Critique théâtrale respectée, directrice de la revue « Teatr » et cofondatrice du festival New Europeen Theatre qu’elle a dirigé durant 23 ans, Marina Davydova, comme beaucoup d’autres, a quitté son pays. Elle vient d’être nommée pour trois ans à la direction théâtrale du festival de Salzbourg. Ce long article analytique est paru une première fois en allemand dans la revue Theater der Ziet.

jean-pierre thibaudat journaliste, écrivain, conseiller artistique

« Lorsque nous parlons de la guerre en Ukraine, il est très important de comprendre que le 24 février 2022, la Russie n’a pas seulement attaqué l’Ukraine. Elle s’est attaquée elle-même, en même temps. Et nous assistons maintenant, en temps réel, à la mort non pas d’un mais de deux pays à la fois.

Dans l’un (l’Ukraine), les infrastructures sont systématiquement et brutalement détruites et les gens meurent, dans l’autre (la Russie) on assiste à ce que j’appellerais une catastrophe humanitaire : l’ensemble de la sphère humaine est détruite sous nos yeux à un rythme effarant – art, science, éducation, médias, institutions d’aide sociale, etc.  

Géopolitiquement et économiquement parlant, la guerre avec l’Ukraine n’a absolument aucun sens pour la Russie, qui dispose d’un vaste territoire et d’abondantes ressources naturelles.

Et le Kremlin doit inventer des justifications au fur et à mesure. Un jour nous protégeons les enfants du Donbass, le lendemain nous prévenons une attaque du militarisme ukrainien, tantôt nous essayons de protéger nos valeurs traditionnelles de l’influence pernicieuse de l’Occident, tantôt nous formons un nouvel ordre mondial dans lequel il n’y a pas de place pour l’hégémonie américaine.

Les propagandistes des médias d’État sont confus quant à ces raisons et se contredisent, remplaçant la logique élémentaire par un pathos tonitruant. (…)

La Russie, depuis longtemps est une sorte de centaure. Son système politique, forgé sous le joug tataro-mongol, ressemblait à un despotisme oriental, mais sa culture, depuis l’époque de Pierre le Grand (1682-1725), était orientée vers l’Occident. Même la révolution bolchevique de 1917 n’a pas aboli cette orientation. Les musiciens, artistes, écrivains et philosophes qui n’acceptent pas le nouveau gouvernement fuient en masse la Russie soviétique, qui deviendra bientôt l’URSS (Sergei Rachmaninov, Ivan Bounine, Fédor Chaliapine, Vladimir Nabokov, Marina Tsvetaeva – pour ne citer qu’eux), ou sont déportés de force.

L’un des événements les plus marquants de cet exil forcé fut le célèbre « Bateau des philosophes », nom collectif de plusieurs voyages de bateaux en 1922, avec, à bord, des personnalités de l’opposition issues du monde de la science, de la culture et de l’éducation, y compris des représentants de la Renaissance religieuse russe, qui prirent le chemin de l’exil. Leurs places dans les universités, les musées et les conservatoires ont été occupées par des gens issus du milieu ouvrier et paysan ou par des figures de la nouvelle « intelligentsia soviétique » idéologiquement proche des bolcheviks. 

Mais ce « changement d’élites » radical n’a pas aboli la voie européenne (occidentale) de la culture Russe. 

Le régime soviétique a privé les habitants du pays des quelques libertés politiques qui existaient sous le tsarisme, mais il s’est montré absolument tolérant à l’égard des tendances avant-gardistes de l’art dans un premier temps. Et l’art d’avant-garde soviétique des années 1920 ne s’est pas contenté d’exister au sein des tendances européennes ; parfois, il les a définies et dépassées. Il suffit de se souvenir de Meyerhold et de Malevitch, ainsi que de l’analogue du dadaïsme européen – la grande association de l’Oberiou et de ses génies tels qu’Alexandre Vvedenski et Daniil Harms.

La révolution culturelle actuelle est littéralement calquée sur celle de Staline. 

