Par Gwenaël Badets – g.badets@sudouest.fr
Publié le 22/05/2023 à 6h00
Mis à jour le 22/05/2023 à 9h33
À travers l’Association de mobilisation d’Aide aux livreurs, des travailleurs sans-papiers dénoncent la perversion d’un système qui exploite leur situation irrégulière. Ils demandent à rencontrer élus et responsables locaux
« Le moment est venu de parler. » C’est une prise de parole inattendue. Début avril, quand la presse quotidienne régionale avait enquêté sur les livreurs à vélo, les plus précaires d’entre eux n’avaient pas souhaité s’exprimer à visage découvert. Sans-papiers habitant en squat, ils redoutaient de s’exposer.
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Un mois et demi a passé. Et à Bordeaux, un palier semble avoir été franchi dans le ras-le-bol, chez ces clandestins qui travaillent sous le statut d’autoentrepreneur, en sous-louant des comptes, pour des plateformes comme Uber Eats ou Deliveroo. Khalifa Koeta, cofondateur de l’Association de mobilisation et d’aide aux livreurs (Amal, « espoir » en arabe) a mobilisé une vingtaine d’adhérents pour évoquer devant « Sud Ouest » la fatigue de ces « invisibles ». Mais aussi leur colère et leurs revendications.
1 « Nous ne profitons pas du système : le système profite de nous »
« Il est temps de dire stop. On travaille 200 heures par mois. On paye des taxes. Et certains disent que nous profitons du contribuable ! Mais ce n’est pas nous qui profitons du système : c’est le système qui profite de nous », lâche Ibrahim.
Dans le viseur d’Amal : « la circulaire Valls de 2012 ». Ce texte précise les conditions dans lesquelles l’administration peut accorder, de façon exceptionnelle et au cas par cas, un titre de séjour à un étranger en situation irrégulière. Ce c’est qu’on appelle « la régularisation par le travail ».
« Cette circulaire nous piétine », plaide Khalifa Koeta. « On nous fait croire qu’il y a une possibilité de régularisation, mais ce n’est pas vrai ». D’une part, parce que les livreurs sans papiers sous-louent des comptes (contre une part de leurs revenus) à des Français ou à des étrangers en situation irrégulière… Ils ne peuvent donc pas produire de contrat de travail à leur nom. D’autre part, vivant en squat, ils ne peuvent pas attester d’une domiciliation.
« C’est un cercle vicieux : pour être régularisé, il faut travailler sous son identité et, pour travailler sous son identité, il faut être régularisé. » Ce qui révolte les livreurs, c’est que la régularisation se fasse « à l’appréciation » de l’administration et non pas « de droit » sur la base de critères transparents.
2 « Si nous nous arrêtons de travailler, le choc sera rude »
« Toute notre vie est suspendue à une carte », poursuit Khalifa. « Souvent, on fait un autre travail à côté de la livraison : certains sont mécaniciens, maçons, peintres, ou dans le nettoyage. Certains ont des hautes formations et il y a des entreprises ici qui cherchent des employés. Mais les patrons risquent une condamnation s’ils nous font travailler. Quand on bosse pour Uber Eats ou Deliveroo, c’est qu’on n’a pas d’autre choix », assène Abdoulaye.
S’ils étaient régularisés, ils se tourneraient vers ces autres emplois, assurent-ils. À 2,63 euros la course, la livraison à vélo n’embauche que grâce à l’existence d’un marché de l’emploi clandestin.
« C’est un système pervers. Certains sont expulsés, mais un nouveau sans-papier arrive pour reprendre le vélo. Et tout le monde ferme les yeux. Parce que si on ne fait pas ce boulot, qui va le faire ? », interroge Khalifa. « Personne d’autre ne sort à 4 ou 5 heures pour livrer des petits déj ou des courses. Puis de 11 à 14 heures pour le déjeuner. Puis, après une pause, de 19 à 23 heures. »
Lassés, les adhérents d’Amal ont résolu de « prendre [leur] destin en main » : « Si on décide de ne plus rien faire, ça va chauffer. Un jour viendra où on s’arrêtera de travailler et l’économie locale va le sentir. On est invisible, mais on est indispensables. »
3 « Nous invitons les élus à découvrir notre réalité »
Les invisibles en ont aussi assez d’être inaudibles. Et lancent un appel aux élus. « Il faut qu’ils comprennent ce que sont nos vies et qu’ils prennent position. »
« On est fatigués. On ne peut plus attendre, confie Khalifa. Il faut que la loi change. Nous ne sommes pas responsables de cette situation. Nous sommes des familles et des travailleurs honnêtes. »
« On est abîmés physiquement, témoigne Ouatta. Il y a des livreurs qui se font renverser. D’autres qui tombent mais qui s’inquiètent surtout de sauver la nourriture qu’ils transportent, de peur qu’on leur ferme leur compte. »
Ibrahim souhaite « pouvoir expliquer tout ça en face à des élus, aux députés qui voteront la future loi sur l’immigration ou même au préfet. Tous les restaurateurs savent que les repas sont livrés par des sans-papiers. Les plateformes le savent. La police aussi. D’ailleurs on nous a laissé travailler pendant le Covid. » Ils étaient pourtant alors bien seuls dans les rues.
Amal : 07 83 39 43 68