La ville la plus au sud de la bande de Gaza, qui abrite désormais la majorité de la population palestinienne, a connu entre dimanche et lundi sa pire nuit de bombardements israéliens. Deux otages ont été libérés. Des humanitaires français de retour de mission témoignent.
12 février 2024 à 17h57
Mise en garde
Cet article fait état de situations médicales particulièrement difficiles, sa lecture peut être choquante.
Porte d’entrée principale d’une aide humanitaire entravée par le siège complet imposé par Israël, Rafah est le dernier refuge de 1,4 million de personnes selon les Nations unies, soit la majorité de la population palestinienne (dont 600 000 enfants selon l’Unicef). Au sud de la bande de Gaza, à la frontière, fermée, avec l’Égypte, habitant·es et personnes déplacées s’y entassent dans un dénuement extrême.
Assurant que « la victoire » est « à portée de main », ce qu’il répète depuis quatre mois sans parvenir à détruire le Hamas au prix d’un massacre de civils (plus de 28 000 morts, dont 70 % sont des femmes et des enfants) et de destructions généralisées, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a ordonné à son armée de préparer une offensive sur la ville surpeuplée, inquiétant la communauté internationale.
Son principal allié, le président américain Joe Biden, avec lequel les relations continuent de se dégrader, l’a exhorté, lors d’un entretien téléphonique, dimanche 11 février, à ne pas agir sans un plan « crédible » de protection des civils. C’est la première fois que les deux hommes se parlaient depuis que Biden a jugé, jeudi 8 février, la riposte israélienne à Gaza « excessive »,après des mois d’un soutien massif et inconditionnel de plus en plus indéfendable.
Plusieurs États augurent d’une « catastrophe humanitaire » si Nétanyahou met son plan à exécution, au mépris d’une partie de son gouvernement, divisé entre des suprémacistes juifs qui réclament la guerre à tout prix et des centristes qui espèrent la libération des plus de 130 otages restants, leur priorité. L’Égypte voisine a menacé, pour sa part, de suspendre le traité de paix signé avec Israël si ce dernier lance ses troupes sur Rafah. Le Hamas a répondu qu’une telle attaque « torpillerait » tout accord pour une libération des otages.
Dans la nuit du dimanche 11 au lundi 12 février, Rafah a subi les bombardements les plus violents jamais connus, lesquels ont provoqué des dizaines de morts. Plusieurs secteurs ont été ciblés. Au cours de cet assaut, les services de sécurité israéliens ont annoncé avoir libéré deux otages israélo-argentins, « Fernando Simon Marman, 60 ans, et Louis Har, 70 ans », enlevés le 7 octobre 2023 au kibboutz Nir Yitzhak aux côtés de trois autres membres de leur famille (libérés le 28 novembre lors de l’accord conclu entre l’État hébreu et le mouvement palestinien).
Pour les humanitaires qui exercent leur mandat dans la bande de Gaza, une offensive sur Rafah, devenue un gigantesque campement de déplacé·es en plein hiver, provoquerait « un massacre de très grande ampleur », prévient le médecin français Raphaël Pitti, de l’ONG Mehad (ex-UOSSM), spécialiste de la médecine de guerre. Il rentre de Gaza et ne cache pas combien il a été « affecté » par ce qu’il a vu. « Il faut un cessez-le-feu maintenant, pas demain, pour la population plongée dans une situation inhumaine,affirme-t-il. La communauté internationale doit agir, Nétanyahou doit quitter le pouvoir, il a perdu le sens de la réalité. »
Hôpitaux submergés
Raphaël Pitti a séjourné à Gaza du 22 janvier au 6 février, notamment à Rafah. Il raconte, la voix émue, « l’enfer »,des hôpitaux pris d’assaut qui manquent de tout, une foule qui vivote dans la misère, la boue, les immondices, dans les rues où il n’y a « plus un seul espace de libre ». « Je n’ai connu cela qu’en Yougoslavie au début de la guerre. On est dans un chaos total. »
Il décrit Rafah comme une « cour des miracles » : « Dans les hôpitaux, des milliers de personnes survivent dans les couloirs. La population est affamée. Elle cherche en permanence de l’eau, de la nourriture qui coûte deux à trois fois plus cher. Les gens n’ont pas d’argent, pas accès à leur compte bancaire s’ils en ont encore, ils n’ont plus de moyens pour se nourrir, se laver, se vêtir. Pour gagner un peu d’argent, on voit des métiers apparaître sur les trottoirs, un couturier, un cordonnier pour réparer des chaussures, des vêtements. D’autres rechargent les téléphones, les briquets. »
« Il y a énormément d’enfants,poursuit Raphaël Pitti. Le seul endroit de distraction pour eux, c’est l’intérieur des hôpitaux. Ils les connaissent parfaitement, assistent aux opérations à même le sol, vont chercher des gants et des seringues usagées pour les remplir d’eau stagnante et jouer à se faire la guerre en s’éclaboussant. Ils sont sales, dénutris. Grâce à l’hôpital, il y a de la nourriture mais pas de nourriture équilibrée, ils ne mangent que des céréales et du sucre. Les légumes et les œufs sont beaucoup trop chers. »
Vous vous tournez vers les malades que vous pouvez sauver. Quant aux autres, vous les laissez mourir.