Le premier qui a réussi à supprimer la contradiction susmentionnée entre les vecteurs de la politique et de la culture, fut Staline. C’est lui, qui, pour la première fois dans l’Histoire, a non seulement conduit le totalitarisme soviétique à l’absolu, mais il a coupé de manière décisive la culture russe de celle de l’Occident et l’a plongée dans l’abîme de l’archaïsme provincial. Cette séparation décisive d’avec l’Occident dans le domaine de l’art s’est produite en Russie pour la première fois depuis Pierre le Grand. Et la confrontation entre la turbulente avant-garde des années 1920 et les sombres décennies staliniennes a été encore plus aiguë que la confrontation entre la Russie tsariste et la Russie bolchevique.

La révolution culturelle actuelle est littéralement calquée sur celle de Staline. Sur le plan politique, depuis 2012, la Russie se transforme rapidement en un despotisme asiatique typique dans lequel le champ des libertés politiques s’est réduit comme une peau de chagrin, mais sur le plan culturel, elle s’est de plus en plus intégrée à l’Europe au cours de la dernière décennie. Jusqu’au 24 février 2022, je n’hésiterai pas à qualifier Moscou d’avoir été l’une des plus importantes capitales culturelles du monde. Dans les années 2010, en termes de créations scéniques, d’expositions, de concerts et de festivals internationaux, elle devançait de loin Berlin, Paris, Rome ou Vienne. 

Même en dehors de Moscou et de Saint-Pétersbourg, la vie théâtrale russe a été florissante et fructueuse ces dernières années. Tous les types de performing arts­ étaient représentés, de la danse contemporaine au nouveau cirque. Un théâtre social, visuel, immersif, inclusif et féministe – on pouvait trouver tout cela sur les vastes étendues d’un pays glissant vers le totalitarisme.

À côté des coûteux opus futuristes d’Andrei Mogoutchi au BDT, il y avait des productions intimistes dans des appartements ( L’extraordinaire Étude du terreur de Boris Pavlovitch, basé sur des documents liés aux Oberiou), à côté du théâtre documentaire, on pouvait voir des promenades passionnantes dans les coins peu attrayants de Saint-Pétersbourg et le monde des graffitis (L’homme masqué de Kirill Lukevitch), à côté des œuvres de Boris Yukhananov, le gourou du théâtre d’auteur, qui duraient des heures- ou encore des projets à petit budget de théâtre horizontal (l’un des meilleurs s’appelait L’Université des oiseaux, relatant les idées de Bruno Latour dans un langage théâtral). 

Cette renaissance théâtrale n’est pas sans rappeler les années 1920 post-révolutionnaires, où la destruction des libertés politiques n’a pu empêcher l’épanouissement de l’art. On peut dire avec certitude que notre culture a été intégrée dans la culture occidentale au plus haut point à deux reprises – dans les années 1920 et à la veille de la guerre de 2022. 

Le 24 février, la situation a radicalement changé. 

Ce qui est impressionnant, c’est la vitesse à laquelle est détruit en ce moment tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, place la Russie dans le champ de la civilisation occidentale. Même le camarade Staline a mis deux décennies à provincialiser la culture soviétique et à l’isoler du monde par un rideau de fer. Ce processus a commencé en 1929 (l’année dite « du grand tournant » ) et s’est terminé au début des années 50, lorsque tout ce qui était vivant a été anéanti – le théâtre de Meyerhold, le théâtre de Chambre Taïrov, le Théâtre juif de Solomon Mikhoels, l’absurdisme national exceptionnel. Et tous les « ismes » en général.

Les terminators actuels ont réussi une tâche similaire sans effusion de sang et en quelques mois. Les plus importantes institutions d’art contemporain (du Centre Gogol au Centre Meyerhold ou Centre du film documentaire) ont de facto été détruites. Les théâtres qui connaissaient une renaissance (comme le Sovremennik, dont le talentueux et énergique Viktor Ryzhakov était devenu récemment le directeur) ont été décapités.

