Le ministre de l’agriculture Marc Fesneau appelle à sa « simplification » mais le problème est systémique. Depuis 1992, la PAC a pris un tournant néolibéral jamais démenti depuis. L’Europe a détruit toutes les mesures de protection pour y substituer des aides uniques et indifférenciées qui favorisent productivisme et accumulation capitalistique.

Martine Orange

1 février 2024 à 13h18

Ces dernières semaines, la Commission européenne a redécouvert les vertus de la subsidiarité. Face à la colère des agriculteurs en Allemagne, en Roumanie, en France et maintenant en Belgique, elle a jugé plus prudent de s’effacer pour laisser les différents gouvernements gérer la crise agricole européenne.

Depuis le début des manifestations d’agriculteurs, les députés européens notent le silence assourdissant des instances européennes. Le commissaire européen chargé de l’agriculture, Janusz Wojciechowski, et la direction générale de l’agriculture sont en « grandes vacances », ironisent certains.

Comprenant tardivement l’urgence, la présidente de la commission européenne, Ursula von der Leyen, a fini par annoncer le 25 janvier « l’ouverture d’un dialogue stratégique » avec les responsables du monde agricole afin « de trouver des solutions aux défis » auxquels le secteur est confronté. Le sujet s’est invité au conseil européen du 1er février.

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Une moissoneuse batteuse dans un champ de blé à Sorges (France), le 17 juin 2022. © Photo by Romain Longieras / Hans Lucas via AFP

Face aux fortes mobilisations du monde agricole, la France est montée au créneau en solo. Une rencontre exceptionnelle a été prévue entre Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen. Mercredi 31 janvier, le ministre de l’agriculture Marc Fesneau a appelé à « simplifier » rapidement la politique agricole commun (PAC) : « On ne peut avoir une PAC qui soit à ce point complexe et incompréhensible, parfois tant pour nos administrations que nos agriculteurs. On a besoin de s’engager résolument dans la voie de la simplification. »

L’Élysée a fait savoir qu’il avait déjà obtenu un accueil favorable de Bruxelles à ses demandes de révision ou d’aménagement portant notamment sur l’accord de libre-échange avec le Mercosur, l’ouverture du marché intérieur aux produits ukrainiens, les obligations en matière de mise en jachère et le Pacte vert (« Green Deal »). Bruxelles a proposé mercredi 31 janvier une dérogation temporaire aux règles de la PAC, notamment sur les jachères, tout en maintenant aussi les allègements en faveur des productions agricoles ukrainiennes. 

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Au-delà de quelques mesures, les connaisseurs du monde bruxellois pensent que rien de très concret ne sortira avant les élections européennes de juin. « Ce sera un des chantiers de la prochaine présidence », pronostique Philippe Lamberts, coprésident du groupe Les Verts au Parlement européen.

Les agriculteurs peuvent-ils attendre ? Les responsables européens peuvent-ils laisser cette crise agricole européenne sans réponse, au risque d’alimenter la progression des extrêmes droites, aux élections européennes ? Elle risque de devenir l’un des sujets centraux de la campagne.

Le ciment de la construction européenne

Même si la politique agricole commune (PAC) a été en grande partie décentralisée, voire renationalisée, elle reste l’un des « ciments » de l’Union européenne. C’est le plus important budget communautaire, qui représente à lui seul 40 % des engagements européens. À chaque doute, la PAC est mise en avant comme l’un des grands succès de la politique européenne.

Le dernier bilan n’est pourtant guère concluant, à écouter des responsables politiques. Les agriculteurs sont en révolte dans toute l’Union. Aucun des objectifs fixés dans le cadre de la nouvelle PAC, entrée en vigueur en 2023, n’est tenu : elle n’assure ni les revenus des agriculteurs, ni la transition vers une production agricole durable, ni la sécurité et la souveraineté alimentaires.

« Avec le tournant libéral, on a renoncé à toute politique de régulation, détruit tous les outils d’intervention », constate Pierre Larrouturou, ingénieur agronome et économiste, député européen du groupe Socialistes et démocrates. « Nous sommes dans un système d’aides absurde qui ne permet pas à la majorité des agriculteurs de vivre de leur travail », poursuit Aurélie Trouvé, députée La France insoumise (LFI), ingénieure agronome et ancienne présidente d’Attac.

« Il faut revoir la politique agricole commune de la base au sommet », renchérit Philippe Lamberts, furieux de voir l’écologie désignée comme bouc émissaire pour couvrir les impasses et les erreurs des politiques « productivistes et mercantilistes » depuis trente ans.

