Je me suis encore piégé moi-même.

J’ai lu une critique élogieuse pour le livre de Jacqueline Lalouette, les statues de la discorde, dans le Canard Enchaîné. Je l’ai commandé, je l’ai parcouru rapidement, et me suis dit que c’était un bon sujet pour notre émission, car on est au coeur d’un de nos débats : que faire du nom des rues, et là que faire des statues.

Jacqueline Lalouette est une historienne émérite, spécialiste de l’histoire de la France et de la 3ème République (la Libre Pensée,  l’État et les cultes, Jaurès, la célébration sculptée des grands hommes…)

Et cette historienne propose un véritable inventaire des statues qui ont fait l’actualité de 2020 dans le monde, de demandes de déplacement jusqu’à leur « déboulonnage », avec pour chacune des éléments d’information souvent intéressants.

La 4ème de couverture me semble présenter un point de vue qui se veut « objectif ». Je vous la lis :

Le 22 mai2020, deux statues martiniquaises de Victor Schoelcher furent brisées. Mais le bruit provoqué par ces destructions fut vite couvert par le fracas médiatique suscité par la mort de l’Afro-Américain George Floyd tué à Minneapolis, par la police, le 25 mai. Les images de son agonie agirent comme un catalyseur et déchaînèrent dans le monde des actes iconoclastes contre les statues glorifiant de « grands hommes » blancs, dont l’action est condamnée à divers titres (esclavagisme, colonialisme, racisme).

Comme d’autres pays, la France, où tout avait commencé un peu plus tôt, fut touchée. Pour mieux comprendre la réalité et les enjeux du débat, et après avoir rendu compte de la situation sur plusieurs continents, Jacqueline Lalouette (JL dans la suite du texte) étudie le cas de la France ultramarine et continentale, où diverses statues liées à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation furent contestées, vandalisées et, pour certaines, détruites. L’auteur s’interroge ensuite sur les solutions préconisées, de leur retrait à la réalisation de statues de nouveaux héros. Elle donne au final les clés de compréhension de ce débat passionné, en lui-même révélateur des oppositions mémorielles, parfois violentes, qui traversent la France.

Ainsi, JL parle de la France continentale et de la France ultramarine. Et dans une note de l’introduction elle explique pour quoi elle préfère éviter le terme d’hexagone, peu scientifique, et de métropole car les habitants d’Outre-mer y voient une référence à la période coloniale.

Oui, je vais garder ce terme de France continentale. En revanche JL parle de France ultramarine sans se demander si c’est vraiment la France. Mais c’est un autre sujet.

Ayant annoncé ma chronique avant d’avoir lu le livre, je suis maintenant bien embêté. Car il me semble que la volonté affichée de JL d’avoir sur ces événements une mémoire apaisée est contredite par diverses notations montrant qu’elle partage le point de vue sur ces affaires que le Figaro, par exemple,  a développé en présentant son livre : Jacques de Saint Victor explique que les mouvements qui sont à l’origine de ces dégradations se réclament tous d’une récente « idéologie décoloniale » et Nicolas Chaudun titre le sien Déboulonnage de statues, le règne de l’anachronisme et de l’ignorance.

Pire : je viens d’écouter en podcast l’émission d’André Bercoff sur Sud Radio où il recevait Jacqueline Lalouette. Elle n’a jamais protesté et a même hoché la tête devant le festival de lieux communs du présentateur et des auditeurs intervenant pour dénoncer les indigénistes, les racialistes, le racisme anti-Blancs.

Elle a approuvé quand un auditeur a affirmé que ceux qui dénonçaient les esclavagistes de la traite atlantique ne dénonçaient jamais la traite arabe et l’esclavage moderne.

Puisque j’interviens là à Bordeaux, je peux dire que dans sa généralité cette affirmation est un mensonge éhonté : à titre d’exemple, non seulement l’émission du Guide du Bordeaux colonial ne s’est pas dérobé, mais je suis témoin pour avoir suivi une de ses visites du Bordeaux négrier que Karfa Diallo, le directeur fondateur de Mémoires et Partages, ne manque pas de faire halte devant le couvent des sœurs de la Merci (qui rachetaient les chrétiens que les barbaresques avaient réduits en esclavage).

Elle a pris explicitement position pendant l’émission non seulement contre la destruction des statues (point de vue que je peux partager), mais contre leur retrait, ce qui est une autre histoire.

Alors, revenons au livre à propos de quelques noms.

Commençons par Colbert. Ironisant sur l’ignorance de ceux qui l’ont attaqué, que dit-elle :

– Colbert, on le fait signataire du Code noir, mais ce n’est pas lui qui l’a signé, c’est son fils, lui était mort depuis deux ans.

L’information est exacte, c’est vrai qu’elle a échappé à beaucoup qui avaient bien vu que Colbert était mort auparavant mais pensaient que sa signature avait été ajoutée pour une raison bien simple  : c’est bien le grand Colbert, et non son fils, qui avait été chargé de mettre en route la rédaction de ce code, au coeur de la politique coloniale esclavagiste du règne de Louis XIV.

– le Code noir ne fait pas des esclaves des choses

C’est également vrai, au sens où le roi demande qu’ils soient baptisés, et s’interpose entre le maître et l’esclave en matière de répression (le Roi se réserve théoriquement le droit de vie et de mort sur les esclaves, l’Etat c’est lui et toute son action va dans le sens du développement de ses prérogatives, avec Colbert comme agent principal). Il n’en demeure pas moins que ces esclaves, s’ils ne sont pas des choses, sont bien la propriété de leurs maîtres, des biens meubles en matière de succession.

