A la (re)découverte des classiques africains (6). Publié en 1971, ce roman de Bessie Head, écrivaine botswanaise née en Afrique du Sud, se démarque des fictions anti-apartheid de l’époque.

Par Kidi Bebey

Une femme bochimane à New Xade, au Botswana, en 2005.
Une femme bochimane à New Xade, au Botswana, en 2005. GIANLUIGI GUERCIA / AFP

Marou, le troisième livre de l’écrivaine botswanaise Bessie Head (1937-1986), est de ces lectures qui vous prennent par surprise et vous laissent émerveillé. On y rencontre Margaret, une institutrice fraîchement diplômée qui s’apprête à prendre ses fonctions dans un petit village. Sur son chemin, elle croise deux hommes, deux amis indéfectibles, Marou et Moleka, qui tombent l’un comme l’autre amoureux d’elle. Sous le choc, Moleka a l’impression de « trouver à l’intérieur de lui-même une mine d’or qu’il n’avait pas su y être auparavant ». Mais Margaret est issue d’une tribu méprisée et ne doit son éducation qu’au fait d’avoir été élevée par une missionnaire britannique qui l’a recueillie orpheline.

L’amour peut-il triompher des préjugés ? Qui, de Marou ou Moleka, épousera Margaret ? L’amitié entre les deux hommes résistera-t-elle à leur rivalité ? C’est sur cette trame dramatique que Bessie Head tisse son livre, dont l’un des premiers sortilèges vient sans doute de son oscillation entre les genres littéraires. Le roman s’y mêle au conte et à la fable, tout en empruntant à la tragédie antique. Aux dialogues souvent lyriques succèdent descriptions et didascalies. Ici on croise, entre autres, un homme aux sourcils « en forme de nuages orageux », une chèvre capable de parler aux humains et un roi subjugué par une roturière de la plus basse extraction.

Car Marou, on le découvre, est un chef traditionnel et, à ce titre, règne sur une cour, des sujets, des espions, ainsi que des serviteurs-esclaves issus de la même caste d’intouchables que celle de Margaret. Ses sentiments pour cette dernière déclenchent une révolution, car « un jour était venu, où il avait décidé qu’il ne lui fallait d’autre royauté que celle d’avoir une épouse dont il savait bien que chacun la mépriserait du fond du cœur ». Marou ne peut briser le tabou d’un mariage avec une paria, mais Moleka ne peut non plus prétendre épouser la femme que son roi convoite. Quant à Margaret, aux prises elle aussi à un grand désarroi, elle trouvera, grâce à l’art et à l’amitié, un chemin vers l’apaisement.

Femme, bochimane et métisse

Derrière le voile enchanteur de son originalité formelle, le roman soulève des problématiques tout aussi graves qu’inhabituelles : ethnicité, castes, racisme, ostracisme. Paru en 1971, Marou (publié en France par les éditions Zoé dans une traduction de Christian et Nida Surber) se démarque en effet des fictions anti-apartheid, Bessie Head choisissant de confronter les sociétés d’Afrique australe à leurs propres démons. « Ils aimaient, en tant qu’Africains, prétendre qu’ils étaient incapables de se laisser aller à l’oppression et au préjugé. Ils avaient toujours su que c’était là, mais aucun oppresseur ne croit en son oppression », commente-t-elle lorsque l’entourage de Marou s’indigne de son attitude.

Et quand les insultes pleuvent sur Margaret – « Bochimane ! Race inférieure ! Bâtarde ! » –, la romancière impose encore ce regard réflexif : « Avant que l’on n’eût universellement cessé d’aimer l’homme blanc, en raison de sa façon de voir le monde, cette conception s’était installée. »

Née métisse en Afrique du Sud, Bessie Head s’exile au Botswana à l’âge de 27 ans mais doit patienter encore quinze ans avant d’obtenir la nationalité de son pays d’adoption. Cette double expérience lui vaut de connaître sans doute mieux que personne la difficulté de n’appartenir jamais totalement à un groupe ou à un lieu. Et c’est ce qui s’exprime à travers le personnage de Margaret : à la fois femme, bochimane et métisse, elle incarne l’antihéroïne absolue.

La passion qui anéantit la violence

Considérée aujourd’hui comme une icône de la littérature botswanaise, Bessie Head n’a pas toujours été comprise : « J’ai dû souvent affronter des publics hostiles qui m’interpellaient avec impatience : “Pourquoi vous a-t-on invitée ? Vous n’êtes pas un écrivain politique engagé.” J’étais incapable d’écrire sur [l’Afrique du Sud] et ses habitants, incapable d’y puiser quelque magie ou quelque charme que ce soit », dit-elle en 1985.

Dans Marou, assurément, le charme opère grâce à la fulgurance de la passion qui anéantit la violence : « L’amour que l’on porte à l’humanité offre la meilleure des bases pour changer le monde », y affirme l’écrivaine. Marou partira-t-il au bras de sa belle ? « Dans son âme régnait un ciel d’un bleu limpide […] et quand tout aurait été dit et fait, cette terre serait nettoyée de tout ce qu’il détestait. » En romancière magicienne, Bessie Head a marqué son époque par sa plume étrange et intense. L’envoûtement d’une écrivaine sans pareil.

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