Alors que le vaste projet de décasage et d’expulsions massives vers les Comores s’est accéléré ce lundi matin, parole au monde judiciaire de l’île, qui raconte ses craintes et dit combien il se sent « délaissé ».

Nejma Brahim

22 mai 2023 à 10h27

Mamoudzou (Mayotte).– Elles tiennent à s’exprimer pour dénoncer l’« état » de la justice à Mayotte, dans un contexte où l’opération lancée par le ministère de l’intérieur, baptisée « Wuambushu », pourrait apporter encore davantage de complexité au travail des magistrat·es et des « petites mains » des tribunaux de Mamoudzou (la capitale de l’île), qui tentent déjà de survivre en sous-effectif tout au long de l’année.

Alors que les pelleteuses sont entrées en action lundi matin sur l’île de l’océan Indien pour démolir l’un des plus importants bidonvilles du territoire, Mediapart donne la parole à Camille*, Alicia* et Déborah*, greffières au tribunal judiciaire, rencontrées ces dernières semaines. Elles se disent usées par le rythme effréné que leur impose l’institution. « Les conditions de travail sont déjà difficiles dans les juridictions en métropole. Mais alors ici, c’est décuplé. Je me retrouve souvent seule pour faire le travail de trois personnes », soupire Camille.

Comment la situation pourrait-elle s’arranger dans le cadre de l’opération Wuambushu ? Une semaine avant son lancement, racontent-elles, une grande réunion a été organisée au tribunal judiciaire de Mamoudzou.

« On nous a dit que le tribunal ne serait pas impacté, que c’était très lié à la loi Elan et au tribunal administratif… », confie l’une. « On nous a quasiment expliqué qu’on aurait moins de travail car il y aurait plus de rotations du bateau censé éloigner les gens. Mais en même temps, on prévoit un juge des libertés et de la détention supplémentaire, sans le greffe qui va avec. » Le trio pointe une « absence de communication » sur l’opération, voire une minimisation des effets qu’elle pourrait avoir sur la vie du tribunal : « Les chefs de juridiction ont dit que ça ne servait à “rien” d’anticiper. »

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Lors de l’opération de démantèlement du quartier Talus 2 à Koungou, sur l’île de Mayotte, dans le cadre de l’opération Wuambushu, le 22 mai 2023. © Photo Philippe Lopez / AFP

Une magistrate qui aurait pris la parole lors de cette réunion pour dire qu’un « autre son de cloche » avait été donné par la direction de la protection judiciaire de la jeunesse se serait fait rabrouer par les chefs de juridiction. « Elle a aussi évoqué les lieux de rétention supplémentaires prévus pour les besoins de l’opération, mais ils se voulaient rassurants. » Comment un « truc aussi énorme », avec un effectif doublé de forces de l’ordre, organisé sur un territoire aussi petit que Mayotte, ne pourrait-il pas avoir d’impact sur la vie du tribunal judiciaire ?

Deux audiences par jour durant l’opération

Le 24 avril, un nouveau juge des libertés et de la détention – arrivant de La Réunion – a rejoint le tribunal pour les besoins de Wuambushu. Les greffiers et greffières ont également appris qu’il y aurait désormais deux audiences par jour. « Comme par hasard, au début de l’opération. » La justice n’a pas du tout été associée aux effets potentiels de cette opération, appuie un magistrat. « Cela a créé une confusion en interne. Il y a eu des éléments de langage par la suite, venant de Gérald Darmanin notamment, parce qu’il était difficile d’assumer que l’opération n’ait pas été interministérielle. »

Les brigades de magistrats et de greffiers, annoncées fin 2022 et arrivées en février, ont été assez mal accueillies, « symboliquement assimilées à Wuambushu » selon lui. Deux audiences par jour, « c’est impossible », reprend Camille. Les brigades ne suffisent pas à ses yeux : « Ça ne couvre pas les trous. Les magistrats viennent pour six mois, les greffiers pour trois. Ce n’est renouvelable que s’ils le souhaitent. » Manque d’attractivité, dégradations des conditions de travail, charge de travail trop élevée et demandes de mutation en hausse… Les facteurs décourageants sont nombreux.

L’insécurité, la délinquance et les faits de criminalité propres à l’île font aussi grimper le taux des dossiers en cours d’instruction à 95 % criminels (contre 40 à 60 % en moyenne en métropole), portant le nombre de détentions provisoires à 230 en moyenne pour le tribunal (contre moitié moins à La Réunion).

