Par Thomas Saintourens

Enquête« Les chansons de l’enfer » (5/6). Dans les années 1960, « Alex » s’emploie à redonner vie aux œuvres de ses compagnons de déportation et se produit dans plusieurs festivals. Jusqu’à sa mort, en 1982, la collecte de « musique concentrationnaire » restera son obsession.

Au bas des murailles du château médiéval de Waldeck en ex-Allemagne de l’Ouest, les hippies s’enlacent au nom de la paix et de l’amour. En ce dimanche de Pentecôte 1967, le Burg Waldeck Festival célèbre les protest songs. Le programme convoque quelques figures en vogue de la musique folk internationale. Sydney Carter, Magali Noël ou encore Ivan Rebroff se succèdent sur l’estrade montée au cœur de la Forêt-Noire. L’ambiance est toujours joyeuse et enfumée lorsqu’un petit homme, guitare en bandoulière, se plante, seul, au centre de la scène. Avant même de brancher son instrument, il approche son visage tourmenté du micro et prévient la foule : « Beaucoup de compositeurs de ces chansons sont morts dans les camps de concentration. »

Aleksander Kulisiewicz, 49ans, ferme les yeux, prend une longue inspiration. Sa voix, profonde, marque le tempo comme le gong d’une veillée funèbre. « Bom bom bom bom ». Il grimace. Sa tête dodeline. « Li-lei li-lei li-li-lei/Nous sommes voués au gaz/au gaz/au gaz » Le silence envahit la plaine. Aleksander Kulisiewicz chante Jüdischer Todessang, le testament musical de son ami Rosebery d’Arguto, composé au camp de Sachsenhausen, en 1942, quelques jours avant son transfert à Auschwitz. Comme lui, des dizaines de déportés du camp de « Sachso », comme ils disaient entre eux, avaient fait confiance à Alex, connu pour son extraordinaire mémoire, afin de lui confier les chansons, poèmes ou mélodies qu’ils portaient dans leur cœur.

Le frêle chanteur polonais n’est pas la tête d’affiche du festival, loin de là, mais les quelques milliers de jeunes pacifistes assis face à lui n’oublieront jamais sa performance. Le témoignage d’un homme en mission, un artiste au passé si proche et si terrible, venu porter la voix de ses amis disparus. Nul besoin d’artifice. Alex, l’ancien cabarettiste, ne joue pas de rôle. Les fantômes de Sachsenhausen ne le lâchent jamais. « Il me suffit de fermer les yeux pour me retrouver dans ce maudit camp », dira-t-il. Avant de chanter, une phrase lui vient toujours : « Je dois retourner… là-bas. »

Le survivant de Sachso, collecteur obsessionnel de la musique « concentrationnaire », n’a pas des exigences de star. Il voyage seul, avec sa guitare et son enregistreur à cassettes pour tout bagage. Il refuse d’être payé pour ses performances, lors desquelles il prend le temps d’introduire chaque chanson et exige que personne n’applaudisse. Tout juste consent-il parfois à endosser le costume rayé du camp, à la demande de certains organisateurs conscients de l’impact visuel d’un tel vêtement. Mais lui n’en a pas besoin.

Aleksander Kulisiewicz, vêtu d’un uniforme de camp de concentration, sur scène au théâtre communal de Bologne, en Italie, en 1965. UNITED STATES HOLOCAUST MEMORIAL MUSEUM / COURTESY OF ALEKSANDER KULISIEWICZ

Invité du Koma Club de Munich, du Club Voltaire de Stuttgart ou du Republikaner Club de Berlin-Est, ilimpose son style, cette voix caméléon, tantôt basse, tantôt grinçante. Des onomatopées pétaradantes figurent les bombes ou les coups de fusil. Les imitations narquoises des SS se transforment en mimiques de souffrance des déportés. L’expérience est troublante. Le public peine à retenir ses larmes. Il arrive que les plus émotifs perdent connaissance.

