Ce n’est pas une page de plus sur l’origine des civilisations. David Wengrow, dans son ouvrage coécrit avec l’anthropologue David Graeber, disparu en 2020, jette les bases d’une nouvelle histoire du monde, qui dévoile l’inventivité de certaines sociétés, moins hiérarchisées et inégalitaires que la nôtre. Une invitation à la créativité politique.

La « critique indigène» amérindienne se « focalisait sur le manque de liberté des sociétés européennes du XVIIIe  et sur la place de la religion et les inégalités » © Alamy Stock Photo
La « critique indigène» amérindienne se « focalisait sur le manque de liberté des sociétés européennes du XVIIIe et sur la place de la religion et les inégalités » © Alamy Stock Photo

Pendant plus de dix ans, l’anthropologue américain David Graeber, figure d’Occupy Wall Street et génial inventeur du concept de « bullshit jobs », et l’archéologue britannique David Wengrow ont remonté la généalogie des sociétés humaines. Dans « Au commencement était… une nouvelle histoire de l’humanité », une somme de 700 pages, ils déconstruisent le récit d’une succession linéaire d’étapes menant des chasseurs-cueilleurs du paléolithique jusqu’à nos sociétés industrielles. En s’appuyant sur des travaux oubliés et des recherches en archéologie, ils montrent comment les humains ont innové pour expérimenter d’autres formes d’organisation sociale et politique. Autant d’exemples qui ouvrent le champ des possibles vers des jours heureux.

Icon QuoteLa forme de L’État moderne est singulière dans l’histoire, c’est la seule qui combine toutes les dominations. 

Comment en êtes-vous venus à construire cette nouvelle histoire ?

David Wengrow  Au départ, nous voulions apporter une contribution dans nos disciplines respectives sur les inégalités sociales et la manière dont elles sont apparues. C’est la question déjà posée par Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle… Après la crise financière de 2008, de nombreux économistes, philosophes et historiens l’ont remise au centre du débat, sans jamais apporter de réponse sur les racines du mal. Assez vite, on a compris qu’il y avait un problème dans la question : elle nous enferme dans un récit qui suppose qu’à une époque les inégalités n’existaient pas et que quelque chose y aurait mis fin. Toute la discussion se focalise alors sur ce « quelque chose »… Mais, scientifiquement, il n’y a aucune raison de penser qu’une société dans laquelle les humains étaient égaux ait existé. Avec David Graeber, nous avons donc changé l’énoncé : comment est née la question sur l’origine des inégalités sociales ? Cela a changé toute la perspective.

Icon QuoteMême les historiens partent encore du principe que les peuples indigènes ne peuvent pas avoir joué un rôle actif dans la révolution des Lumières. 

Vous êtes donc revenus à Rousseau ?

David Wengrow  En 1755, le philosophe français écrit son « Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes ». Selon lui, dans l’état de nature, les humains vivent isolés les uns des autres. C’est en accédant à la civilisation qu’ils perdent leur liberté et l’égalité originelle. Chaque progrès matériel est un recul en termes de liberté. Avec l’agriculture vient la propriété privée, avec elle vient le besoin de défendre son bien, l’État et les armées… Le philosophe le résume ainsi : « L’homme est né libre, mais partout il est dans les fers. » Rousseau conçoit ce récit de l’origine des inégalités comme une fable, une proposition de grille historique à débat. Mais des penseurs comme Francis Fukuyama, ou plus récemment Yuval Noah Harari dans son best-seller « Sapiens », le citent encore comme une source majeure. Les sciences sociales en ont repris les principaux éléments pour expliquer l’évolution de notre espèce. On a fini avec un récit hybride, tiré de ces fables et des Lumières, qui nous met en garde : « Si vous voulez aller vers l’égalité, vous devez abandonner le monde civilisé. » Le problème, c’est que les preuves scientifiques issues de l’archéologie, l’anthropologie et l’histoire ne disent pas du tout la même chose. Elles déconstruisent la fable.

Que disent-elles ?