Le nombre de metteurs en scène, scénographes et auteurs exceptionnels qui ont quitté la Russie augmente chaque jour : Kirill Serebrennikov, Dmitri Krymov, Rimas Touminas, Timofei Kouliabine, Vera Martynov, Ksenia Peretrukhina, Maxim Didenko. On peut continuer cette liste encore longtemps.

Récemment encore, Thomas Ostermeier, Robert Wilson et Robert Lepage travaillaient au Théâtre des Nations de Moscou, et l’Electrothéâtre Stanislavski collaborait avec Romeo Castellucci et Heiner Goebbels. Cela semble maintenant un passé lointain et irrévocable. Jusqu’à récemment, le spectacle Gorbatchev mis en scène par le Letton Alvis Hermanis, avec les artistes vedettes Yevgeny Mironov (Mikhail Gorbatchev) et Chulpan Khamatova (Raissa Gorbatcheva), était joué à Moscou. 

Aujourd’hui, Khamatova, qui a protesté contre la guerre, a émigré et travaille avec Hermanis à Riga, tandis que son partenaire de scène et aussi directeur du Théâtre des Nations, Evgeny Mironov, pour conserver son poste s’est compromis avec les autorités et a parrainé un théâtre de la ville occupée et détruite de Marioupol. Hermanis lui-même a désavoué Mironov et ses amis théâtraux restés en Russie. Le symbole de la perestroïka et de la glasnost, Mikhaïl Gorbatchev, est décédé récemment. L’enregistrement de ce spectacle qui a sombré dans l’oubli, traîne aujourd’hui sur le web comme un témoignage d’une époque d’avant-guerre irrévocablement révolue.

C’est le déclenchement de la guerre qui a contribué à la purge totale du théâtre russe. Avant le 24 février, les liens avec l’Occident dans le domaine culturel ne pouvaient être déclarés hors la loi. Peu importe à quel point la liberté politique était réprimée en Russie, de tels liens étaient considérés comme allant de soi, et les hommes politiques les plus patriotes assistaient volontiers aux spectacles de célébrités internationales comme Wilson ou aux premières de Serebrennikov, tombé en disgrâce (le porte-parole du président Poutine, Dmitri Peskov, applaudissait abondamment depuis le deuxième rang au Bolchoï son ballet Noureev).

Désormais, quiconque regarde vers l’Union européenne ou les États-Unis peut facilement être déclaré traître à la nation et privé de son théâtre, de sa salle d’exposition, de sa chaire, de ses concerts, etc. Ce qui n’était qu’un rêve convoité par les obscurantistes a désormais gagné en légitimité. La superstructure culturelle orientée vers l’Occident, qui semblait énorme, puissante et viable, s’est effondrée comme un château de cartes. Et tout à coup, il est devenu absolument évident que c’était fragile et que cela contredisait le mode de vie général du pays et les exigences générales de la communauté théâtrale elle-même. En effet, sans le consentement tacite de cette communauté, une telle purge de l’art des « traîtres » n’aurait guère été possible.

Le même ressentiment qui motive la politique du pays sur la scène internationale.  

Les théâtres, au premier mot des autorités, retirent de leur répertoire les productions des metteurs en scène et auteurs disgraciés. C’est ainsi que les spectacles d’Ivan Viripaev, qui a protesté contre la guerre, ont été retirées. Ils étaient joués dans des dizaines (!) de théâtres russes. Et ils ont été détruits partout, en un clin d’œil, sans la moindre tentative de résistance ni le moindre signe de solidarité. 

On a le sentiment persistant que de nombreuses personnes dans le domaine de l’art agissent non seulement par peur, mais aussi par quelque chose de pire que la peur : le même ressentiment qui motive la politique du pays sur la scène internationale.  

Tant que la culture russe était intégrée dans l’espace de l’Europe occidentale et mondial en général, une énorme armée de professionnels du théâtre (et en Russie, il y avait des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes impliquées dans cette sphère) n’était pas compétitive. Ils n’ont eu aucune chance de faire des tournées internationales, aucune invitation à des festivals prestigieux, ils n’ont pas incité l’intérêt de la part des critiques de théâtre visitant ces festivals. Désormais, ils n’existeront plus que sur le marché intérieur, où le talent, sans parler de la pertinence internationale, ne sont pas très importants. Ils sont largement remplacés par la loyauté envers le régime. 