Fauteur de troubles

L’expérience se poursuit lorsqu’il débranche sa guitare. La rencontre avec ce témoin si spécial se prolonge autour d’un verre ou d’un repas jusque tard dans la nuit. Alex est un passeur, et tel est son moteur : informer les jeunes générations sur l’horreur des camps. Participer, à sa façon, à l’affermissement de la paix. Alors, il se sent enfin vivant.

Par ses textes crus, mâtinés d’humour noir,il dérangeait déjà certains codétenus lors de ses récitals clandestins organisés de nuit dans le block 3 de Sachsenhausen. Quinze ans plus tard, il exaspérait, en détective maniaque, lorsqu’il osait appeler chaque famille de déporté à la recherche de partitions. Maintenant qu’il se produit sur scène, le barde polonais est parfoisconsidéré comme un fauteur de troubles. Il n’est pas rare qu’un inconnu lui propose quelques deutschemarks contre la promesse d’annuler son spectacle.

Pour d’autres, il devient un homme à abattre. « J’ai un pistolet Walther à la maison. Je te tire dessus, sale Polonais, si tu viens ouvrir ta gueule ! », menace un jour un spectateur avant une représentation en Allemagne de l’Ouest (RFA). A Turin, où son concert est programmé sur la place Castello, au cœur de la ville, une bombe posée par des néofascistes est désamorcée juste avant qu’il monte sur scène avec sa guitare. Peu importe : le Barde de Sachsenhausen croit en sa bonne étoile ; même le terrible docteur nazi Baumkötter n’avait pas réussi à le faire taire « là-bas ». Rien ni personne ne l’empêchera de chanter.

Bien que son aura soit limitée à une certaine contre-culture – le circuit « folk » et pacifiste –, il s’y fait un nom. Il est accueilli en Italie par l’ethnomusicologue Sergio Liberovici, au sein du projet « Musiche della resistenza » (« musiques de la résistance ») à l’origine d’une série de concerts d’hommage à la résistance. A Paris, il enregistre en 1975 le 33-tours Chants de déportation. Le prestigieux label américain Folkways Records l’invite en studio pour graver 15 chansons, au terme d’une minitournée l’ayant mené jusqu’au Wisconsin, puis sort, en 1979, un album intitulé Songs from the Depth of Hell. Régulièrement véhiculé et hébergé par ses admirateurs, Alex ne fait pas de différence entre une exhibition improvisée devant une poignée d’étudiants ou la participation aux festivals pop.

Pochettes des disques enregistrés par Aleksander Kulisiewicz, à Grębynice (Pologne), le 9 juillet 2021. KAROLINA GEMBARA POUR « LE MONDE »

Où qu’il se produise, il demeure fidèle aux canons de ses shows ascétiques, même au Festival international d’Essen. En septembre 1968, cette grand-messe hippie rameute plus de 40 000 spectateurs, attirés par Tangerine Dream, The Fugs ou encore The Mothers of Invention. Alex, toujours annoncé en petites lettres en bas du programme, n’a que faire du star-système. Une fois accomplie sa mission (le show, les archives, les discussions), il regagne son « QG » de Cracovie, où l’attendent ses précieuses partitions, et sa vie familiale en ruine.

Une quête sans répit

L’appartement est devenu un dédale de pages dactylographiées, organisé autour de sa machine à écrire noire. A bout de patience, son épouse exfiltre leur petit Krzysztof, souffrant d’asthme, de ce cloaque poussiéreux. Ils partent quelques mois respirer l’air pur du district des Lacs, dans le nord du pays. L’objectif est aussi de se protéger de la mauvaise humeur de ce papa absent, au caractère impossible, obsessionnel et tempétueux.

