C’était il y a quatre-vingt ans. Le 10 janvier 1944, Boris Cyrulnik est arrêté avant d’être enfermé dans la grande synagogue de Bordeaux, avec 360 autres juifs. Devenu neuropsychiatre et écrivain, il est l’un des cinq survivants de cette avant-dernière rafle en Aquitaine.

Le 10 janvier 1944, Boris Cyrulnik est arrêté, rue Adrien Baysselance, quartier Saint-Genès à Bordeaux. Ses parents déjà déportés en 1942, il est emprisonné avec 360 autres juifs dans la grande synagogue de Bordeaux. Il réussira à échapper aux camps de la mort en se cachant dans les toilettes du bâtiment.

Deux naissances

Il n’avait que six ans. “J’ai eu deux naissances. La première en juillet 1937, quand je suis arrivé au monde et la seconde, le 10 janvier 1944”. Au petit matin, celui qui n’était alors qu’un enfant est arrêté par la police française et les militaires allemands. “J’étais caché par la famille Farges. J’ai entendu un responsable, probablement un officier de la Gestapo dire qu’il fallait m’arrêter, sans quoi, ils me retrouveraient des années plus tard, face à Hitler avec un fusil”, se souvient Boris Cyrulnik. “Ce qui était plutôt bien vu”. 

À l’époque et encore aujourd’hui, je me demande pourquoi être juif me condamnait à mourir.Boris Cyrulnik

Neuropsychiatre et rescapé de la rafle du 10 janvier 1944

Ce matin-là, l’enfant est au cœur des horreurs de la guerre. “J’ai appris que j’étais juif et que j’étais condamné à mort, parce que j’étais juif”, se souvient le rescapé. Sa mémoire est vive. “Elle est précise dans ce que j’ai sélectionné. D’autres pourraient raconter une tout autre histoire que la mienne”, prévient celui qui a œuvré toute sa vie à surmonter ce traumatisme.

Marguerite Farges, institutrice bordelaise qui a recueillie Boris Cyrulnik
Marguerite Farges, institutrice bordelaise qui a recueillie Boris Cyrulnik • © archives personnelles

La table de la mort

Arrivé à la synagogue, le jeune garçon est placé dans une file, avec d’autres juifs arrêtés. “Il y avait deux tables. Devant, un officier allemand, comme on peut le voir dans les mauvais films avec des bottes et un air autoritaire, triait les personnes”, raconte Boris Cyrulnik. “La rumeur disait qu’une table menait à la mort, mais personne ne savait laquelle”. C’est le tour du petit garçon. Face à lui, l’homme qui notait les noms des prisonniers se fige. “Quand il a entendu mon nom, il a sursauté en faisant tomber sa chaise avant de partir”, explique Boris Cyrulnik. 

C’est là que j’ai compris que c’est lui qui m’avait dénoncé.Boris Cyrulnik

Neuropsychiatre et rescapé de la rafle du 10 janvier 1944


Pendant deux jours, le petit garçon restera enfermé dans la grande synagogue, au milieu des cris et des pleurs. “Il y avait des barbelés partout, des soldats en armes. De temps en temps, la porte s’ouvrait et la lumière entrait, laissant passer de nouvelles personnes”. Lui, restera alors deux nuits “entre deux haies de barbelés”. “Ils distribuaient des tasses de café qui leur permettait de compter les prisonniers et donc les potentielles évasions”, se souvient Boris Cyrulnik. Pour les enfants, une infirmière donnait du lait concentré sucré, avec le même dessein. “J’évitais la dame qui en distribuait, c’est ce qui m’a permis de ne pas être rassemblé avec les autres enfants”.

Entre la chasse et le plafond

Sur son fauteuil, il observe des jeunes qui regardent vers le ciel. “Ils cherchaient un moyen de s’échapper, mais c’était impossible”. Pourtant, il déjoue la vigilance des gardes, ce 12 janvier 1944. “Je suis allé aux toilettes, j’ai grimpé le long de la chasse d’eau et je me suis blotti entre la chasse et le plafond”, explique Boris Cyrulnik. 

En silence, il entend alors la synagogue se vider et les gardes s’éloigner. “Quand tout a été silencieux, je me suis laissé tomber et je suis sorti par la porte qui était grande ouverte”. Un groupe d’hommes, “probablement la Gestapo” l’aperçoit, mais aucun ne bouge. Boris repère alors une infirmière, Andrée Descoubès, qui lui fait discrètement signe. “J’ai dévalé les escaliers, comme le landau dans Le Cuirassé de Potemkine. Je dévalais les marches vers la mort, du moins, c’est l’image que j’en ai gardée”, se souvient le rescapé. “Quand je suis revenu, j’ai réalisé qu’il n’y avait pourtant que deux petites marches”. 