Raphaël Pitti, médecin de retour de Rafah
Accompagné de six autres médecins français en coordination avec l’association des médecins palestiniens PalMed Europe, Raphaël Pitti a sillonné le sud de l’enclave afin d’évaluer la faisabilité d’un projet pour lequel il recherche des financements, notamment auprès du ministère des affaires étrangères français, à l’heure d’un effondrement de la santé publique : la mise en place d’une dizaine de centres de soins primaires pour les déplacé·es. Il a pour cela visité plusieurs hôpitaux, rencontré le maire de Rafah, le ministre de la santé de l’enclave, mais aussi l’équipe de Médecins du monde ou encore celle de Médecins sans frontières, et Caritas.
Aux victimes de la guerre qu’il faut sauver dans des conditions d’hygiène et d’exercice médical déplorables, aggravées par la surpopulation, des opérations et des amputations à même le sol, sans matériel anesthésique, ni possibilité de nettoyer les patient·es, s’ajoutent les malades chroniques qui, faute de traitement et de prise en charge, sont nombreux à décéder.
Raphaël Pitti reste marqué par l’histoire d’une jeune diabétique enceinte de sept mois, morte faute d’insuline ainsi que son bébé. Ou encore par celle de cet enfant de trois ans amputé d’un bras et de deux jambes. « Si nous pouvions l’envoyer dans un centre en Europe, il pourrait recevoir des prothèses bioniques pour lui redonner une vie normale. Mais s’il reste dans cet enfer, la victoire sera de lui éviter l’infection. Autrement, s’il est infecté, ce sera le saucisson, c’est-à-dire qu’il faudra le couper un peu plus pour éviter la gangrène. »
À l’hôpital européen de Gaza, débordé par l’afflux, où l’équipe internationale exerçait et était logée, Raphaël Pitti et ses collègues ont assisté, impuissants, à l’hécatombe : « Comme vous ne pouvez pas évacuer vos malades et que vous en recevez des nouveaux, vous devez les trier. Vous vous tournez vers les malades que vous pouvez sauver. Quant aux autres, vous les laissez mourir sans sédation, sans morphine, sans pouvoir les soulager. Tous les blessés du crâne sont condamnés à mort. »
Son collègue Chems-Eddine Bouchakour, médecin anesthésiste dans deux cliniques de Dunkerque, dans le nord de la France, est resté vissé au bloc opératoire durant le séjour. Il n’avait « jamais vu ça ». Il témoigne, sous le choc, avoir soigné majoritairement des civils, des jeunes, des femmes, des enfants : « Cet endroit le plus concentré sur terre en termes de population est en train de devenir l’endroit le plus concentré de handicapés, d’amputés, s’ils s’en sortent car les conditions d’hygiène sont tellement catastrophiques que les risques d’infection du moignon sont très élevés. Une amputation de la jambe va se transformer en amputation de la cuisse au bout de deux semaines si vous ne pouvez pas refaire les pansements régulièrement. »
Chems-Eddine Bouchakour a participé à des amputations à la chaîne, assisté à des désarticulations de la hanche, « c’est-à-dire qu’il ne reste que le bassin, c’est une amputation au delà de la mi-cuisse, c’est une vie de handicap très lourd ». Il est marqué lui aussi par chacun·e de ses patiente·s, telle cette mère qu’il a fallu amputer de deux jambes et d’un bras et qui a perdu ses enfants tués par un missile israélien.
