Le photographe présente à l’Institut du monde arabe, à Paris, des images prises en Algérie en 1961 et en 2019, accompagnées des mots de l’écrivain.

Par Charlotte Bozonnet

Raymond Depardon lors de l’exposition conjointe réalisée avec l’écrivain algérien Kamel Daoud « L’œil dans ma main », à l’Institut du monde arabe, à Paris, le 3 février 2022.
Raymond Depardon lors de l’exposition conjointe réalisée avec l’écrivain algérien Kamel Daoud « L’œil dans ma main », à l’Institut du monde arabe, à Paris, le 3 février 2022. STÉPHANE DE SAKUTIN/AFP

Exposition. Ce que voulait Raymond Depardon, c’était surtout rendre à l’Algérie les photos qu’il y a prises en 1961. On est alors en 2018, l’anniversaire de l’indépendance du pays approche et le photographe se replonge dans ses clichés de l’époque. Il a 19 ans en 1961 lorsqu’il est envoyé par l’agence Dalmas en Algérie, mais aussi en Suisse, où se négocient les futurs accords d’Evian qui mettront fin à la guerre le 18 mars 1962.

Soixante ans plus tard, Raymond Depardon veut trouver un regard algérien qui mettrait des mots sur son travail. Sur les conseils de sa femme, la réalisatrice Claudine Nougaret, il prend contact avec l’écrivain Kamel Daoud qui accepte. Un projet de beau livre est alors porté par Barzakh, la maison d’édition algérienne de l’auteur. C’est elle qui proposera l’exposition éponyme à l’Institut du monde arabe : « Raymond Depardon/Kamel Daoud. Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019 ».

Le résultat est une plongée dans le bleu de la Méditerranée, couleur unissant les salles de l’exposition, où l’on découvre quatre-vingts photographies en noir et blanc de Raymond Depardon avec, en miroir, des textes inédits de Kamel Daoud qui disent autant l’histoire que l’Algérie contemporaine.

Alors que la plupart des photos de l’époque racontent la violence de la guerre ou la joie de l’indépendance, Raymond Depardon donne à voir en 1961 cette période de l’entre-deux

Les images de l’année 1961 sont exceptionnelles. Alors que la plupart des photos de l’époque racontent la violence de la guerre ou la joie de l’indépendance, Raymond Depardon donne à voir cette période de l’entre-deux. Chacun sait que l’indépendance de l’Algérie est acquise : le référendum sur l’autodétermination a eu lieu quelques mois plus tôt. Se dégagent de ces images une tension et une attente, communes à ces deux mondes qui vivent côte à côte, s’asseyent sur les mêmes bancs, marchent sur les mêmes trottoirs sans jamais se regarder. Contraste saisissant de ces femmes, certaines habillées à l’européenne, d’autres vêtues du costume traditionnel algérois devant la même vitrine. Les sigles OAS peints sur les murs, les bus renversés, les magasins et immeubles à vendre disent les derniers feux de la guerre.

La dureté qui marque cette séquence tranche avec celle consacrée aux pourparlers d’Evian, autre témoignage historique rare. Depardon est alors accrédité pour suivre, côté algérien, le premier round de discussions entre la France et les représentants du gouvernement provisoire de la République algérienne, du 20 mai au 13 juin 1961. Dans la villa du Bois-d’Avault, près de Genève, il immortalise l’élégance et les sourires de la délégation algérienne qui négocie les termes de la future relation avec la puissance coloniale.

« Traquer le bonheur »

Les mots de Kamel Daoud, textes et courtes phrases en forme de méditations, donnent à l’ensemble la force de la littérature et de la poésie. Ils permettent aussi de comprendre en quoi ces photographies pèsent encore sur l’Algérie tout entière. « Qu’est-ce que je ressens, moi, décolonisé, quand je contemple une photo de cette époque, de ce passé qui, sur injonction, a été décrété contemporain-pour-toujours” ? Qui suis-je dans ce miroir qui devrait me refléter, et qui cependant m’efface pour toujours au présent ? », écrit-il.

Ces « photos iconiques » où l’on voit les signataires de l’acte de naissance de l’Algérie, « c’est un mythe qui m’écrase », explique-t-il dans un entretien filmé avec Raymond Depardon visible à la fin de l’exposition et à ne pas manquer. « On a construit un pays pour qu’y vivent nos pères, pas nos enfants », se désole-t-il.

Kamel Daoud porte un regard sévère sur l’Algérie, « un pays qui est enfermé, un entre-soi où tout le monde se promène en chaussons et en pyjama »

L’auteur porte un regard sévère sur l’Algérie. « Un pays qui est enfermé, un entre-soi où tout le monde se promène en chaussons et en pyjama », pointe l’écrivain qui se dit reconnaissant envers son aîné photographe pour sa « façon de traquer le bonheur »,comme dans ces prises d’Oran, ville de l’Ouest algérien, saisies en 2019, si lumineuses qu’on y « pressent les couleurs », dit-il.

Car Raymond Depardon a traversé à nouveau la Méditerranée en 2019, année de la révolte populaire contre le régime d’Abdelaziz Bouteflika. A Alger et à Oran, il a arpenté les ruelles, le bord de mer, le centre-ville commerçant pour raconter l’Algérie d’aujourd’hui. Groupe de jeunes filles et garçons déambulant sur la corniche, familles s’amusant à la fête foraine, amoureux rêveurs face à la mer racontent un pays enfermé, dans l’attente, mais qui continue de vivre.

Au-delà du caractère inédit des images prises en 1961, la richesse de l’exposition tient en grande partie à cette rencontre entre un photographe, français, témoin direct des événements, et un écrivain, algérien, né après l’indépendance. L’illustration de ce que pourrait être un regard partagé, qui reste à construire, sur cette histoire commune, loin des soubresauts politiques de chaque côté de la Méditerranée.

« Raymond Depardon / Kamel Daoud. Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019 », à l’Institut du monde arabe (IMA), 1 rue des fossés Saint-Bernard, 75005 Paris. Jusqu’au 17 juillet.

Son œil dans ma main, de Raymond Depardon et Kamel Daoud, livre coédité par Barzakh (Alger) / Images plurielles (Marseille), 232 pages, 136 photos, 35 euros.

Charlotte Bozonnet

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