Le jeune garçon plonge alors dans l’ambulance, une fourgonnette réquisitionnée, et se cache “sous le corps d’une femme qui était en train de mourir”. En chemin, il est orienté vers la cantine de la faculté de droit, où des personnes le cachent “dans une grande marmite”. 

À Paris, sans électricité ni chauffage

D’abord caché par “une kyrielle de Justes”, il sera ensuite placé dans des institutions à la libération de la France. “C’est ma tante, la sœur de ma mère, qui m’a retrouvé, je ne sais comment”. Il a alors dix ans, et les affres de la guerre continuent de le poursuivre. Désormais à Paris, Boris Cyrulnik vit dans la plus grande précarité. “Nous vivions à deux dans 7 m², sans eau ni chauffage, avec des tickets de rationnement”.

Une vie de souffrance, qu’il finit même par voir comme une malédiction. “Sans famille, sans origine, sans papiers, tous me disaient de ne pas me lancer dans des études ou d’abandonner l’idée de trouver un travail”, relate celui qui deviendra neuropsychiatre et auteur de 18 ouvrages à succès.

Tout le monde s’est opposé à ce que je devienne normal.Boris Cyrulnik

neuropsychiatre et rescapé de la rafle du 10 janvier 1944

Déni névrotique

Jusque dans les années 1970, la Shoah est taboue. L’histoire de ces juifs est inaudible. “Quand je racontais mon histoire, tout le monde éclatait de rire en me disant que je mentais. D’autres, me disaient que les juifs se plaignaient tout le temps”, explique Boris Cyrulnik. “Certains m’ont même dit “tu sais, pour nous aussi, c’était dur, on n’avait plus de beurre”. C’était violent”.

À l’époque, la guerre traumatise encore. La population veut oublier, et fait taire les témoignages des juifs rescapés. Boris Cyrulnik aussi veut oublier. “Ça a été une inhibition, un déni névrotique. Je n’avais pas la force de subir la mémoire de l’horreur du passé”. 

Boris Cyrulnik attendra quarante ans avant d’accepter son passé. “J’ai été invité par RCF pour mon premier ouvrage. Une femme avait appelé la radio expliquant que je devais être le petit garçon de la rafle. J’ai pris un taxi pour son domicile”, sourit Boris Cyrulnik.

C’était Andrée Descoubès et nous avons immédiatement repris la même conversation qu’en janvier 1944.Boris Cyrulnik

neuropsychiatre et rescapé de la rafle du 10 janvier 1944

De retour à Bordeaux pour un congrès, Boris Cyrulnik alors devenu neuropsychiatre, revit son enfance. “Aux Quinconces, je me revoyais avec ma mère. Sur la place de la Comédie, j’ai eu ces images d’une foule dansante et chantante après le largage de la bombe nucléaire sur Hiroshima”, liste le psychiatre. Il reviendra même à la synagogue, pour les 70 ans de la rafle, accompagné par l’anthropologue bordelaise Carole Lemée. 

Pendant près de 40 ans, Boris Cyrulnik n'est pas revenu à Bordeaux.
Pendant près de 40 ans, Boris Cyrulnik n’est pas revenu à Bordeaux. • © France 3 Aquitaine

Résilience

Ce traumatisme, Boris Cyrulnik a décidé de le mettre au profit de sa carrière. “Cette malédiction, je l’ai entendue aussi pour les enfants des banlieues, des familles en difficulté. Comme s’ils étaient condamnés”. En lui, une révolte gronde et résonne lorsqu’il découvre le travail d’Emmy Werner, une psychologue américaine. “Elle a fait une étude sur les enfants abandonnés d’Haïti. Malgré leur condition de vie, 23 % d’entre eux avaient appris à lire et à écrire et n’étaient pas plus névrosés que moi”, explique Boris Cyrulnik. “Elle a appelé cela la résilience, la capacité à trouver la force de se reconstruire après un traumatisme”.

Ce concept va devenir le fil d’Ariane de sa carrière. Il crée un congrès international pour travailler sur la question, “le départ de milliers d’articles”.  L’un de ses ouvrages, “Sauve-toi, la vie t’appelle”, fait d’ailleurs directement référence à une phrase, qu’il aurait entendu en lui, lors de son enfermement à la synagogue de Bordeaux. 

Aujourd’hui, il publie “Quarante voleurs en carence affective”. Un ouvrage sur “les racines de la guerre” et la “violence du monde”, expliqué par le “désert affectif où la plupart des enfants s’éteignent”. 

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