Touchée quotidiennement par des tirs de roquette, la population de la capitale ukrainienne déploie une énergie considérable pour aider les combattants et les victimes de l’agression russe.

Un cratère de plusieurs mètres de large, entouré par une foule d’habitants sous le choc. Ce matin du 18 mars à Kyiv, ce quartier résidentiel de la rue Podilovsky a vu une roquette tomber sur ses toits alors que le jour n’était pas encore levé. Ici, pas de bâtiment stratégique, pas de base militaire ni de ministère. Seulement quatre immeubles d’habitation. Le souffle a été puissant, les dégâts sont impressionnants.

À gauche, les vitres de l’école maternelle se sont fragmentées en milliers de petits morceaux qui se reflètent au soleil. Des dames âgées louent le ciel qu’il n’y ait pas eu d’enfants à l’intérieur. À droite, des appartements dont la façade s’est effondrée bâillent, la « gueule » grande ouverte, les canapés et photos de famille pendent dans le vide à la vue de tous. Même les petits garages en tôle ont brûlé, les voitures avec. Il ne subsiste que l’odeur d’essence, balayée par un vent qui fait danser les rideaux désormais à l’air libre. Un homme s’approche, montre dans ses mains des restes de roquette. Il pointe du doigt son immeuble, mime la destruction de son appartement, jonché de débris. Bilan de la frappe ? Un mort. Quatre blessés.

Partout dans les maisons, les habitants s’activent. Balai en main, des grands-mères sur le pas des portes ramassent des brouettes entières de gravats où se mélangent briques, métal et bibelots projetés là par le souffle de l’explosion. Dans les appartements, on retire un à un les bouts de verre des matelas comme si, dès ce soir, on allait pouvoir y dormir à nouveau. Deux cents mètres plus loin, les dégâts sont moindres, seules les vitres ont été brisées. Alors des hommes distribuent des mètres de film plastique pour isoler les trous béants. Ici, on pourra revivre ce soir sans courants d’air.

Priorité à l’aide de première nécessité : achat d’eau, de nourriture, de médicaments.

Depuis le début de l’invasion russe, Kyiv est pourtant plus préservée que les villes de l’est comme Kharkiv et Marioupol, sous les bombardements incessants. Les troupes de Vladimir Poutine, aux portes de la capitale, peinent à faire tomber Brovary et Irpin, deux cités de banlieue qui leur ouvriraient la route pour entrer dans la ville. Mais les roquettes frappent, comme pour prévenir la plus grande ville du pays et y instaurer la terreur.

« Fière de mon quartier »

Au nord-ouest de la ville, une salle de sport pour enfants a été reconvertie en local par Irina. La quadragénaire, directrice du théâtre du quartier, a dès le premier jour voulu se rendre utile malgré l’état de choc. « En psychologie, c’est très simple, on nous apprend que, lorsque tu es frustré par ton impuissance, la meilleure manière d’y remédier est de faire quelque chose. » Autour de son cou, elle a noué un khustka, le foulard traditionnel ukrainien habituellement porté par les « babussias », les grands-mères. Elle sourit en ouvrant la porte du local, situé à quelques kilomètres seulement de la ligne de front.

Sur le mur, une galerie de photos de gamins du quartier qui jouent aux échecs, témoignage d’une vie d’avant la guerre. Sont-ils partis ? Sont-ils restés ? Sont-ils en sécurité ? À chaque bombardement, Irina marque une pause dans son flot de paroles, lève les yeux vers le ciel puis reprend : « Comme tout le monde, j’ai d’abord posté sur Facebook. Je voulais aider les victimes des autres villes, traumatisées par la guerre. » Mais, dans l’urgence, priorité a été donnée à l’aide de première nécessité. Achat d’eau, de nourriture, de médicaments : « Nous voulions apporter notre aide à tous ceux qui ont rejoint les checkpoints pour nous défendre, puis être aux côtés des personnes âgées qui ne pouvaient plus sortir faire leurs courses. » Cette solidarité, si elle a pu passer par les réseaux sociaux, ne tire pourtant pas de là son essence : « Ça n’était pas très organisé et nous avions la pression d’agir mieux et plus rapidement, car les gens avaient vraiment besoin de nous ».

Petit à petit, des rencontres ont lieu, des réseaux se tissent. Ainsi naissent les chaînes de solidarité. Ici, au local, l’une des élèves d’Irina au théâtre l’a rejointe pour lever des fonds et l’épauler dans sa tâche. Avant la guerre, Ira était ingénieure « mais, aujourd’hui, c’est moi qui donne des ordres à mon patron », rit-elle, son supérieur ayant rejoint leur groupe d’entraide. En quelques jours, elles lèvent 500 000 hryvnias, l’équivalent de 15 000 euros. Avec cette somme, elles commandent à des manufactures du pays plusieurs milliers de balaklavas – des cagoules chaudes – et d’autres vêtements militaires. Car l’hiver est rude et les températures négatives sont ressenties par les volontaires de la défense territoriale, qui passent leurs journées à contrôler les check-points ou à combattre au nord de Kyiv.