De la régulation à la dérégulation

La PAC est à l’image de la construction européenne. Elle a suivi toutes les évolutions idéologiques qui ont présidé à sa constitution et à son développement.

Quand les six premiers États membres de l’Union (France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Italie) lancent le projet d’une politique agricole commune en 1962, ils se donnent comme objectifs d’aider l’agriculture à se moderniser et d’assurer la sécurité alimentaire du continent, alors que l’Europe est à cette époque en retard et affiche des déficits agricoles.

Pour réaliser cette ambition, la PAC s’inspire de la politique agricole américaine née du New Deal de 1933. Afin de protéger les revenus des agriculteurs, l’Europe se dote d’outils de régulation puissants. Des prix d’intervention sont institués pour les cultures les plus exposées aux variations des cours mondiaux (céréales, viande bovine, lait) afin de garantir des prix minima.

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Photo prise à Paris le 30 janvier 1962 du ministre de l’Agriculture Edgard Pisani serrant la main de Joseph Courau, président de la Fédération nationale des syndicats agricoles (FNSEA), à l’occasion des Accords de Bruxelles du 14 janvier 1962 établissant une politique agricole européenne commune. © Photo AFP

Des stocks au niveau européen sont constitués pour réguler les marchés, lisser les variations de volume et de prix afin d’éviter des tensions et des crises. Des quotas de production variables sont définis pour certaines productions (sucre, lait, etc.). Les droits de douane sont renforcés à l’extérieur de l’espace européen, tandis que les récoltes européennes bénéficient d’aides à l’exportation. « Les agriculteurs alors ne touchaient aucune subvention pour assurer leur revenu », rappelle Aurélie Trouvé.

En moins de quinze ans, l’agriculture européenne fait un bond spectaculaire. Elle s’est modernisée, a amélioré ses rendements et ses productions. D’importatrice nette, l’Europe est devenue l’une des premières exportatrices mondiales de produits agricoles. C’est à ce succès premier que beaucoup se réfèrent encore lorsqu’ils parlent de la PAC.

Le grand découplage

Les tensions diplomatiques entre les États-Unis et l’Europe sur le sujet agricole, l’élargissement de la communauté européenne, la montée en puissance des idées néolibérales défendues par Margaret Thatcher et Ronald Reagan vont conduire à remettre en cause tout le modèle.

La Grande-Bretagne, dont l’agriculture s’est réduite comme peau de chagrin, aidée par les pays nordiques – les « frugaux » d’aujourd’hui –, et les nouveaux entrants qui trouvent que le système ne leur est pas assez favorable partent en guerre contre la PAC. Trop keynésienne, trop chère, trop interventionniste, trop avantageuse pour certains pays de l’Union (dont la France et l’Italie), source de tensions « inutiles » avec les États-Unis, la PAC est bientôt accusée de tous les maux.

D’ailleurs, y a-t-il vraiment encore besoin de mécanismes de protection alors que l’agriculture européenne est devenue l’une des premières exportatrices ? « L’efficience des marchés » est garante des équilibres, sans avoir besoin d’intervention des États.

Reprenant les idées mises en vogue par l’administration Reagan dans les années 1980, un découplage des aides, indépendamment des volumes de production, est alors prôné. « Véritable pensée magique, le principe de découplage permet d’envisager la suppression de toutes formes d’intervention publique sur les marchés agricoles : plus on verse les aides indépendamment de la production, plus les distorsions s’effacent et permettent aux marchés de retrouver leur niveau d’équilibre. On peut alors supprimer le soutien car les agriculteurs ont retrouvé un niveau de rémunération satisfaisant », écrit Frédéric Courieux dans un article retraçant l’histoire de la PAC pour Agriculture Stratégies en 2019.

Des marchés structurellement chaotiques

La question des marchés agricoles a été l’une des plus étudiées par les économistes. « Dès le XVIIe siècle, un statisticien britannique, Gregory King, avait constaté que les marchés agricoles, dans leur fonctionnement, obéissaient à leurs règles propres : l’insuffisance ou l’excès d’offre produisent des variations de prix plus importantes que celles des volumes », explique Thierry Pouch, chef économiste des chambres d’agriculture et chercheur associé à l’université de Reims.

