vérité » aux accusations d’agressions sexuelles portées contre lui par des Inuits. Le père Gruber sait que sa congrégation a été fortement critiquée, « avec raison », sur la gestion passée du dossier Rivoire. « N’ayant reçu, au début, aucune information de nos frères du Canada, nous avons découvert l’affaire par la presse, en 2013. Et c’est seulement à partir de là que nous avons assigné Joannes Rivoire à résidence. Ces défaillances sont inexcusables. »

Malgré les incantations de son supérieur, le nonagénaire, qui a encore toute sa tête, continue de nier et refuse de retourner au Canada, où son affaire non jugée reste un obstacle au rapprochement entre l’Eglise catholique et les autochtones. Ces derniers réclament des excuses à Rome pour l’ensemble des outrages commis par les évangélisateurs d’antan. A commencer par ce qui s’est passé dans les 139 pensionnats ouverts par le gouvernement canadien entre 1830 et 1996, des écoles « d’assimilation » forcée, destinées à « tuer l’Indien dans l’enfant » et gérées principalement par des religieux.

En mai 2021, la découverte en Colombie-Britannique et en Saskatchewan de centaines de dépouilles à proximité de ces institutions de la honte a ravivé les plaies. Dès 2008, la commission Vérité et réconciliation mise en place par Ottawa avait aussi révélé les sévices physiques, psychologiques et sexuels perpétrés par certains missionnaires, des oblats de Marie-Immaculée notamment, un ordre particulièrement actif auprès des peuples de l’Arctique. Le nom de Joannes Rivoire sera certainement prononcé lors des entretiens qui devaient débuter au Vatican, lundi 28 mars, entre le pape et la délégation d’une trentaine d’autochtones issus des Premières Nations, des Inuits et des Métis, tous venus dans l’espoir d’entendre le souverain pontife leur demander pardon.

Retour précipité

La porte de la chambre s’ouvre et Joannes Rivoire apparaît devant nous. Avec son pantalon ajusté haut sur le ventre et son gilet de chasse sans manches, on le croirait sorti d’un film consacré à la France agricole de l’après-guerre. Pieds nus dans des chaussures de ville noires, usées et trop grandes, le prêtre dévoile des chevilles rongées par l’eczéma ; il a du mal à se déplacer. La casquette qu’il porte sur la tête empêche de croiser son regard. L’homme se méfie des questions à venir ; il est sur ses gardes. C’est la première fois depuis son départ du Grand Nord canadien qu’il va s’exprimer aussi longuement.

Pour ne pas le brusquer, on l’interroge d’abord sur sa vocation. Joannes Rivoire n’a pas 30 ans quand il arrive, en 1960, à Chesterfield Inlet, un hameau de la côte ouest de la baie d’Hudson, au Nunavut. « A l’époque, nos études nous menaient soit en Afrique, soit dans le Grand Nord canadien, où j’ai préféré partir. Les températures y oscillent entre – 40 °C et + 10 °C, mais ce froid sec est supportable. »

Le père Rivoire va vivre pendant plus de trois décennies parmi les Inuits. Avec eux, il chasse le caribou et le phoque. Il apprend aussi leur langue, l’inuktitut. « On se touche la main pour se dire bonjour. Et quand il est temps de prendre congé, on lance : “A bientôt, je te reverrai.” » Le prêtre enseigne le catéchisme et le français, dit la messe, confesse, baptise les enfants, unit des couples et enterre les aînés. Il sera en contact avec des centaines d’ouailles disséminées autour de Naujaat – rebaptisé par les colons Repulse Bay – et d’Arviat (anciennement Eskimo Point).

Assis face à un ordinateur sur lequel il pianotait avant notre arrivée, l’oblat se met à pester contre les autorités qui ont imposé la sédentarisation de ces tribus, nomades dans l’âme, selon lui. « Quand les Blancs sont arrivés pour développer le commerce des fourrures, j’ai vu la santé des Inuits se dégrader. Ils ont attrapé des maladies contre lesquelles ils n’étaient pas immunisés, et puis beaucoup d’alcool a circulé. Je devais être de plus en plus présent. »

Pourquoi alors rentrer précipitamment en France, en 1993 ? « Mes parents étaient souffrants, ils avaient besoin de moi », répond-il, plaçant ses mains derrière le dos afin de dissimuler un léger tremblement. Le religieux ne reviendra jamais au Canada.

Mandat d’arrêt international

Son départ éclair coïncide en réalité avec le dépôt de deux plaintes contre lui. « Une enquête a été diligentée et les chefs d’accusation retenus contre le père Rivoire ont été “agression sexuelle” et “actions indécentes” », précise de nouveau, aujourd’hui, la gendarmerie royale du Nunavut. Les faits ont été commis entre 1968 et 1970, lorsque les victimes présumées étaient alors de jeunes enfants inuits. La police confirme qu’elle n’a jamais pu interroger le prêtre, déjà parti de l’autre côté de l’Atlantique.

En 1998, un mandat d’arrêt est émis contre lui. Il restera lettre morte, avant d’être levé fort discrètement par le Canada en 2017. « Estimant qu’il n’y avait plus de perspective raisonnable de condamnation pour les accusations auxquelles M. Rivoire faisait face, le service des poursuites pénales du Canada a suspendu les accusations », explique sa porte-parole, Nathalie Houle. Aucune demande d’extradition n’a jamais été présentée à la France, confirme-t-on dans les deux pays. « Même s’il existe une coopération judiciaire entre Ottawa et Paris, de toute façon nous n’extradons jamais nos ressortissants », rappelle-t-on au ministère de la justice français.