Son père, Franciszek, décède en 1971, à Cieszyn. Son second divorce est proclamé la même année. Mais Alex refuse de quitter l’appartement mis à sa disposition par son beau-père. Et tant pis s’il reste tout juste la place pour un lit au milieu de cette bibliothèque sauvage, grimpant comme du lierre le long des murs. Les partitions remplacent les habits dans les armoires et la nourriture dans les placards. Alex s’en moque, il s’habille sans fantaisie, dans ses éternels costumes gris, et ne prend plus la peine de cuisiner. Du chou bouilli, c’est tout.

Pochettes contenant diverses archives recueillies par Aleksander Kulisiewicz, à Grebynice, en Pologne, le 9 juillet 2021. KAROLINA GEMBARA POUR « LE MONDE »

Une fois le lit définitivement encombré, Alex loue une chambre, quelques rues plus loin, juste pour dormir – le moins de temps possible. Il refuse de s’accorder le moindre loisir, la moindre pause dans sa quête. Pas encore sexagénaire, il ressemble à un vieillard qui perd la boule, hanté par les voix des compositeurs maudits. Les résultats de ses recherches devraient pourtant le satisfaire. En vingt ans, il a rassemblé plus de 600 chansons de camps polonais, plus de 200 œuvres dans d’autres langues (yiddish, allemand, russe, tchèque…), 60 compositions instrumentales, 2 300 poésies et une centaine de dessins peints par des prisonniers. Son enregistreur a accumulé 52 kilomètres de bandes sonores.

Son corps, broyé par le camp, usé par ses vagabondages, s’étiole à vue d’œil. Lui qui avait repris des forces au tournant des années 1960 redevient rachitique, comme du temps de Sachso. Il souffre des reins, peine à retrouver son souffle. Le diabète le ronge. Son fils Krzysztof, désormais lycéen, lui fait les courses, lui apportant les rares médicaments disponibles, l’aidant autant que possible à mettre de l’ordre dans les dossiers de ce qu’il appelle son « encyclopédie ». Mais Alex a l’humeur plus noire que jamais. Il est persuadé que ses « pouvoirs » – sa mémoire, sa voix, son esprit – deviennent inopérants. Arc-bouté devant sa machine à écrire, il sent la fin proche lorsque arrive un télégramme en provenance d’Allemagne. Une ultime proposition de concert en août 1981. Il lui reste assez d’humour pour sourire en découvrant le lieu de ce show : Nuremberg.

Alex invite l’infirmière qui lui prodigue des soins à l’accompagner sur place. Appuyé contre elle, il prend le train vers Nuremberg. Le spectacle est programmé dans le cadre du festival Bardentreffen (« la rencontre des bardes »), avec le château de la vieille ville pour panorama. Lorsque s’allument les projecteurs, la foule découvre ce frêle grand-père, recroquevillé sur une chaise au milieu de la scène. Il ferme les yeux. Une dernière fois, il se dit : « Je dois retourner… là-bas. »

Le 13 décembre 1981, à Cracovie, Krzysztof l’accompagne en taxi vers l’hôpital pour un contrôle de routine. De la fenêtre de la voiture, il observe sa chère ville envahie par les tanks. Est-ce un songe ? Une guerre nouvelle ? Les lignes téléphoniques ont été coupées, l’état de siège a été proclamé par le général Jaruzelski. La Pologne tremble encore et lui sent peu à peu ses forces le quitter. Au fil de l’hiver, ses séjours à l’hôpital se font plus réguliers. Le 12 mars 1982, une pneumonie l’emporte. Son corps renonce. Le silence, enfin.

Lorsque son fils pénètre dans l’appartement, la machine à écrire est arrêtée en pleine phrase, comme si une catastrophe naturelle avait figé le travail du copiste. « L’encyclopédie » est là : plus de 2 000 pages. Krzysztof ne sait s’il admire, ou s’il craint, ce trésor de patience qui aura tenu vivant son père tout en causant sa perte. Il a 21 ans, l’âge où Alex était devenu le matricule 25149 du camp de Sachsenhausen. A lui, maintenant, de transmettre au monde le dossier Kulisiewicz.

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