Histoire · Durant plus de trois ans, en pleine guerre mondiale, le Portugal s’est employé à exterminer un peuple nomade qui résistait à ses plans dans le sud de l’Angola. Le génocide des Mucubais, documenté par Rafael Coca de Campos dans un livre paru il y a quelques mois au Brésil, est un épisode très peu connu, mais profondément révélateur de l’histoire de la colonisation portugaise.

Portrait de deux Mucubais, en mars 2014, à Munhino, dans le sud-ouest de l’Angola. jbdodane / flickr.com

Cet article a été initialement publié en portugais le 2 mai 2022 sur le site esquerda.net (Lisbonne). Afrique XXI le publie à son tour en français avec l’autorisation de la rédactrice en chef, Mariana Carneiro, et de l’auteur, que nous remercions.

Traduit et adapté du portugais par Michel Cahen (CNRS, LAM, Sciences Po Bordeaux). Toutes les notes ont été ajoutées par ce dernier.

Cet article résume l’ouvrage de Rafael Coca de Campos Kakombola. O genocídio dos Mucubais na Angola colonial, 1930-1943, Ponta Grossa (Paraná, Brésil), 2021.

Le 28 janvier 1941, un témoin étonné écrit au gouverneur de la province de Huila, dans le sud de l’Angola. Un «spectacle consternant» se déroule alors dans la ville portuaire de Mossâmedes (aujourd’hui dans la province de Namibe). Après plus de cinquante ans de conquête coloniale, les troupes portugaises sont toujours engagées dans la destruction d’une population d’éleveurs africains. Le crime des Mucubais1, selon leurs bourreaux, était simplement de défendre leur liberté – ce que les colonisateurs appelaient «insoumission».

Le «spectacle» en question se produisait un peu plus d’un an après le début des opérations : «Quelques dizaines de misérables hommes, femmes et enfants noirs, qui ressemblaient plutôt à des squelettes juste recouverts d’un parchemin noir […] se traînant comme des animaux, traversèrent la ville, au milieu d’une forte garde, baïonnettes au fusil et silencieuse.»

Les documents officiels de l’armée coloniale donneront plus tard des nouvelles du sort de ces captifs et de bien d’autres prisonniers de cette guerre : incarcérés dans des camps de concentration, envoyés dans des camps de travail forcé, la grande majorité d’entre eux périt en raison de la brutalité du système de travail. Les preuves ne laissent aucun doute sur le fait que l’épisode désigné comme kakombola – signifiant quelque chose comme «tout déraciner» – par les descendants des victimes fut un génocide, et non une guerre. Un génocide commis par l’armée portugaise pendant plus de trois ans, entre 1939 et 1943.

L’histoire de ce crime s’inscrit dans un processus de plus longue durée et est directement liée aux massacres des civilisations pastorales du sud-ouest de l’Afrique, y compris le génocide des communautés herero et nama en Namibie par les Allemands.

Détruire toute trace d’autonomie

Toute la région qui s’étend du Cap, en Afrique du Sud, au sud du plateau de Benguela, en Angola, en passant par la Namibie et le Botswana actuels a été habitée pendant de nombreux siècles par des civilisations pastorales. Il s’agissait de communautés pour lesquelles l’élevage, le sens de la valeur et des statuts sociaux, ainsi que la vision du monde, étaient inextricablement liés à la gestion du bétail.

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Avec les invasions européennes, surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les ressources clés telles que les pâturages, les sources d’eau et les pistes de transhumance furent systématiquement confisquées et soumises au contrôle des Blancs. Les envahisseurs boers, allemands, britanniques et portugais développèrent un système économique prédateur, fondé sur la fourniture de technologies militaires à quelques communautés qui, endettées, se spécialisèrent dans le vol d’énormes volumes de bétail aux autres pasteurs. Les ports du Cap (Afrique du Sud), de Walvis Bay (Namibie) et de Mossâmedes (Angola) virent affluer des milliers de têtes de bétail volées aux éleveurs africains. Ces derniers, bien sûr, organisèrent d’innombrables révoltes.

Bien que très rentable pour de nombreux commerçants, l’économie prédatrice devint un problème lorsque, après la Conférence de Berlin, en 1884-1885, les envahisseurs décidèrent d’étendre le principe de la souveraineté effective aux territoires africains2. L’état de guerre permanent devint alors un problème pour la protection des droits de propriété, la construction d’infrastructures, l’exploitation agricole par les colons blancs, les missions religieuses, etc. Commença dès lors une période de grandes opérations militaires visant à détruire toute trace d’autonomie des communautés africaines.