Dans un document interne datant d’avril 2023, que nous avons pu consulter, le comité social d’administration (CSA) de la cour d’appel de La Réunion fait état du déploiement de la brigade des magistrats à Mamoudzou, mais « déplore qu’il ait fallu attendre la mi-mars pour que la brigade des greffiers de soutien » arrive. Le CSA pointe également un taux d’absentéisme de 50 % chez les greffiers, « au point que le premier travail du directeur de greffe le matin est de compter les greffiers présents », et note de « fortes demandes de mutations notamment des “métropolitains” en poste depuis au moins deux ans ».

Selon nos informations, le poste de directeur de greffe est vacant depuis février 2022. C’est la directrice adjointe qui est chargée, depuis, d’assurer la direction par intérim. Dans le même temps, « les chefs de juridiction et le procureur étouffent le management du greffe » : « Ils se permettent de réprimander les greffiers alors qu’ils ne sont pas leurs supérieurs hiérarchiques. Mais surtout, ils maintiennent le cap et ajoutent des procédures, peu importe la situation au greffe. Ils tirent sur la corde, tout le monde est en arrêt. »

Mal-être au travail

Les greffières s’estiment « maltraitées ». Leur rôle ne se résume pas au suivi des audiences, il est garant de la procédure : le greffier ou la greffière reçoit les requêtes par mail et les enregistre, prépare l’audience et convoque les parties, tient les notes au cours de l’audience, puis prépare la décision motivée par le magistrat avant de la notifier au parquet. « C’est une énorme responsabilité. Le tribunal ne tiendrait pas sans nous », clame Alicia. Cette dernière se plaint de générer tant d’heures supplémentaires qu’il lui faudrait régulièrement poser une semaine entière pour les récupérer.

Rien ne va, ici, et tout part d’un manque de moyens humains.

Alicia, greffière au tribunal judiciaire

« On est censés récupérer sous deux mois, mais c’est impossible vu la charge de travail. Alors on fait du bénévolat. » « On nous fait aussi du chantage aux vacances, enchaîne Déborah. On nous demande d’attendre jusqu’à la dernière minute pour voir s’il y aura suffisamment de monde. » La seule réponse qu’elles obtiennent de l’administration, en boucle, est qu’« il n’y a pas de solution ».

« Rien ne va, ici, et tout part d’un manque de moyens humains. » Alicia est « à deux doigts d’arrêter ». Camille dit adorer son métier mais « détester » se rendre au tribunal chaque matin.

Récemment, un épisode est venu mettre en lumière les conséquences de leur charge de travail et du manque de moyens criant que connaît la justice à Mayotte. Un enseignant accusé de viols sur l’île a été remis en liberté, à la suite d’une erreur administrative commise par l’une de leurs collègues, alors qu’il avait été placé sous contrôle judiciaire.

« En gros, elle a convoqué un ancien magistrat au lieu de l’avocat du prof, car leurs noms étaient similaires », résument les greffières, qui regrettent que leur collègue n’ait pas été soutenue par la présidence. « Quand on met une personne non formée sur une procédure aussi technique, avec des dizaines de mails à gérer par jour, c’est normal qu’il arrive ce genre de chose. On se sent délaissées»

Elles évoquent, aussi, le souvenir douloureux laissé par leur collègue greffier, qui, en mars 2022, avait tenté de se suicider pour dénoncer les immenses obstacles rencontrés à Mayotte. « Il n’était là que depuis trois mois. » Dans un courrier, celui-ci a justifié son acte, « seul moyen pour faire réagir et améliorer les choses ici ». « Servir la chose publique, ce n’est pas ça le but de la justice et du service public ? Comment y parvenir si tout fonctionne en mode dégradé ? Désolé, je ne suis pas une pieuvre, je n’ai que deux bras et je ne suis pas une machine. »

Un sous-dimensionnement structurel

Ce dernier regrettait par ailleurs que rien ne soit mis en place pour l’aide à l’installation des nouveaux éléments : les greffiers et greffières stagiaires et les contractuel·les venant de métropole n’ont pas de « vrai » salaire et ne peuvent prétendre à la prime sur la « vie chère »soit une majoration de 40 % du salaire de base.

Le dispositif d’accueil promis par le garde des Sceaux dans la foulée de sa tentative de suicide, visant à recruter un personnel dédié à l’accompagnement des nouveaux arrivants, n’a toujours pas été mis en place alors qu’il était annoncé pour septembre 2022. « Pour les brigades arrivées récemment, tous les moyens ont été dépêchés pour qu’elles n’aient à se soucier de rien », note Déborah.

« Il y a aussi une grande différence de traitement entre les métropolitains, qui ont droit à tout ça ainsi qu’à la voiture de fonction, la prise en charge d’une partie de leur loyer, l’indemnité de sujétion géographique, aux premier et dernier billets d’avion,et les locaux, qui vivent avec un Smic de mille euros, malgré le coût de la vie. » Certain·es Mahorais·es habitant loin de Mamoudzou feraient la route au milieu de la nuit et dormiraient sur le parking jusqu’à l’ouverture du tribunal à 7 heures, pour éviter la circulation.