Le besoin de témoigner
Il est frappé par le nombre de blessures par balles qui touchent l’abdomen, le thorax et la tête et non les membres inférieurs : « Cela veut dire qu’il y a une volonté délibérée d’attaquer ces endroits-là. » Ainsi que par les brûlures causées par les bombardements incessants : « Nous avons soigné une petite fille âgée de 7 ans, brûlée au phosphore blanc au visage et aux membres inférieurs. Sa peau était tellement sous pression que les muscles ne respiraient pas. Il a fallu ouvrir la peau en profondeur pour laisser le sang circuler pendant qu’elle hurlait de douleur en réclamant ses parents morts comme beaucoup d’enfants. »
L’équipe est venue avec des valises remplies de matériel mais « il faudrait des camions entiers tant la demande est colossale » : « Nous manquons de tout, de saturomètres, de brassards à tension, de médicaments. C’est le système D. En réa, on est obligé de réutiliser le matériel alors que les produits sont à usage unique, ce qui est en dehors des clous. Faute d’antalgiques suffisants, nous sommes obligés de donner de la kétamine, ce qui crée une addiction avec effet hallucinogène. Cela marche pour la médecine de guerre, les pansements, mais au bout de cinq, six fois, cela crée une dépendance. »
Comme Raphaël Pitti, Chems-Eddine Bouchakour éprouve le besoin de témoigner auprès des médias : « Il faut que ça sorte, non pas pour moi, mais pour les Palestiniens qui se sentent totalement abandonnés. C’est notre responsabilité. Lorsqu’ils nous ont vus arriver, ils ont couru de joie derrière notre minibus. Des enfants nous ont demandé si on allait arrêter la guerre puisque les Israéliens nous avaient laissés entrer dans Gaza. » La plupart des patients qu’il a soignés « préfèrent mourir plutôt que vivre tant ils sont touchés dans leur dignité, réduits à des êtres qui ne seraient pas humains ».
Nous sommes, en tant que personnel médical, comme les journalistes, une cible potentielle. Israël souhaite agir à huis clos.
Chems-Eddine Bouchakour, médecin anesthésiste
Chems-Eddine Bouchakour, Raphaël Pitti et cinq autres collègues français n’ont pu mener à bien leur mission que grâce au collectif international d’ONG qui s’est récemment créé, les Israéliens empêchant toutes les organisations non gouvernementales ou les reporters d’entrer : « Nous sommes passés par l’association des médecins palestiniens, PalMed, qui elle-même s’était rapprochée de l’association humanitaire koweïtienne Rahma regroupant une vingtaine de médecins, américains, anglais, suédois, palestiniens, jordaniens et nous. »
De retour en France, de cette « mission périlleuse », il pense à ses collègues palestiniens qui travaillent sans s’arrêter depuis quatre mois. Comme Nidal, qui n’est pas rentré chez lui depuis 120 jours : « Il vit à l’intérieur du bloc opératoire avec son père et ses deux enfants qui se rendent utiles en nettoyant le local. Notre venue lui a permis de souffler un peu. » Combien de temps Nidal et ses collègues vont-ils tenir sous le feu de l’artillerie et de l’aviation israéliennes ? Pour Chems-Eddine Bouchakour, « un génocide est en cours : il faut l’arrêter ».
Il a rencontré un journaliste palestinien qui avait trouvé une chambre à louer pour s’y réfugier avec femme et enfants près de Rafah, leur maison ayant été bombardée. Il n’a pu y passer qu’une seule nuit. Lorsque le propriétaire a su qu’il était journaliste, il lui a demandé de partir car, par son métier, il mettait en danger tous les réfugiés de la maison. « Nous sommes, en tant que personnel médical, comme les journalistes, une cible potentielle. Israël souhaite agir à huis clos. Frapper Rafah, où la majorité de la population palestinienne est aujourd’hui réfugiée, serait un carnage. »