« Depuis le procès, je ne suis plus la même, il y a des choses que je faisais et que je trouve aujourd’hui inutiles et d’autres que je ne faisais pas et que je veux faire ». Eliane Dommange comme son oncle Maurice David Matisson, sa cousine Esther Fogiel, comme Michel, Juliette et quelques autres, a voulu consommer jusqu’à la lie le procès de Bordeaux. Avec son mari, elle a laissé Paris pour s’installer pendant ces longs mois dans la capitale girondine. Souvent, elle quittait brusquement la salle d’audience. Souvent, ses yeux s’embuaient de larmes derrière ses lunettes. Souvent, la colère faisait trembler sa voix fragile. Souvent, sous la sexagénaire discrète pointait la petite fille de 8 ans qu’elle fut en 42. Elle était là avec son frère Jacky pour incarner la mémoire d’Antoinette et Henry Alisvask, commerçants d’origine Lettone, interdits d’activité, sauf de cacher des résistants, des francs tireurs… Henry et Antoinette et leurs trois enfants furent arrêtés dans leur appartement de la rue Buhan à Bordeaux alors qu’ils attendaient le passeur pour gagner la zone libre. Conduits au Fort du Hâ, les enfants furent sauvés grâce à l’intervention d’un gendarme. Comme 6 autres membres de sa famille, ses parents périrent dans les camps d’extermination. Cet entretien s’est déroulé fin octobre 1999, au lendemain de la tentative de fuite de Maurice Papon.



Quel sentiment avez vous éprouvé en voyant Maurice Papon emprisonné ?

C’est vrai que cela me fait plaisir mais je ne peux pas le manifester parce que j’arrive pas à bien me l’expliquer. Moi j’ai toujours dit qu’envoyer Papon en prison à son âge, ce n’est pas un but en soi, le but c’était qu’il soit condamné. Mais avec mon mari, nous sommes allés voir le camp de concentration en Alsace, il y trois semaines. Quand vous sortez de là, vous dites mais Papon il faut qu’il paye ! Alors vous voyez, il y a un mélange, une lutte avec moi-même. D’un côté, je suis contente, il faut qu’il se rende compte de ce que les juifs et les résistants ont supporté dans la déportation, les humiliations… Et il y a mon côté humanitaire qui dit : « mais à quoi ça sert ? » Pourtant il vaut mieux ne pas penser à Papon, mais à la génération d’aujourd’hui en disant : « quoi qu’ait fait un homme, il faut aller au bout de la peine ».

La fuite de M. Papon en Suisse vous a-t-elle surprise ?

Pas du tout, on l’a vu pendant les 6 mois du procès, il a toujours fui même si des fois, il lâchait un petit mot en disant : « c’est moi qui tirais les ficelles, j’étais à une réception avec les nazis le jour où l’on déportait des juifs », ou « j’étais à la chasse avec les SS. » Non, j’aurai été étonné qu’il se présente…

Dans votre déposition vous avez dit : « le pardon, je ne pourrai pas ». Etes-vous toujours sur ces positions là ?

Non, je ne peux pas pardonner à Papon. Il a arrêté et fait déporter mes parents, ces gens qui n’avaient rien fait. C’étaient monsieur-tout-le-monde bien que j’aie appris un mois avant le procès qu’ils avaient fait de la résistance. Quand on est résistant, on sait les risques et les responsabilités que l’on prend mais là ils ont été déportés. Pourquoi ? Pour rien ! Parce qu’ils croyaient au même dieu que tout le monde mais d’une autre façon, et ça je peux pas l’admettre…

Éliane et les photos de ses parents



Toute votre vie vous avez été confrontée à ce que vous appelez « la face grise de votre histoire », ces cauchemars la nuit, en contradiction avec ce que vous viviez dans votre famille, ces nuits où vous étiez de nouveau l’enfant qu’on enlevait à ses parents et cette crainte qu’on vous prenne les vôtres…

Hier soir je discutais avec mon fils, il en a parlé pour la première fois avec ses collègues, il n’avait jamais pu le faire, dire notamment qu’il avait porté plainte, qu’il avait participé au procès, et j’ai senti que quelque chose se dénouait chez lui… Ces événements ont marqué une grande partie de mon enfance, de mon adolescence et même de ma vie de femme. J’ai jamais osé dire que j’étais juive alors que d’autres l’ont proclamé après la guerre. Récemment, j’étais à une fête populaire et il y avait un car avec à l’intérieur des gens qui écoutaient quelqu’un parler, c’étaient des femmes qui étaient immobiles et qui regardaient vers l’avant du véhicule et bien, cette image m’a fait craquer… Je pense que c’est lié à mon histoire. Car je n’ai aucun souvenir conscient de la manière dont nous avons descendu nos trois étages, et dont nous avons été transportés. J’ai été émue au point de ne pas pouvoir regarder cet autobus, car je voulais garder une contenance. Mais si j’avais été seule, je crois que j’aurais regardé pour aller chercher au fond de moi même… Savoir pourquoi ça me rappelait quelque chose qui me prend… Tout ça pour vous dire que 55 ans après, ça marque…

Dessin Édith Gorren (edith.gorren.fr)

A partir de quand avez vous accepté l’absence ?

J’ai jamais cru que mes parents nous avaient abandonnés, ça ne m’a jamais effleuré, j’ai toujours pensé qu’ils allaient revenir, je les attendais à chaque coup qu’on frappait à la porte, et puis les jours, les mois, les années passent et j’ai jamais voulu accepter qu’ils soient morts dans un camp, je me suis toujours dit : bon, c’est arrivé mais j’ai toujours pensé qu’ils avaient perdu la mémoire, c’est peut-être pour moi mais j’avais besoin qu’ils vivent quelque part, qu’ils vivent heureux quelque part, je m’étais fait un cinéma, et persuadé qu’ils avaient fondé une famille… Non pas pour nous abandonner car on se sentait très aimés de nos parents. Mais il fallait pour moi, petite fille, que je leur refasse une destinée et une vie, je pense que c’est ça et que ça m’a beaucoup aidé aussi…

Allez-vous essayer d’aller plus loin aujourd’hui, l’affaire est terminée sur le plan judiciaire, le temps va faire son œuvre mais allez-vous l’aider en travaillant sur les mots ou bien allez-vous laisser le temps agir ?

Le seul projet que j’ai mais je ne sais pas si je pourrai : je voudrais aller au camp d’Auschwitz, je sais que ce sera difficile. Pas demain, peut-être pas après demain, mais j’irai. Peut-être pas pour moi, par devoir pour mes parents, pour ma famille et je voudrai pouvoir le faire. Ce serait peut-être une façon de les enterrer définitivement…

                                                            Jean-François Meekel

A suivre Esther Fogiel

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