La vague actuelle d’émigration russe est souvent comparée à la première vague post révolutionnaire. Mais l’intelligentsia raffinée d’avant la révolution, dont beaucoup de membres ont été forcés de quitter la Russie après 1917, avait été remplacée par une avant-garde tout aussi talentueuse. Ce qui se passe aujourd’hui est une révolution culturelle des minables. Ils sont les principaux bénéficiaires de la guerre qui a commencé. Et ils sont légion. 

En fait, la révolution culturelle de Staline était engagée selon le même schéma. C’était aussi une révolution de médiocres. Et ils menaient la danse. 

Toute personne hors du commun devenait leur victime avec une probabilité de cent pour cent. Pour survivre, ils devaient soit se réfugier dans une clandestinité totale, soit renaître complètement, en cessant littéralement d’être eux-mêmes.  

D’un point de vue idéologique, tous les purges culturelles effectués par Staline semblaient paradoxales. Après tout, les représentants de l’avant-garde systématiquement éliminé – qu’il s’agisse de Meyerhold, Babel ou Malevitch – étaient presque tous des partisans, et non des opposants, du pouvoir bolchevique. Mais ils ont été exterminés non pas sur un principe politique, mais je dirais sur un principe esthétique. 

L’URSS des années 1920 ressemblait quelque peu à l’Allemagne de la République de Weimar. Il n’y a probablement jamais eu, nulle part ailleurs dans le monde, une telle liberté de création et une telle productivité créative qu’en Allemagne et en URSS dans les années 1920. Mais si les années 1920 de la Russie soviétique faisaient penser à celles de la République de Weimar, à quoi ressemblait la Russie des années 1930, avec son idée redéfinie de l’empire, son nouveau puritanisme et, surtout, sa haine de toutes les tendances d’avant-garde ? 

Ce petit pont fragile

Lorsque l’on examine la période stalinienne à travers le prisme des attitudes à l’égard de la culture et de la lutte furieuse contre « l’art dégénéré », on comprend clairement qu’après 1929, l’URSS ne poursuivait pas un projet de gauche, mais un projet d’ultra-droite. Il a simplement été mené sous des slogans gauchistes. Dans ce cas, l’idéologie fasciste est née d’une esthétique fasciste. C’est exactement ça, et non l’inverse. Le fascisme est toujours le triomphe des médiocres et la victoire totale du goût moyen petit bourgeois. Et c’est précisément ce triomphe que nous observons aujourd’hui dans l’empire de Poutine. Les véritables bénéficiaires de la guerre ne sont pas seulement les membres du puissant FSB, mais aussi un grand nombre de nullités de la sphère humaine. 

Il me semble parfois même que la guerre n’a pas été déclenchée pour gagner sur les fronts, mais pour la revanche interne de ceux qui redoutent la possibilité même de vivre dans un monde ouvert. Alors que l’armée russe est loin de la victoire dans la guerre avec l’Ukraine, les partisans de l’isolationnisme ont, en fait, déjà gagné sur le front intérieur. 

Le paradoxe est que de l’autre côté de la frontière, les appels à isoler la Russie, et par extension son intelligentsia pro-occidentale, se font parfois entendre avec insistance. C’est comme si les auteurs de ces appels ne comprenaient pas qu’ils apportent de l’eau au moulin de la partie la plus terrible de la société russe, qui rêve non seulement d’un isolement politique mais aussi d’un isolement total du pays. 

Grâce à eux, le vecteur occidental de la culture russe a été remis en question pour la deuxième fois de notre Histoire. Ce petit pont fragile qui, depuis des siècles, relie l’immense pays au monde civilisé pourrait être à nouveau détruit, peut-être de manière irrévocable. »

Marina Davydova
traduction Macha Zonina

Images liées:

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.