Des massacres peu connus

Dans le sud de l’Angola, les Portugais furent confrontés à une civilisation pastorale hautement sophistiquée, capable de communiquer et de mobiliser des ressources dans des régions considérées comme inhospitalières telles que les déserts, les zones humides marécageuses et les pentes infranchissables. Les formations rocheuses inaccessibles aux Blancs abritaient des expériences sociales cosmopolites et rebelles, vers lesquelles convergeaient des mécontents prêts à s’opposer aux envahisseurs.

La principale arme dont disposaient les colons était un très dense système bureaucratique. Rien dans les sources, et surtout pas dans la documentation militaire, ne permet de déduire que les envahisseurs avaient une connaissance approfondie du terrain ou des gens qui y vivaient. Cette région a d’ailleurs été le théâtre des défaites les plus humiliantes jamais subies par les Portugais en Angola – des défaites immortalisées par les auteurs de l’époque – comme le massacre du comte d’Almoster3, le désastre de Cuamato4 ou encore la défaite de Naulila5. Ce fut aussi le lieu d’intenses massacres et d’atrocités commis par l’armée portugaise, dont beaucoup sont encore peu connus.

À partir de 1920, après la destruction des systèmes politiques des terres inondées et l’assassinat du roi Mandume6 dans la région frontalière, les Portugais crurent pouvoir célébrer la soumission totale des Africains. Cependant, après des décennies d’opérations militaires coûteuses, ils n’étaient pas parvenus à éteindre le désir d’autonomie des bergers.

Une population qui ne représentait aucune menace

Habituées à la flexibilité et au mouvement, à l’investissement dans des relations de réciprocité et de soins étendues dans le temps et l’espace, les communautés telles que les Mucubais acceptaient difficilement de participer à un régime qui exigeait la sédentarité, le travail obligatoire et les impôts. Les tensions entre les envahisseurs et les pasteurs s’accrurent lorsque, à la fin des années 1920, le territoire du sud de l’Angola commença à être restructuré dans le but de développer un modèle d’élevage du bétail totalement étranger aux Africains. Des fonctionnaires des services vétérinaires et de l’élevage de la colonie établirent des cartes pour restreindre le territoire des Mucubais, ainsi que pour matérialiser le plan visant à les intégrer progressivement dans l’économie coloniale.

Dans le même temps, les administrateurs et les militaires inventaient leur propre projet territorial, appelé la «zone de Mucubal», destiné à circonscrire les personnes qu’ils jugeaient insoumises – c’est-à-dire qui n’avaient pas renoncé à leurs propres idées sur une vie digne d’être vécue.

En 1939, un incident impliquant prétendument des Mucubais et des commerçants portugais – les sources sont plutôt vagues à ce sujet – déclencha une séquence implacable de répressions violentes qui aboutit au génocide. Dès lors, pendant près de quatre ans, tous les Africains considérés comme mucubais par les militaires et les bureaucrates portugais furent soumis à d’horribles atrocités. Malgré l’imprécision des recensements de la population de l’époque, les Portugais avaient estimé que les Mucubais constituaient une communauté d’environ cinq mille personnes, et que la région qu’ils occupaient était plus étendue que le Portugal. Ces pasteurs rejetaient toute forme d’autorité centralisée et ne possédaient aucune institution ou forme d’organisation ressemblant de près ou de loin à une armée. En d’autres termes, il s’agissait d’une très petite population, répartie sur un immense territoire, qui ne représentait évidemment aucune menace pour l’armée portugaise.

Pourtant, plus de trois mille soldats furent mobilisés et organisés en dizaines de détachements se déplaçant de manière à encercler et empêcher les bergers et leurs animaux de s’échapper, ainsi que deux avions, dont l’un était armé de bombes et d’une mitrailleuse. Parmi les prisonniers, au moins un cinquième étaient des femmes et des enfants. Près de la moitié de la population fut tuée dans les opérations militaires, et beaucoup d’autres périrent dans les camps de travail et de concentration.

«C’était une “chasse”»

Selon le brigadier Abel Abreu de Sotto-Mayor, commandant de la deuxième phase de ces manœuvres militaires, «les opérations contre les Mucubais insoumis devaient avoir une caractéristique très spéciale; ce n’étaient pas exactement des opérations de guerre (…). C’était une “chasse”».