Un mandat d’arrêt contre le père Rivoire a donc couru entre 1998 et 2017 sans que personne, ni au Canada ni en France, ait jugé bon de le faire respecter. Avocat au barreau de Montréal, Me Alain Arsenault déplore l’inertie de son pays face à l’affaire Rivoire. « Est-ce de la paresse de la part des policiers, qui ne sont pas allés au bout de l’enquête ? Est-ce de la complaisance, voire un manque de volonté politique, pour ne pas se mettre à dos une congrégation qui a longtemps été protégée dans notre pays ? », s’interroge-t-il.

Marius Tungilik, décédé en 2012 à 55 ans, « d’abus d’alcool » comme le spécifie son dossier, est l’une des deux victimes à avoir porté plainte en 1993 contre le père Rivoire. Selon son témoignage, le missionnaire l’aurait agressé sexuellement en 1970, à Naujaat, quand il avait 12 ans. Avant d’oser en parler publiquement en 1996 devant la Commission royale sur les peuples autochtones, il lui aura fallu vaincre « sa honte ».

Mobilisation au Canada

Un ami d’enfance, l’Inuit Piita Irnik, 75 ans aujourd’hui, se souvient du moment où Marius lui a tout raconté. « Nous nous connaissions depuis tout petits, mais c’est seulement en 1989, au cours d’une partie de chasse, qu’il a osé m’en parler pour la première fois. Ce fut une conversation très difficile », se souvient Piita, lui-même abusé sexuellement dans un pensionnat pour autochtones. « Joannès Rivoire a détruit la vie de mon meilleur ami et celle d’autres enfants inuits. Je n’aurai aucun repos tant qu’il ne sera pas traduit en justice », assure-t-il. Le 29 septembre 2021, M. Irnik a profité d’une cérémonie en hommage aux survivants des pensionnats pour demander au premier ministre canadien, Justin Trudeau, « où en [était] le dossier Rivoire ». « On y travaille », lui a promis le chef du gouvernement.

Joannès Rivoire, lui, clame son innocence. Ce 9 décembre après-midi, on lui demande s’il est au courant des plaintes déposées en 1993. « Je n’ai rien à voir là-dedans », répond-il, énervé qu’on lui pose la question. Se souvient-il de Marius Tungilik ? « Oui, mais je ne sais plus où je l’ai rencontré. Vous savez qu’il était alcoolique ? Mais ne vous trompez pas, il ne s’est pas mis à boire parce qu’il a été abusé, il a dit qu’il avait été abusé parce qu’il avait honte de boire. »

S’il répète encore et encore qu’il n’a jamais touché à des enfants, il raconte néanmoins, y compris devant son supérieur Vincent Gruber, qui entend cet aveu pour la première fois, avoir eu une relation sexuelle avec une femme adulte. « Un soir, elle est venue à la mission et a agité une poignée de préservatifs sous mon nez en me demandant si je savais à quoi ça servait, je lui ai montré que oui. »

Piita Irnik, ancien élu de l’Assemblée législative des territoires du Nord-Ouest, n’est pas le seul à se mobiliser au Canada. Le 6 décembre 2021, la députée inuite Lori Idlout a interrogé le ministre de la justice, David Lametti, à la Chambre des communes : « Comment Joannes Rivoire a-t-il pu quitter le Canada ? J’aimerais savoir ce que le gouvernement compte faire au sujet de ce criminel qui se cache en France. » David Lametti a alors certifié que seuls de nouveaux éléments pourraient relancer la procédure judiciaire.

« Pourquoi m’avez-vous fait cela ? »

C’est aujourd’hui le cas. Il y a quelques semaines, Louisa Uttak, une Inuite de 53 ans, a osé sortir de son silence. La police du Nunavut a enregistré sa plainte. « J’ai croisé le père Rivoire à deux époques de ma vie, à Arviat et à Rankin Inlet », affirme-t-elle au Monde. « La première fois, en 1974, j’avais 6 ans. » Le prêtre, accuse-t-elle, attendait la fin de la messe pour la prendre à part et abuser d’elle. « Il me caressait et se masturbait. Et pendant qu’il me faisait subir cela, il me montrait une image du diable en me menaçant : “Si tu dis quoi que ce soit, tu iras en enfer”, se souvient-elle, la voix entrecoupée de sanglots. J’avais peur, tellement peur, j’étais une si petite fille. » Louisa Uttak a puisé le courage de parler en voyant grandir ses petits-enfants. « Maintenant, je ne désire plus qu’une chose, avoir le père Rivoire en face de moi, pour lui demander : “Pourquoi ? Pourquoi m’avez-vous fait cela ?” »

Aura-t-elle jamais une réponse ? A Lyon, après quarante minutes d’entretien, Joannes Rivoire fait comprendre qu’il a besoin de se reposer. Une question, la dernière :

« Etes-vous en paix avec vous-même ?

– Qui n’a rien à se reprocher ? Nous sommes tous des pécheurs, sourit-il. Ma vie est bientôt finie, je me prépare à passer de l’autre côté. Je suis en paix avec Dieu qui, je l’espère, m’offrira le paradis. »

Quand le Vatican a été informé des accusations portées contre le père Rivoire, « Rome nous a donné trois consignes : empêcher tout contact avec des mineurs, le placer dans une résidence où il est sous surveillance et lui retirer son ministère actif. Mais quid d’une justice réparatrice pour les victimes présumées ? », regrette Vincent Gruber. Un précédent existe pourtant : accusé de crimes pédophiles, l’oblat Eric Dejaeger a été expulsé de son pays d’origine, la Belgique, vers le Canada et condamné en 2015 à onze années de prison pour avoir agressé sexuellement 23 jeunes Inuits. Marie-Béatrice Baudet Lyon, envoyée spéciale Hélène Jouan Montréal, correspondance

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