Cette loi de King a servi de base à tous les travaux économiques sur les marchés agricoles. « Ce sont des marchés structurellement chaotiques. L’offre et la demande y sont rigides et les ajustements sont difficiles et longs », explique Aurélie Trouvé. La réponse a donc été toujours la même en cas de crise agricole et de chute des prix : les agriculteurs cherchent à augmenter les récoltes pour compenser la baisse de leurs revenus, ce qui conduit à des surproductions et amplifie la chute des cours.

« Le débat existe depuis le XVIIIe siècle. Les physiocrates défendaient l’idée qu’il n’y avait pas besoin d’intervention, que le marché allait s’ajuster naturellement. Mais un économiste italien, Ferdinando Galiani, expliqua que l’agriculture avait des répercussions bien plus larges sur les populations. Les prix agricoles étaient une affaire d’État, donc l’État pouvait, voire devait intervenir en cas de crise », poursuit Thierry Pouch.

Enterrée pendant des décennies, la question est revenue avec la crise de 1929. L’écroulement des cours, les surproductions et la ruine de milliers d’agriculteurs étranglés par les dettes amenèrent le gouvernement Roosevelt à agir. Dans le cadre du New Deal, l’économiste américain Mordecai Ezekiel propose en 1933 un système de prix garantis, de mécanismes d’intervention, des stocks de régulation, des garanties financières pour les dettes agricoles. En quelques années, l’agriculture américaine est de nouveau sur pied.

Le gouvernement du Front populaire s’inspira de l’expérience américaine pour créer l’« Office des blés » en 1937, garantissant des prix aux producteurs de céréales.

Le grand tournant libéral

L’année 1992 est la référence pour tous les connaisseurs du monde agricole. « C’est le moment où la PAC tourne le dos au keynésianisme et change totalement de nature et de philosophie », constate Thierry Pouch, chef économiste des chambres d’agriculture et chercheur associé à l’université de Reims.

Dans le même esprit que le traité de Maastricht adopté au même moment et qui pose les fondements d’un marché unique européen régi par la « concurrence libre et non faussée », une nouvelle politique agricole est adoptée. Balayant des siècles de travaux économiques et d’expérimentations, elle préfère s’en tenir à son dogme : transposer dans la PAC toutes les idées néolibérales du grand découplage.

Dans le cadre de cette nouvelle PAC, tous les mécanismes de régulation et d’intervention (prix garantis, stocks, quotas) sont appelés à disparaître à plus ou moins brève échéance. Elle y substitue des aides directes à la production, première étape vers une aide unique, afin de limiter au maximum les interventions étatiques qui viendraient fausser « la main invisible du marché ».

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À l’époque, les opposants à cette « réforme » sont peu nombreux, comprenant mal les inconvénients et les dangers que comporte cette transformation. « C’est à ce moment-là que la Coordination rurale se crée, estimant que la FNSEA, qui a soutenu le projet, défend mal [les agriculteurs] », rappelle toutefois Aurélie Trouvé.

Cogérante de fait de la politique agricole française, la FNSEA est persuadée comme nombre de hauts fonctionnaires que « l’excellence de l’agriculture française » lui permettra de s’imposer sur tous les marchés mondiaux dans une libre compétition.

Au gré des marchés mondiaux

Dès l’adoption de la PAC de 1992, les premières mesures sont mises en place. En attendant leurs suppressions définitives, les prix minima garantis sur le blé sont abaissés de 30 % en trois ans, ceux sur les élevages bovins sont aussi concernés. Une subvention est versée en compensation mais elle est assortie de mesures de mise en jachère, d’abord optionnelles puis obligatoires.

Les responsables européens se réjouissent, les prix agricoles diminuent et le budget est tenu. Tous les mécanismes de régulation sont démontés méthodiquement au fil des ans. L’obligation des mises en jachère se généralise.

En 2003, la Commission européenne estime avoir atteint l’essentiel de son objectif : une nouvelle réforme de la PAC, complétant celle de 1992, entérine la suppression des filets de protection et y substitue le principe d’une aide directe à l’exploitation : une prime sera versée à l’hectare, quelle que soit la production.

Aucune conditionnalité en matière d’environnement ou d’agriculture durable n’est posée, afin de « ne pas créer des distorsions de marché ». Dès lors, les faibles mesures et incitations pour tenter de faire évoluer l’agriculture européenne vers des modèles moins productivistes, plus respectueux de la protection de la terre et de la nature du vivant, restent lettre morte.

Tous les droits de douane protégeant les productions agricoles européennes sont peu à peu réduits. Viendra par la suite le temps des grands accords commerciaux de libre-échange, pour épouser la politique mercantiliste européenne. Au fil de ces accords, les droits de douane sont supprimés avec les plus grands concurrents agricoles de l’Europe.

