Alors que le pouvoir égyptien communique sur l’accueil de 31 nourrissons prématurés venus de l’hôpital Al-Shifa, reportage dans la capitale auprès des rares blessés évacués de Gaza vers l’Égypte depuis le début du mois de novembre.

Julie Paris

20 novembre 2023 à 19h53

Le Caire (Égypte).– Depuis le 7 octobre, moins de deux cents patient·es gazaoui·es ont été évacué·es en Égypte. Les cas plus sérieux sont hospitalisés au Caire. Dans la chambre 4301 de l’hôpital Al-Nasser, les bips incessants des appareils et les rondes des vigiles rythment les récits de ces civils dont l’existence a été balayée par l’offensive israélienne dans la bande de Gaza. 

Safia Khalil Hassan est une rescapée. Son regard inquiet salue les visiteurs et visiteuses qui s’engouffrent dans la chambre au service des soins intensifs de l’hôpital, au cœur de la capitale égyptienne. C’est au sein d’un autre établissement, à quelques centaines de kilomètres de là, qu’elle a été blessée.

D’une voix frêle, elle raconte l’horreur devenue presque banale de la guerre de Gaza. L’angoisse permanente des bombardements israéliens, la bataille pour trouver de l’eau et de la nourriture, les corps des voisins et des amis ensevelis sous les décombres ont fait partie de son quotidien jusqu’au 17 octobre dernier.

Ce jour-là, à 18 heures, Safia et son mari tournent le dos à leur maison dans le quartier de Zeitoun, à l’est de la ville de Gaza. Les messages d’avertissement de l’armée israélienne pleuvent sur leurs téléphones. Ils sont sans appel : la zone résidentielle est sous la menace d’une frappe imminente. « Nous ne voulions pas partir de chez nous, souffle la quadragénaire. Mais les enfants étaient effrayés. Ils nous suppliaient de fuir, de faire comme tout le monde. Nous avons fini par céder. »

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Safia Khalil Hassa et sa fille Wala. © Mediapart

Avec leurs six enfants, ils rejoignent à la hâte l’hôpital Al-Ahli Arab et trouvent refuge dans la cour de l’établissement : « Il n’y avait pas d’autre option. C’est censé être un endroit sécurisé. » Des centaines de personnes s’entassent dans l’enceinte du plus vieil hôpital de Gaza. Persuadée d’avoir échappé à la mort venue du ciel, Safia s’affale sur le bitume pour reprendre son souffle. Ses plus jeunes enfants sont pris d’une envie pressante. Leurs aînées les accompagnent aux toilettes : « C’est ce qui les a tous sauvés », s’étrangle la mère de famille.

En une fraction de seconde, une explosion déchire l’air. L’origine du tir est toujours contestée : missile israélien ou roquette palestinienne, les conséquences sont les mêmes. Safia gît dans une mare de sang. Un éclat transperce son abdomen. Son ventre perforé est désormais zébré d’une large cicatrice. À son arrivée en Égypte il y a deux semaines, la plaie était encore purulente, malgré les soins prodigués par les équipes médicales d’Al-Shifa, principal hôpital de l’enclave palestinienne, aujourd’hui devenu une « zone de mort » selon l’ONU.

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En raison de la gravité de ses blessures et du manque criant de médicaments, elle est évacuée en Égypte le 6 novembre. Elle laisse derrière elle son mari et cinq de ses enfants : « Je voudrais tant les revoir », gémit Safia, avant d’éclater en sanglots. Wala console sa mère : « J’ai encore du mal à réaliser que nous sommes loin de la guerre », murmure la jeune femme de 21 ans. C’est l’unique membre de la famille à avoir obtenu l’autorisation d’accompagner la blessée.

« L’armée israélienne cible aussi les convois humanitaires. J’étais terrorisée rien qu’à l’idée de monter avec elle dans l’ambulance, mais c’était le seul moyen de la sauver », explique-t-elle. L’ambulance file sous un déluge de bombes vers Rafah. Ce point de passage situé à la frontière égyptienne est à ce jour la seule porte d’entrée pour l’acheminement de l’aide humanitaire, qui arrive au compte-gouttes. C’est aussi la seule porte de sortie pour les rares civils qui ont la chance d’obtenir un précieux sésame.

La présidentielle égyptienne en ligne de mire

Depuis le 7 octobre, une poignée de Gazaoui·es seulement ont pu fuir l’enfer. Au prix d’intenses négociations entre Israël, l’ONU et le Hamas, l’évacuation des blessé·es par le poste-frontière verrouillé par l’Égypte a débuté le 2 novembre. Selon un décompte journalier opéré par le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU, 158 patients et patientes ont été transféré·es dans les hôpitaux égyptiens entre le 2 novembre et le 17 novembre. Un chiffre dérisoire au regard des 6 500 étrangers et binationaux qui ont transité par Rafah sur cette même période et une goutte d’eau face aux 30 000 blessé·es recensé·es par le ministère de la santé à Gaza, contrôlé par le Hamas.

Bien malgré eux, les blessés gazaouis sont un rouage du plan de communication du maréchal Al-Sissi, dont la position reflète l’ambivalence de l’Égypte à l’égard de cette guerre inédite. À quelques semaines à peine d’une élection présidentielle jouée d’avance, et sous prétexte de protéger la frontière, l’accès au Nord-Sinaï est cadenassé, transformant ainsi cette zone militaire en vaste zone tampon en vue d’empêcher l’affluence de vagues de réfugié·es.