David Wengrow  Quand on remonte 30 000 ans en arrière, bien avant l’invention de l’agriculture, de nombreux collectifs humains ont fonctionné sans hiérarchie rigide. Ils ont expérimenté de nombreuses possibilités sociales et politiques. L’organisation sociale d’un groupe peut varier en fonction des saisons : il y a des monarchies saisonnières, des rois et reines seulement à certains moments de l’année – pendant la chasse au bison par exemple. Dans d’autres sociétés, la propriété privée n’existait que quelques mois de l’année.

Il n’est plus possible de voir la « révolution » de l’agriculture comme un processus unique. Il y a eu des allers et retours. Par exemple, des chercheurs ont montré qu’il y a 5 000 ans, à l’époque de Stonehenge en Angleterre, la culture des céréales s’est arrêtée alors qu’elle était généralisée depuis cinq siècles. Les populations ont continué l’élevage, mais elles ont repris la cueillette… Les fouilles archéologiques ont mis au jour des preuves de systèmes tantôt très égalitaires, tantôt très hiérarchisées. Ainsi, pendant la majeure partie de son histoire, l’humanité a expérimenté différentes organisations.

On apprend aussi dans votre livre qu’à Teotihuacan, au Mexique, une cité a inventé le logement social…

David Wengrow  Teotihuacan, c’est un modèle d’utopie urbaine et l’illustration parfaite de ce qui, selon le récit classique, n’aurait pas pu être possible… Vers l’an zéro, une population multiethnique s’y établit. La cité grossit jusqu’à atteindre 100 000 habitants. Les fouilles archéologiques ont mis au jour de grandes pyramides et des temples. On a des preuves de hiérarchies rigides, de sacrifices humains rituels. Mais, au bout de trois siècles, un changement survient : les constructions de grands édifices s’arrêtent, un système très organisé de logements se met en place. Les logements sont spacieux, les murs peints, un assainissement public est développé. Tout le monde était logé à la même enseigne… Sans que l’on ne retrouve aucune preuve d’une révolution sanglante, les habitants ont décidé collectivement de changer d’organisation sociale.

Icon Quote Notre vision conventionnelle de l’histoire des sociétés humaines pèse comme un boulet à nos pieds. 

Plusieurs chapitres sont consacrés aux origines de l’État. Pourquoi ce concept est-il si important ?

David Wengrow  Lorsqu’on explique que l’histoire humaine est beaucoup plus variée et moins linéaire qu’elle est présentée, on nous rétorque : pourquoi alors, d’un bout à l’autre de la planète, avons-nous fini par vivre dans le même type d’organisation politique ? Pendant longtemps, on a considéré que l’État moderne avait été inventé il y a quelque 6 000 ans en Égypte ancienne et en Chine. Notre arrangement politique actuel serait l’étape finale d’un long processus d’évolution sociale.

Pourtant, quand les archéologues tentent de ranger les civilisations des Shang, des Mayas, des Aztèques ou de la Mésopotamie dans la catégorie de « proto-États » ou d’« États archaïques », ils ne parviennent pas à trouver de points communs. Cela ne fonctionne pas.

Il faut donc se faire à l’idée qu’il n’y a pas d’origine commune à l’État. Au contraire, essayons un autre raisonnement : quelles sont les caractéristiques de l’État moderne ? À nos yeux, il y en a trois : la souveraineté (le monopole de la violence et son usage sur un territoire), l’administration (un contrôle des savoirs) et la politique (une arène politique avec une compétition et des élections). Si l’on prend chacune de ces caractéristiques, l’image n’est plus du tout la même.

Prenez l’administration, elle est apparue dans des villages préhistoriques. Ces sociétés de 100 ou 200 individus utilisaient déjà des procédures administratives. C’est contre-intuitif, on a toujours pensé que l’administration avait été inventée par des sociétés qui en raison d’individus de plus en plus nombreux n’arrivaient plus à contrôler le flux d’information ; elles auraient alors créé un système d’écriture et de mathématiques… Il n’en est rien.

En est-il de même pour la souveraineté ou la politique ?

David Wengrow  Elles aussi trouvent leur origine à petite échelle. Prenons l’exemple des Natchez en Louisiane, en Amérique du Nord. Ce peuple amérindien avait des rois sacrés avec une souveraineté totale… Ceux-ci pouvaient procéder à des décapitations rituelles, s’accaparer la propriété d’un autre. Mais ils n’avaient aucun moyen d’étendre leur contrôle sur un territoire ou une population. En dehors de son périmètre immédiat, le roi n’avait aucun pouvoir.

