Une exposition inédite, racontant vingt-six siècles d’exil, est organisée à l’IMA, jusqu’au 13 mars 2022.

Par Florence Evin Publié le 24 novembre 2021 à 00h35 – Mis à jour le 24 novembre 2021 à 05h23

« Akedat Yitzhak » (« La Ligature d’Isaac », 1902), de Moshe ben Yitzhak Mizrachi, Jérusalem, encres colorées sur papier et lithographie sur pierre, Tel-Aviv.
« Akedat Yitzhak » (« La Ligature d’Isaac », 1902), de Moshe ben Yitzhak Mizrachi, Jérusalem, encres colorées sur papier et lithographie sur pierre, Tel-Aviv. COLLECTION PRIVÉE WILLIAM L. GROSS / GROSS FAMILY COLLECTION TRUST

Deux cent quatre-vingts œuvres, venues du monde entier, ont été réunies à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris pour l’exposition « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire ». Elles racontent les vingt-six siècles d’exil des communautés judaïques du Proche-Orient, de la Judée aux rives de l’Euphrate, de l’ancienne Mésopotamie (Syrie-Irak) aux villages perchés du Yémen en Arabie, jusqu’aux hauts plateaux de l’Atlas au Maroc. « Une grande première à l’échelle internationale qui met en lumière l’histoire juive en Orient », affirme Benjamin Stora, commissaire général de l’exposition, lui-même de confession juive, originaire de Constantine, en Algérie.

Pour raconter une histoire si longue, il faut remonter à l’origine, sur des siècles, selon Benjamin Stora. « On ne peut pas réduire cette histoire au conflit israélo-palestinien. Juifs et Arabes n’étaient pas des étrangers mais du même monde. De l’Afrique à l’Asie s’est tissée une culture du texte sacré, une calligraphie magnifique, de l’hébreu à l’arabe. Les juifs du Maghreb et du Machrek [l’Orient arabe] se vivent comme des Orientaux. Les prières des mosquées avaient la même sonorité que celles des synagogues »,assure-t-il, évoquant ses souvenirs d’enfance.

Benjamin Stora, historien : « On ne peut pas réduire cette histoire au conflit israélo-palestinien. Juifs et Arabes n’étaient pas des étrangers mais du même monde »

Le grand intellectuel Abdelwahab Meddeb, mort en 2014, parle, lui, de « convivence » : « C’est un mariage d’harmonie et de convivialité partagée entre plusieurs mondes monothéistes », précise Benjamin Stora. En témoigne l’affiche de l’exposition qui représente la fresque murale du IIIe siècle de la synagogue de Doura Europos, sur l’Euphrate, dans le nord-est de la Syrie, dans laquelle il apparaît que la toge est le costume rituel de l’époque, des juifs comme des chrétiens. Tout au long de l’exposition, cette « convivence » orientale s’exprime au travers des pièces liturgiques, archéologiques, et des objets du quotidien – bijoux, costumes, manuscrits, photos, films d’époque, musiques. Prêtées par quarante musées et collectionneurs privés, provenant de neuf pays, ces pièces jalonnent la traversée historique de l’épopée juive dans sa chronologie, celle du judaïsme ancré en terre d’islam.

L’exil des juifs commence en 587 avant notre ère, date de la destruction du premier temple de Salomon à Jérusalem. Les communautés juives sont alors déportées à Babylone, où elles retrouvent le mode de vie nomade des origines et le commerce caravanier. En 320 avant notre ère, la Torah est traduite en grec, à l’intention des populations juives d’Alexandrie déportées par Ptolémée Sôter comme celles de la Cyrénaïque et de Carthage, en Tunisie. La présence ancestrale de la plus ancienne des diasporas juives en Iran s’accompagne, elle, de la traduction de la Bible hébraïque en judéo-persan. Des traces archéologiques des synagogues du IIIe siècle av. J.-C., témoignant d’une vie religieuse et communautaire, sont attestées à Alexandrie, dans le delta du Nil, à Fustat (le Vieux Caire), comme à Babylone, Alep, Bagdad, Kairouan, Carthage, Volubilis, Tolède, Cordoue, Grenade et Constantinople.

Deux grands tableaux

Au fil de l’exposition, Benjamin Stora, notre guide, choisit de s’arrêter devant les pièces majeures, temps forts de l’histoire juive en Orient. C’est, dans la première salle, trônant en majesté, l’énorme vase en albâtre, dit « de Cana » (Ier millénaire av. J.-C.), provenant du pays de Canaan. « Une bougie était allumée dans cette jarre, la veille du shabbat, le septième jour ; où le juif ne travaille ni ne cuisine. C’est la lumière de la vie qui doit rester allumée »,souligne l’historien.