La suppression de toute protection entraînant de fait un alignement sur les cours mondiaux ne peut qu’amener une plus grande volatilité des prix et des revenus, et une chute lors des mauvaises années. Les agriculteurs en ressentiront très vite la conséquence : la PAC 2003 intervient au moment où les marchés agricoles connaissent une crise mondiale. Les cours sont effondrés, la surproduction menace sur certains marchés.

« C’est à ce moment-là que l’Union décide de liquider ses derniers stocks d’intervention. Fin mars 2007, la Commission fait alors un communiqué triomphant pour annoncer qu’elle n’a plus de stock. Deux mois plus tard, les cours des productions agricoles explosaient et allaient provoquer une crise alimentaire d’ampleur dans les pays du Sud, importateurs de denrées alimentaires », se rappelle, amer, un connaisseur du monde agricole.

La mise en difficulté des pays émergents est une conséquence accessoire pour nombre des États membres : l’Europe ne s’estime pas concernée par une mission de régulation et de stabilisation sur les marchés mondiaux agricoles. Si l’on compare cela aux avantages de cette refonte de la PAC, il n’y a pas de discussion possible : elle permet de régler une fois pour toutes la question agricole européenne.

Les budgets européens agricoles n’augmenteront plus de façon systématique et exponentielle comme avant. Ils ne seront plus soumis aux aléas des marchés mondiaux, des crises alimentaires ou de la météo. Tout est désormais prévisible puisque les aides sont assises sur le foncier. « La politique agricole n’est plus qu’une simple question de consommation budgétaire », constate un expert familier des couloirs de Bruxelles.

La fin des quotas laitiers

« L’abrogation des quotas laitiers et sucriers a été évoquée dès 2003 », dit Thierry Pouch. Les quotas avaient été instaurés en 1984 à l’initiative de Michel Rocard, alors ministre de l’agriculture, en réponse à la crise de surproduction laitière et à l’effondrement des prix. En contrepartie de prix garantis, les exploitants s’engageaient à limiter leur production. Ce mécanisme régulateur avait rassuré les agriculteurs, leur avait permis d’envisager l’avenir. Au point que nombre de jeunes agriculteurs choisissent de s’orienter vers la production laitière.

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Le ministre de l’Agriculture Michel Rocard visite un stand de produits régionaux, lors de l’inauguration du salon de l’agriculture à Paris, le 04 mars 1984. © Photo Martine Archambault / AFP

En 2015, tout cet environnement stable est effacé. Les quotas laitiers sont entièrement supprimés, relançant une course au rendement, à la surproduction, pour compenser la chute des prix. Chaque producteur de lait se retrouve à devoir négocier avec les laiteries et les transformateurs le prix de leur lait.

Ces derniers ne manquent pas d’évoquer les cours mondiaux pour négocier toujours plus à la baisse, exigeant souvent des prix qui ne couvrent pas les coûts de production. Signant des contrats léonins, ils se voient aussi imposer parfois des clauses de silence : toute allusion à leurs conditions contractuelles se traduit immédiatement par leur exclusion et des poursuites judiciaires.

Il a bien été envisagé la création de groupements de vente pour permettre aux agriculteurs de se réunir et de discuter d’une seule voix face aux grands groupes laitiers, afin d’établir un meilleur rapport de force. Mais « tout a été fait pour qu’ils ne voient jamais le jour », constate un observateur.

Le résultat de l’abrogation des quotas laitiers ne se fait pas attendre : une concurrence de tous contre tous s’instaure. Les importations laitières des pays produisant à moindre coût s’envolent, les cours s’effondrent et, pour tenter de survivre, les agriculteurs s’efforcent d’augmenter leurs rendements, renouant avec le vieux cercle vicieux surproduction/effondrement des cours.

C’est à ce moment-là que la Commission européenne négocie avec le Canada un accord de libre-échange (Ceta) portant notamment sur les produits agricoles. À la différence de l’Europe, le Canada a adopté des mesures de protection pour ses agriculteurs, notamment pour les producteurs de lait, qui bénéficient de prix garantis. 

En 2001, le litre de lait était acheté 0,25 euro, en 2022, il est à 0,24 euro. Dans le même temps, le prix du litre de lait est passé en moyenne de 0,53 euro à 0,83 euro. La marge des entreprises agroalimentaires a progressé de 64 % et celle des distributeurs de 188 %.