En explorant chacune de ces notions, aucune société n’a les trois caractéristiques. La forme de l’État moderne est singulière dans l’histoire, c’est la seule qui combine toutes les dominations. La raison en est moins la Chine et l’Égypte d’il y a 6 000 ans que 200 ans d’impérialisme européen, de colonisation et de génocides !

Selon vous, ce ne sont pas les Lumières qui ont éclairé le Nouveau Monde de leur pensée, mais les penseurs autochtones… Qu’est-ce que « la critique indigène » ?

David Wengrow  Nous reprenons des travaux d’historiens canadiens et américains qui ont montré il y a déjà plus de trente ans le rôle central joué par les penseurs autochtones. Parmi eux, l’historien Georges E. Sioui, d’origine wendat au Québec, et l’auteur d’un livre majeur à la fin des années 1980 : « Pour une autohistoire amérindienne ». Ce que nous appelons « la critique indigène » se focalisait sur le manque de liberté des sociétés européennes du XVIIIe siècle, mais aussi sur la place de la religion et les inégalités.

Pourtant, aujourd’hui encore, les historiens spécialistes du siècle des Lumières partent du principe que les peuples indigènes ne peuvent pas avoir joué un rôle actif dans cette révolution conceptuelle. Tout le monde accepte l’idée que l’Europe ait emprunté le tabac ou le café à ces peuples, mais cela serait impensable qu’il y ait aussi pu avoir des échanges immatériels et intellectuels…

Dans l’histoire de « la critique indigène », le personnage de Kandiaronk occupe une place majeure. Quel est son rôle ?

David Wengrow  À la fin du XVIIe siècle, il était le porte-parole et l’un des ambassadeurs de la nation wendat, dans la région des Grands Lacs canadiens. Il a joué un rôle central dans les négociations entre les différents peuples autochtones, les Algonquins et les Iroquois, alors que la compétition faisait rage entre Français, Anglais et Hollandais pour le contrôle du territoire. Diplomate hors pair et formidable orateur, il était régulièrement invité chez le gouverneur français, le comte de Frontenac, pour tenir une sorte de « salon » où il débattait de la nature de Dieu, de la place des femmes dans la société, de celle de l’argent… Toutes ces questions seront centrales pour les Lumières. Il y a eu dans cette région du monde un mouvement pré-Lumières.

En quoi votre récit peut changer nos perspectives ?

David Wengrow  David Graeber était beaucoup plus militant que je ne le suis. Il avait une capacité incroyable à s’emparer de sujets obscurs et théoriques et de leur donner du sens. Ce livre-là, on l’a aussi écrit pour donner des clés de compréhension aux gens, pas pour se confronter au monde universitaire. Je dois avouer que, depuis sa sortie dans le monde anglo-saxon, il reçoit un succès populaire. Les gens doivent y trouver quelque chose !

À mon sens, notre vision conventionnelle de l’histoire humaine pèse comme un boulet à nos pieds. Il n’y aurait pas d’alternative, nous serions bloqués dans des sociétés inégalitaires, hiérarchisées et coercitives. Avec David Graeber, nous avons essayé de montrer que l’on peut se libérer de ce boulet. Il n’y a aucune preuve historique, archéologique ou anthropologique pour encore croire ce récit. Il n’est pas question de donner la direction à suivre. Mais il y a un futur différent possible.

PROFILS
David Wengrow. Professeur d’archéologie comparée de l’University College de Londres, il est spécialiste de l’origine de l’écriture, des sociétés néolithiques et de l’émergence des premiers États en Égypte et Mésopotamie.
David Graeber. Anthropologue et économiste américain, décédé en 2020, il était « l’un des intellectuels les plus influents du monde anglo-saxon » selon le « New York Times ». Il a été une des figures du mouvement Occupy Wall Street en 2011. Il est le théoricien du concept de « bullshit job » et l’auteur de « Dette : 5 000 ans d’histoire ».

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