« C’est un réseau de la vraie vie, poursuit Irina, beaucoup d’énormes structures tentent de travailler avec tout le monde. Mais c’est impossible. Au niveau local, si on se concentre sur certains besoins particuliers, au moins ça fonctionne. » Elle qui n’aimait jusqu’à présent pas son quartier, qui rêvait de revenir à Paris, tire aujourd’hui de cette « entraide horizontale, où l’on tire le meilleur de chacun », une véritable et sincère fierté, « il n’y a plus de différence entre les gens. Tu n’es pas mieux car tu as un bon salaire ou une grosse voiture. Il n’y a plus qu’une chose qui compte désormais : ce que tu peux faire pour aider ton quartier et ton pays ».

Six amies ont levé près de 100 000 euros de fonds pour aider la défense civile.

En bordure du Dniepr, dans le sous-sol d’un petit restaurant, six femmes ont transformé l’établissement en stock de dons. Daria, 28 ans, voit son petit ami rejoindre les rangs de la défense territoriale. Et constate du même coup le manque criant de matériel à leur disposition. Avec ses amies, elles fondent alors « Palyanystya ». Ce nom vient d’un pain traditionnel ukrainien, devenu blague courante sur les check-points. Son nom serait impossible à prononcer pour les Russes, alors, à l’image d’un nom de code, les volontaires armés le font dire aux conducteurs sur les grands axes pour repérer parmi eux d’éventuels espions. Ici, près de 100 000 euros ont été levés grâce aux réseaux sociaux, qui ont permis aux six amies d’acheter des équipements pour celles et ceux qui ont rejoint la défense civile : « Nous avons acheté sept voitures, des gilets pare-balles, des casques, tout ce dont ils peuvent avoir besoin pour protéger Kyiv. » Ces dons viennent de l’Europe entière. Une écrivaine, spécialiste de l’Holocauste, a même apporté son aide depuis Berlin pour fournir des systèmes de communication radio aux volontaires.

« Plutôt aider que partir »

« Plusieurs d’entre nous sont en train de se former aux premiers secours en zone de combat », indique Salem, 27 ans. Dans ce bar du centre-ville, une dizaine de jeunes anarchistes et syndicalistes se sont réunis pour mettre en place un réseau solidaire en adéquation avec leur philosophie. « Le premier jour, quand la Russie a commencé son invasion, un ami de Sibérie m’a écrit. Il m’a dit : mon vieux, je suis désolé, j’ai tellement honte, je veux vous aider », raconte le jeune homme entre deux cartons remplis de gants et de bonnets. Plusieurs de leurs amis, membres d’organisations de gauche en Ukraine, ont rejoint les rangs de la défense territoriale.

La majorité des bénévoles, ici, sont précaires, free-lance ou chômeurs. Le mouvement antifasciste ukrainien, qui vit une période difficile depuis 2014 et l’assassinat de plusieurs de ses figures par des groupuscules fascistes, se reforme petit à petit à l’ombre de la guerre. « Nous avions trois choix : fuir, aider ou combattre. Et aider, c’est déjà de la résistance », défend Salem. À 36 ans, Sergei confirme : « Je suis plus utile ici en organisant l’aide aux combattants et aux personnes qu’à tenir une kalachnikov dont je ne sais pas me servir. »

Le journaliste et militant antifasciste a, comme beaucoup, fui la capitale dans les premiers jours, avant de rebrousser chemin. « Chaque jour où je n’étais pas ici, je m’en voulais. Je suis heureux d’être revenu. » Grâce à ses levées de fonds, le groupe a bénéficié de la solidarité de nombreuses organisations de gauche à travers le monde. Dans le sous-sol où ils cohabitent désormais, on croise même Arthur, un jeune internationaliste américain, venu prêter main-forte il y a une semaine. « Quand je me suis engagé au Rojava en Syrie en 2019, il y avait cette même idée qui m’animait : venir en aide aux camarades qui luttent à travers le monde. Si pour le moment je ne combats pas, je fais tout ce que je peux faire. »

Terrés fin février dans les abris et les stations de métro, les habitants de Kyiv commencent à sortir de nouveau pour s’organiser. Malgré les informations des services de renseignement britanniques selon lesquelles la prise de la capitale reste l’enjeu majeur des forces russes dans les prochaines semaines, hommes et femmes gardent l’espoir que leur ville ne tombera pas. Et se préparent à affronter l’occupant.


Louis Witter

par Louis Witter
publié le 22 mars 2022

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