Si les manifestations de soutien aux Palestiniennes et Palestiniens sont interdites, le régime du président candidat à sa réélection n’hésite pas à communiquer sur l’arrivée de la trentaine de nourrissons prématurés de l’hôpital Al-Shifa en Égypte.

Dans une interview accordée à CNN le 18 novembre, le ministre de la santé, Khaled Abel-Ghaffar, assure que 11 000 lits répartis dans 37 hôpitaux égyptiens sont prêts à accueillir les patient·es gazaoui·es. Mais, pour l’heure, quelques dizaines de blessé·es seulement sont pris en charge dans un hôpital de campagne à quelques kilomètres de Rafah et à Al-Arich, chef-lieu de la province du Nord-Sinaï.

Une quinzaine de cas plus critiques sont soignés au Caire dans l’hôpital Al-Nasser, en bordure du Nil. Le hall clinquant du fleuron médical de la capitale égyptienne dissimule des bâtiments décrépis. Pour rencontrer les rescapé·es de Gaza, il faut montrer patte blanche auprès de militaires et se faufiler dans la foule de visiteuses et visiteurs amassés devant le service des soins intensifs.

Avant cette guerre, il cherchait à émigrer par tous les moyens. Il n’aurait jamais imaginé quitter Gaza dans ces conditions.

Mohammed S., à propos de son oncle devenu tétraplégique après un bombardement israélien sur Gaza

La porte s’ouvre suivant le bon vouloir des vigiles qui patrouillent dans les couloirs et dans la chambre 4301 où quatre blessé·es gazaoui·es sont séparé·es par de larges rideaux. Wala négocie quelques minutes supplémentaires de visite pour rester auprès de Safia, la rescapée de l’hôpital Al-Ahli.

Saïd S. assiste à la scène depuis son box mais il ne voit pas la mère et la fille. Les yeux fixés au plafond, il est flanqué de tuyaux reliés à des machines aux bips incessants. « Avant cette guerre, il cherchait à émigrer par tous les moyens. Il n’aurait jamais imaginé quitter Gaza dans ces conditions », soupire Mohammed S. Le jeune homme malaxe la main de son oncle tout en s’en faisant le porte-voix. Saïd S. est intubé, il ne peut plus parler.

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Saïd S. et son neveu Mohammed S.

Le cou engoncé dans une minerve et les bras engourdis, il communique par des regards appuyés et des gémissements. Mohammed fait défiler les photos des trois enfants du policier de l’Autorité palestinienne démobilisé de facto depuis la prise de contrôle de la bande de Gaza par le Hamas en 2007. « Il a 48 ans. Non, 49 ans », s’esclaffe Mohammed après un haussement de sourcil réprobateur de l’habitant du sud de la bande de Gaza.

À l’aube du 13 octobre, l’armée israélienne ordonne aux populations civiles de rejoindre cette zone en laissant penser que la moitié du minuscule territoire palestinien sera épargnée par les bombardements massifs. Saïd S. est au volant de sa voiture dans les rues de Khan Younès lorsqu’un missile israélien frappe un immeuble adjacent. Le bâtiment s’effondre sur son véhicule.

Il est extrait avec difficulté de la carcasse. Sa colonne vertébrale est touchée. Trois vertèbres sont en bouillie. Alors que des milliers de personnes sont jetées sur les routes, il est transporté à l’hôpital Al-Quds de la ville de Gaza, dont l’armée israélienne ordonne l’évacuation le 17 octobre, avant d’être transféré en Égypte. Le diagnostic est sans appel : Saïd S. est tétraplégique. Ses quatre membres resteront immobiles.

Abu Shoukri rêve de retourner à Gaza. Les yeux pétillants et le corps chétif, il est assis tout habillé sur son lit, prêt à avaler son repas du soir. En observant ses voisins de chambre, il s’estime chanceux : « Je ne vais pas si mal mais ma tête est là-bas. » Là-bas, c’est le nord de la bande de Gaza, où le médecin retraité est né il y a soixante-deux ans. Atteint d’un cancer du foie, il était en Égypte pour une simple consultation médicale lors de l’attaque du Hamas.

Je suis tout simplement sidéré. Je n’ai plus de mots. C’est la première fois que les hôpitaux sont réduits à néant.

Abu Shukri, médecin palestinien, soigné dans un hôpital égyptien

Au lendemain du 7 octobre, il est refoulé au poste-frontière de Rafah puis hospitalisé dans le Sinaï, avant de rejoindre les blessé·es de la chambre 4301. Il regarde impuissant les images des hôpitaux pris pour cibles par l’armée israélienne.

Des vidéos insoutenables montrent des patients ensanglantés étendus sur le sol de l’hôpital indonésien. Les combats entre les forces israéliennes et les brigades palestiniennes font rage au sein de cet établissement qui a été frappé ce lundi 20 novembre par un bombardement israélien ayant causé la mort d’au moins douze personnes, selon le ministère de la santé du Hamas.

Abu Shukri pourrait parcourir les yeux fermés les couloirs de cet hôpital. À la fin de sa carrière, il y a dirigé le service de cardiologie. Le sexagénaire est en état de choc. « Je suis tout simplement sidéré. Je n’ai plus de mots. C’est la première fois que les hôpitaux sont réduits à néant, déplore celui qui a traversé deux intifadas et un nombre incalculable de guerres et d’escalades militaires. Nous sommes en train de nous faire massacrer et le monde entier garde le silence. » Dans quelques jours, Abu Shukri rejoindra le Sinaï, avec l’espoir fou de retrouver sa famille dans la bande de Gaza.

Julie Paris

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