– Et puis il y a cette remarque extraordinaire faite à Sud Radio et qui est aussitôt reprise par Bercoff : « Et puis, si on enlève Colbert, il faut enlever Louis XIV !  Il n’y a pas de limite. ». Et je sens là l’idée que c’est Colbert, Louis XIV, Napoléon aussi, qui sont ceux « qui ont fait la France ». On peut être anticolonialiste, mais on n’a pas le droit de remettre en cause ceux qui ont ont construit l’État.

Prenons Bugeaud

JL ne prend pas sa défense. Elle ironise même sur ce qui est gravé sur le piédestal de la statue de Périgueux où il est présenté en pacificateur de l’Algérie, en citant ce que pour Bugeaud pacifier voulait dire. A sept chefs de tribus dont il exigeait la soumission, il écrivait en avril 1844 : « Dans le cas contraire, j’entrerai dans vos montagnes ; je brûlerai vos villages et vos moissons ; je couperai vos arbres fruitiers, et, alors, ne vous en prenez qu’à vous seuls ; je serai, devant Dieu, parfaitement innocent de ces désastres ; car j’aurai fait assez pour vous les épargner ».

Mais je crois qu’elle aurait dû approfondir le sujet. Elle écrit à propos des inscriptions sur le monument de  la statue d’Excideuil en Dordogne , « qu’elles ne peuvent susciter d’objections idéologiques » : sur la face antérieure du piédestal  sous la devise de Bugeaud ense et aratro.(par le glaive et la charrue)(…) ».

Ce que semble ignorer JL, c’est que cette devise, par le glaive et la charrue, est la raison pour laquelle la statue de Bugeaud n’a pas été fondue en 1942 mais est est restée sur la place qui porte son nom au centre de Périgueux : pour les pétainistes, par le glaive et par la charrue, c’était une préfiguration de la révolution nationale initiée par le Maréchal !

Venons-en à Schoelcher

L’attaque des statues de Schoelcher est considéré comme le summum de la bêtise et de la mauvaise foi : bêtise d’attaquer un anticolonialiste en le traitant de raciste à propos de propos ambigus de jeunesse ; mauvaise foi en truquant une citation où il fait des nègres des animaux. Sur ce dernier point et sous bénéfice d’inventaire je suis prêt à donner raison à JL

Mais ce que ne veut visiblement pas accepter JL, c’est que la critique du Schoelcherisme aboutisse à la dégradation de sa statue.

Et elle ne manque pas de citer les anticolonialistes qui tels Césaire ont participé à l’hommage à Schoelcher

Il me semble qu’il y a là des explications à donner.

– Schoelcher, jusqu’à aujourd’hui y compris, est souvent présenté comme celui qui a accordé aux esclaves leur libération. Il est légitime de critiquer cette vision qui nie le rôle premier des esclaves eux-mêmes dans leur libération

– L’enseignement de l’abolition oublie de dire que finalement les maîtres ont, dans cette deuxième abolition (contrairement à celle de l’An II), été indemnisés pour cette perte de propriété, les esclaves, eux, n’étant pas indemnisés pour ce qu’ils ont subi. C’est vrai, Schoelcher n’était plus ministre quand la loi a été définitivement adoptée, de cette indemnisation on ne peut lui  tenir rigueur

– Schoelcher lui-même, s’il était abolitionniste, n’était pas anticolonialiste, il a défendu au-delà de 1848 la colonisation. Et il faut rappeler que l’abolition de la traite et de l’esclavage dans les Caraïbes n’a pas aboli l’esclavage dans l’empire français. L’esclavage dit de case s’est poursuivi pratiquement jusqu’à la deuxième guerre mondiale (voir les travaux d’Olivier Le Cour Grandmaison, qui n’ont pas l’honneur d’être à la bibliographie du livre de JL, et dont nous avons rendu compte dans cette émission

– Cela fait des années que des mouvements critiquent le fait que la statue de Schoelcher trône littéralement au centre d’une commune que l’on a baptisé du nom de celui encore présenté comme le Libérateur des esclaves Renverser la statue, ce n’est pas un coup de tête improvisé, c’est  le résultat de l’exaspération devant l’attitude des autorités.

Et parce que j’ai déjà été très bavard, je ne parlerai pas du traitement de Paul Bert ni de Faidherbe, et je conclue : je retrouve dans les propos de JL, dont j’apprécie l’érudition et le travail, un peu le même mépris pour la populace que les écrivains progressistes effrayés par les excès d’un peuple ignorant pendant la Commune de Paris.

Le summum de la récupération, il est dans la conclusion du  livre, et André Bercoff ne l’a pas raté dans la conclusion de son émission : contre la pensée décoloniale, il et elle utilisent … Frantz Fanon !

Une longue citation de « Peau noire… masques blancs » qui se termine par

« Le Nègre n’existe pas, pas plus que le Blanc
 Tous deux ont à écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. »

A l’heure où sévit encore dans notre pays un racisme systémique, le plaidoyer pour une mémoire apaisée sonne faux, et la récupération de Fanon indigne.

                                                   André Rosevègue

Jacqueline Lalouette
Les statues de la discorde
238 pages
Éditeur : PASSES COMPOSES

17 euros

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