Il y a « un gros problème au greffe », pointe une source qui estime, elle aussi, que les brigades de soutien ne suffisent pas. « Pour les magistrats, les greffiers devraient être au moins quinze pour fonctionner correctement, mais ils ne sont que sept. Certains estiment consacrer 50 % de leur temps à du travail de greffe. » Sur différents organigrammes du tribunal que Mediapart s’est procurés, le résultat est accablant. Dix postes de greffiers sont vacants, remplacés temporairement par des greffiers venus de La Réunion ou des brigadiers. Côté magistrats, les sous-effectifs les contraignent à occuper plusieurs postes à la fois entre le pénal, le civil et le statut des personnes.

Le tribunal judiciaire souffre ainsi d’un sous-dimensionnement structurel qui ne peut être réglé par des délégations temporaires et qui pourrait être aggravé par l’opération Wuambushu. « On ne sait pas ce que ça va générer sur les procédures judiciaires. Déjà, en temps normal, il y a des expulsions tous les jours et des interpellations toutes les semaines. Si on augmente le volume, mécaniquement cela va accentuer le phénomène de non-accès au droit qu’on observe sur l’île. »

Des expulsions et interpellations qui pourraient bondir

Dans un territoire où 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, aucun avocat ou presque ne prend l’aide juridictionnelle. Nombreux sont les gens qui ignorent leurs droits. Ceux qui saisissent la justice n’ont le choix qu’entre 26 avocats (soit un ratio, pour 300 000 habitant·es, très faible). « Ils ne sont pas tous impartiaux, poursuit la source déjà citée. Certains sont racistes et opposés à la présence des Comoriens.Des magistrats rapportent des scènes d’audience hallucinantes, des prolongations de détention provisoire en matière criminelle sans la présence d’un avocat… »

On fait face à une absence de droit effectif et à un risque d’expulsion rapide.

Marjane Ghaem, avocate

Que les droits des personnes visées par Wuambushu soient bafoués, c’est aussi la crainte de la délégation d’avocates, membres de l’association des avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE), présente au lancement de l’opération sur l’île. Ces dernières rappellent qu’en temps normal, 25 000 mesures d’éloignement sont prononcées chaque année à Mayotte. « C’est déjà énorme. Avec Wuambushu, ils espèrent atteindre 40 000 expulsions. » Marjane Ghaem évoque une « guerre éclair » qui ne vise à faire « que du chiffre », au détriment de la qualité.

Alors que cinq mille obligations de quitter le territoire français (OQTF) avaient déjà été prononcées en mars dernier, Mediapart a pu constater, lors de sa visite d’un nouveau lieu de rétention à Mtsapéré, que ce chiffre avait atteint 9 657 au 26 avril, soit quatre mille de plus. « On fait face à une absence de droit effectif et à un risque d’expulsion rapide. Je n’ai jamais reçu autant de mails d’étudiants en panique ou de personnes qui ne devraient pas faire l’objet d’une mesure d’éloignement, pour lesquelles aucune vérification des liens familiaux n’est faite », poursuit l’avocate.

Pour Déborah, la greffière, la rétention administrative à Mayotte relève du « fléau ». « On se demande à quel moment les gens vont réaliser que ce qu’il se passe ici n’est pas normal. » Depuis le début d’année, la préfecture aurait changé de « stratégie » et expulserait, selon plusieurs sources, le jour même de l’audience au matin. « Les gars sont dans un bus, devant le bateau Maria Galanta, prêts à être expulsés alors qu’une audience les attend. Comme il ne s’agit pas du tribunal administratif, ce n’est pas suspensif et donc pas illégal. C’est déloyal, en revanche. »

Aujourd’hui, estime le magistrat déjà cité, le gouvernement « mise » sur le judiciaire, constatant combien l’opération Wuambushu tourne au « fiasco ». Les interpellations et placements en centre de rétention se poursuivent, bien que les expulsions de ressortissant·es comorien·nes aient été bloquées durant plusieurs semaines, faute d’« accord » trouvé avec les Comores.

« Au démarrage, on n’a pas vu plus de jeunes en garde à vue… Éventuellement des émeutiers qui ont été arrêtés, mais qui ont participé aux émeutes parce qu’il y avait Wuambushu », estime le juge. Fin avril, plusieurs hommes ont été arrêtés sur l’île, dont un individu soupçonné « d’être un des leaders des bandes criminelles qui sèment la terreur », selon le ministre de l’intérieur.

Nejma Brahim

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