Ironiquement, à la fin des opérations, un individu nommé Dixon Ferreira, un chasseur boer réputé, responsable de la capture d’un Mucubal important dénommé Tyindukutu, reçut en récompense de ses services un fusil de chasse, avec l’inscription «Mucubais 1940-1941». Le rapport final de Sotto-Mayor, daté de 1943, chercha à justifier les actions des militaires, face à ce qu’il considérait comme des allégations mal fondées ou exagérées d’abus. Cependant, une note du gouverneur général de l’Angola, datée du mois de janvier de la même année, cite un document qui ne laisse aucun doute sur la nature génocidaire des opérations :

Colonie d’Angola-Forces opérationnelles du district de Mossâmedes [FODM] (…) Services de Communication :
I- À compter du 1er septembre prochain, il sera mis fin à l’alimentation des prisonniers pour le compte du FODM.
II- Tous les prisonniers existant à cette date seront immédiatement éliminés comme suit : 1.- Hommes et garçons : canailles reconnues, vieillards, invalides : même destin que celui infligé aux pasteurs voleurs de bétail7 (…). 3.- à l’avenir, tout rebelle qui sera arrêté subira immédiatement le même sort que celui exposé dans cette circulaire puisque les prisonniers ne seront plus alimentés par cette unité après le 31 août de cette année.
Le Commandant (Signature) Filipe Alistão Corte Real, Capitaine.

Côté portugais, l’une des représentations les plus fréquentes des Mucubais à l’époque était celle de meurtriers et de voleurs invétérés. Si l’on ajoute à cela le fait que la note du gouverneur général faisait référence à des dénonciations faisant état de fusillades massives de prisonniers, il est indiscutable que l’ordre du commandant Alistão Corte Real était une variante des solutions finales infâmes ordonnées au début du XXe siècle par Lothar von Throta contre les Herero et les Nama en Namibie en 1904-1905, ainsi que par les nazis en Europe peu après le génocide des Mucubais. Dans les années 1940 encore, l’anthropologue Serra Frazão, ancien fonctionnaire colonial dans le sud de l’Angola, suggéra que les Mucubais étaient les Juifs de l’Angola.

«Que voulez-vous de plus?»

Le génocide des Mucubais est un épisode peu connu, mais profondément révélateur de l’histoire des conquêtes portugaises, sur la signification concrète de la «mission civilisatrice», sur les grands idéaux de «bienveillance» et sur la prétendue aptitude «naturelle» des Portugais à élever les Africains au rang de «civilisés».

Au cours de ce terrifiant triennat, même ceux des Africains qui étaient censés être intégrés au système colonial ont été vilipendés, humiliés, volés et assassinés. Des colons ont signalé l’arrestation arbitraire de tous leurs employés, y compris ceux qui avaient un permis de travail. Les soldats n’avaient que peu ou pas d’idée de ce qu’était un Mucubal, ils ne parlaient pas les langues locales et agissaient sur la base d’informations fournies par des personnes intéressées à mettre la main sur le butin de guerre. Avant les bombardements, les soldats ordonnaient à ceux des Africains qu’ils connaissaient de lever un tissu blanc. Ceux qui ne le faisaient pas étaient abattus. De nombreuses personnes persécutées n’avaient aucune idée de ce qui se passait.

Dans un rapport, un commandant de détachement portugais transcrivit les derniers mots d’une des personnes sur laquelle il venait de tirer : «Ce Mucubal, avant de mourir, a posé les questions suivantes : pourquoi la guerre nous poursuit-elle partout et ne nous laisse-t-elle pas tranquilles? Nous n’avons [pourtant] pas de dette envers le gouvernement. Vous avez déjà arrêté nos femmes et pris notre bétail, que voulez-vous de plus?»

Les sources citées dans cet article

– Lettre confidentielle de l’Intendant du District de Mossâmedes au Gouverneur de la Province de Huila AHM 2/2/71/9;
– Abel de Abreu Sotto-Mayor, Opérations de police pour la répression des tribus mucubais insoumises. 1943, p. 16. BSGL Reservados Box 116, n.11-A;
– Dépêche du Gouverneur général de l’Angola. Archives historiques de l’Outre-Mer. 566 1E MU Mç 1937-1944;
– Rapport du commandant du détachement de Saihona de la 10e compagnie de chasseurs indigènes. Archives historiques militaires 2/2/72/29.

Rafael Coca de Campos Rafael Coca de Campos est doctorant d’histoire à l’université de Campinas (São Paulo, Brésil). Il a séjourné deux fois au centre de… (suite)

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