Vase en albâtre, dit « de Cana », provenant du pays de Canaan (Ier millénaire av. J.-C.), où était allumée la bougie, la veille du shabbat, afin que la lumière demeure. FLORENCE EVIN POUR « LE MONDE »

Dans le même espace est présenté un papyrus noirci de caractères araméens (427 av. J.-C.). Provenant de l’île Eléphantine sur le Nil, en Haute-Egypte, c’est une requête pour libérer Tamut et Yehoishema. En arrière-plan dominent des mosaïques romaines de la synagogue tunisienne de Naro (Hammam Lif, VIe siècle av. J.-C.), dont un pan de mur vertical est décoré d’un palmier, l’arbre du paradis. Ces œuvres d’art enrichies de symboles juifs – épis de blé, grenade, raisins – disent la promesse d’un peuple innombrable et d’une terre fertile. Les monnaies (40-37 av. J.-C.) sont gravées de la ménorah, le candélabre à sept branches, un des plus vieux symboles du judaïsme, évoquant le Temple de Jérusalem.

Mosaïque juive avec un palmier, l’arbre du paradis, synagogue romaine de Naro (Hammam Lif, Tunisie), VIe siècle av. J.-C., pierre et mortier, New York. BROOKLYN MUSEUM, MUSEUM COLLECTION FUND

Au fil des siècles, le voyage perpétuel des juifs et l’apprentissage de langues nouvelles sont pour eux des atouts

Deux grands tableaux, aux couleurs vives, illuminent l’exposition, celui de Marc Chagall, Moïse recevant les Tables de la loi (1950-1952), et celui de Jean Atlan, La Kahena (1958), silhouette cubique de l’héroïne juive berbère décapitée, du massif des Aurès, dans l’Atlas algérien. Parmi les documents précieux que retient Benjamin Stora, cette photo de 2020, signée Humberto da Silveira, du village fortifié de l’oasis de Khaybar à l’abandon, au sommet d’une colline en Arabie saoudite, dit la présence de communautés juives. Au fil des siècles, l’exil, le voyage perpétuel des juifs, et l’apprentissage de langues nouvelles sont pour eux des atouts. Les plus éclairés deviennent les conseillers des princes.

Chagall Marc (1887-1985),DMBMC1990.1.5;AM1988-79,France, Nice, musée national Marc Chagall

Grande figure de la pensée juive, Moïse Maimonide, né en 1138 à Cordoue, en Andalousie, installé à Fustat en Egypte, était d’une famille typique de ces juifs qui menaient de front deux activités. Pour son frère cadet David, le commerce des pierres précieuses entre l’Egypte et l’Inde. Pour lui, l’étude des grands textes, comme le Talmud de Babylone et les traités de médecine d’Hippocrate. Et une grande œuvre philosophique, composée en arabe, Le Guide des égarés.

Dialogue partagé

C’est sans doute au Maroc que le bien-vivre partagé par les deux communautés juive et arabe dont parle Abdelwahab Meddeb a le mieux fonctionné. Particulièrement à Essaouira-Mogador, la ville blanche, baignée par la lumière de l’Atlantique. D’origine phénicienne (IVe siècle av. J.-C.), elle compta jusqu’à trente-sept synagogues pour 20 000 habitants dont 16 000 juifs.

Pour entretenir cette mémoire, André Azoulay, conseiller du roi Mohammed VI, de confession juive et dont la famille est à Essaouira depuis quatre générations, a inauguré, fin 2020, la Bayt Dakira, la Maison de la mémoire. La bâtisse traditionnelle restaurée avec sa synagogue possède son propre musée, un centre de recherche et une bibliothèque. A l’entrée, le visiteur est accueilli par la Bible et le Coran posés sur un même support, en un dialogue partagé.

Au pied de l’Atlas, à Fès, Meknès et Marrakech, dans les anciennes capitales du royaume, les quartiers juifs, ou mellahs, et les synagogues sont restaurés ou en cours de travaux, avec un financement de l’Etat. Cette composante judéo-arabe assumée du Maroc fait partie intégrante de sa diversité culturelle, comme en témoigne, dans la Constitution du royaume marocain, l’inscription de l’hébreu parmi ses propres langues.

« Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire ». Institut du monde arabe (IMA), 1, rue des Fossés Saint-Bernard, Paris 5e. Jusqu’au 13 mars 2022. Entrée : de 6 € à 10 €.

Florence Evin

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