C’est à partir de cette date que le mur du silence commence à être brisé sur l’agriculture. On parle de la détresse des agriculteurs, du nombre croissant de suicides dans la profession.

Après le lait, le sucre

Le même scénario se reproduit avec la suppression des quotas sucriers en 2017. Là aussi, les cultivateurs de betteraves sucrières se retrouvent en concurrence directe avec des producteurs n’ayant ni les mêmes coûts de production ni les mêmes contraintes. Tandis que les agriculteurs renoncent de plus en plus à cultiver la betterave à sucre dans le Nord, les transformateurs ferment leurs usines en France.

Face à cette crise sucrière plus que prévisible, le gouvernement et la FNSEA ont eu une réponse toute trouvée, un bouc émissaire facile : la faute en revenait à l’interdiction des néonicotinoïdes, qui pénaliserait les producteurs français par rapport à leurs concurrents. « Ce n’est pas les néonicotinoïdes qui ont provoqué la crise du sucre de betterave, c’est l’effondrement des prix, tombés à 20 euros la tonne », relève pourtant un expert agricole. 

En octobre 2020, sous la pression de la FNSEA, le gouvernement a rétabli l’usage de cet insecticide dangereux. Sans que cela ne change rien à la situation. Les cours du sucre toujours non régulés restent au plus bas, les transformateurs continuent leur dumping et les producteurs n’arrivent plus à vivre. En mai, le deuxième groupe sucrier mondial Tereos a arrêté une usine à Escaudœuvres qui employait 123 personnes, en arguant de la baisse de la production betteravière.

Tout pour le modèle productiviste

Même si les responsables européens ne le reconnaissent pas, la PAC de 1992 et les suivantes poussent vers un modèle unique de production agricole, toujours plus productiviste et intensif. Les fermes de mille vaches, les exploitations céréalières de 700 hectares… voilà l’avenir. « On a créé des situations de rente sur lesquelles les autorités de la concurrence européenne et nationales n’ont jamais voulu se pencher », relève Philippe Lamberts.

La prime à l’hectare sans conditionnalité s’est transformée en une prime au foncier, poussant les agriculteurs à s’agrandir toujours plus, à s’endetter au-delà du raisonnable, à augmenter toujours plus les rendements. L’intensité capitalistique des exploitations atteint un tel niveau qu’elle empêche à la fois la transmission familiale et l’installation des jeunes.

En dehors des grandes cultures céréalières, celles qui fascinent l’Europe parce qu’elles ont une dimension internationale, les autres productions ne l’intéressent guère. Elles ont été laissées au grand vent de la volatilité des marchés mondiaux, sans aucune protection. « C’est tout le modèle de l’exploitation familiale, d’une agriculture non industrialisée qui est menacé », insiste Aurélie trouvé.

Lors de l’élaboration de la PAC 2023, négociée pendant plus de deux ans, la Commission européenne a tenté d’inverser un peu la tendance, en incluant la dimension d’une agriculture durable, des règles de lutte contre les dérèglements climatiques, mais sans changer les principes de dérégulation édictés depuis trente ans : les lobbies y ont veillé.

« La guerre en Ukraine est venue percuter tout le programme », estime Thierry Pouch. Pour soutenir Kyiv dans sa lutte contre l’invasion russe, l’Europe a supprimé tous les droits de douane sur les productions agricoles ukrainiennes, notamment le lait, les œufs et les volailles, sans mesures compensatoires pour les agriculteurs. Ce fut la dernière goutte d’eau pour beaucoup d’exploitants.

Que se passe-t-il quand on met en concurrence les productions d’un pays où la main-d’œuvre coûte à peine 200 euros par mois, sans normes sociales et environnementales, avec celles d’autres pays qui ont des coûts et des contraintes dix fois plus élevés, au moment même où les taux d’intérêt remontent, asphyxiant un peu plus les exploitations ? La loi de King s’est à nouveau vérifiée, malgré les dénégations de l’Union. Il s’est ensuivi une déstabilisation généralisée des productions agricoles européennes que l’Europe a provoquée et qu’elle ne veut pas assumer.

Une destruction créatrice pour façonner l’agriculture – industrielle – de demain, diront les orthodoxes de la pensée libérale. Une destruction qui pose la question de la sécurité alimentaire et climatique de l’Europe, après celle de l’énergie, répliquent les contempteurs de la PAC telle qu’elle est conduite depuis trente ans.

Martine Orange

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