Le 10 décembre, l’écrivaine prononcera son discours du prix Nobel de littérature à Stockholm, dont on peut déjà dire qu’il ne sera pas tiède. Quelques jours plus tard, sortira sur les écrans Les Années super 8, le film qu’elle a réalisé avec son fils David Ernaux-Briot à partir d’images prises dans les années 1970. D’excellentes raisons à nos yeux pour rencontrer une seconde fois cette année l’une des très grandes autrices contemporaines.

Christophe Kantcheff •

Article paru
dans l’hebdo N° 1735

Annie Ernaux : « Je suis la récipiendaire d’un Nobel collectif »

Annie Ernaux est née en 1940, et a grandi à Yvetot, en Seine-Maritime, où ses parents tenaient une épicerie. Sa biographie est ensuite intrinsèquement liée aux livres qu’elle a publiés. L’écrivaine vit à Cergy (Val-d’Oise) depuis 1975.
© Olivier Roller

Vous allez prononcer votre discours de récipiendaire du prix Nobel de littérature le 10 décembre. Vous avez annoncé qu’il serait « engagé », ce qui n’est pas fait pour nous surprendre. Mais, par ailleurs, êtes-vous à l’aise avec cette institutionnalisation ?

Pas vraiment. Je ressens une sorte d’enfermement qui n’est pas du tout agréable, et dont j’espère me débarrasser une fois le discours prononcé. En outre, il y a tout un protocole à respecter : les invités, le costume, les robes longues obligatoires pour les femmes… Je découvre ce rituel qui me paraît d’un autre âge.

C’est une chose à laquelle je n’avais jamais pensé. Parce que je n’avais jamais imaginé qu’un jour le Nobel me serait attribué. J’ai obtenu quelque chose d’immense que je n’ai jamais désiré. J’affronte cet événement avec ce que je suis, d’une manière non conventionnelle, parce que je ne sais pas me glisser dans les conventions. Dans mon discours, je vais essayer de faire passer ce qui est au cœur de mon travail d’écriture.

Obtenir le prix Nobel de littérature, c’est-à-dire la consécration la plus importante qui soit, n’est-ce pas le plus grand écart possible avec son milieu d’origine pour une transclasse ?

Le prix Nobel est une institution et, en tant que telle, elle n’échappe pas aux déterminations sociales. Concernant le Nobel, celles-ci se rapprocheraient davantage de l’aristocratie que de la bourgeoisie. Mais, au risque de me contredire, je dirais tout de même que le prix Nobel transcende les classes.

Est-ce la dimension universelle du prix qui vous fait dire cela ?

Oui, il y a une universalité dans le Nobel qui me touche. Il échappe aux nationalismes. En théorie en tout cas. C’est la dimension la plus impressionnante de ce prix. Et qui donne une résonance mondiale à celle ou à celui qui le reçoit.

Après l’annonce de l’attribution du prix Nobel, vous avez déclaré qu’« une grande responsabilité » vous était donnée afin de témoigner pour la « justesse et la justice ». La réunion de ces deux mots pouvait étonner…

Il y a toute une part dans l’écriture qui échappe à la volonté.

En effet, justesse et justice ne visent pas le même champ. La justesse renvoie à la littérature, à l’écriture. La justice, au monde. En réalité, cette phrase concernait davantage mes engagements publics que l’engagement de moi-même dans la littérature, où la question de la responsabilité se pose différemment puisqu’il y a toute une part dans l’écriture qui échappe à la volonté.

Est-ce ce surcroît de responsabilité qui vous a amenée à participer, dans le carré de tête et aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, à la marche contre la vie chère et l’inaction climatique le 16 octobre dernier ?

J’avais pris cet engagement avant d’avoir le Nobel. J’avais même signé, avec d’autres écrivains, un appel à participer à cette manifestation. Je m’étais sincèrement demandé si c’était ma place. Et, en mon for intérieur, j’avais répondu oui. Ce n’était pas une première pour moi. Lors de la campagne présidentielle de 2017, j’ai participé à une manifestation de soutien à la candidature de Mélenchon et, là encore, j’étais dans le carré de tête.

Les Années super 8, le très beau film que vous avez réalisé avec votre fils David Ernaux-Briot, après avoir été présenté à Cannes et diffusé sur Arte, sort sur les écrans le 14 décembre. Aux yeux de la « jeune femme tout juste trentenaire », pour reprendre vos mots, qui y figure et qui n’avait pas encore publié, la gloire littéraire avait-elle un sens ?

Non, strictement aucun. J’écrivais en cachette et mon désir premier était de terminer mon livre. J’étais dans une nécessité profonde, viscérale, de mettre au jour avec des mots ce qui était mon vécu intérieur, et que je n’avais jamais lu nulle part. Je souhaitais être publiée, mais cela n’allait pas au-delà. J’en avais peur aussi en tant qu’enseignante, épouse et fille. Parce que j’allais livrer des sentiments et des réflexions restés jusqu’ici secrets, ignorés de mon entourage. Je ne pensais même pas, à cette période, que je continuerais d’écrire.

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Aviez-vous des engagements politiques ?

J’avais un engagement féministe en faveur de la liberté de l’avortement et de la contraception, d’abord dans le mouvement Choisir, de Gisèle Halimi, puis dans le Mlac (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). En province, à Annecy, où j’habitais. J’ai fait aussi partie de l’éphémère Ligue des femmes, de Simone de Beauvoir. J’étais membre également du syndicat le plus à gauche dans l’Éducation nationale, qui était le Sgen. Dans la foulée de Mai 68, je me situais dans la frange des professeurs les plus révolutionnaires. Je me souviens que, dans la salle des profs, on m’avait dit : « Mais vous, vous êtes une rouge ! » (Rires)

Photo : Olivier Roller

Vous citez Simone de Beauvoir. Aujourd’hui, avec le prix Nobel, vous vous retrouvez dans la même situation que Beauvoir ou Sartre, qui utilisaient leur notoriété littéraire pour intervenir dans le débat public…

Je ne suis pas une intellectuelle, je suis une écrivaine.

Oui. Mais je ne pense pas avoir la même force d’intervention, dans la mesure où, à la différence d’eux, je ne suis pas une intellectuelle, je suis une écrivaine. Ce n’est pas la même chose.

Considérez-vous que Les Années super 8 fait partie de votre œuvre ?

Absolument. Des spectateurs et des critiques ont vu dans Les Années super 8 non pas un prolongement des Années mais un rapport certain avec ce livre. Ma démarche y est la même. Comme dans Les Années – et dans le reste de mon travail –, je ne m’y considère pas comme une personne unique, qui évoluerait au sein d’une famille elle-même fermée au reste du monde.

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Ce n’est pas la première fois que vous faites intervenir des images dans votre œuvre. Elles sont présentes dans l’ouvrage que vous avez publié avec Marc Marie, L’Usage de la photo (Gallimard, 2005). Les photographies ont aussi une grande importance dans Écrire la vie, le « Quarto » (Gallimard, 2011) qui rassemble plusieurs de vos livres…

Oui, mais c’est très différent. Les photographies, je les ai choisies. Pour Les Années super 8, le processus a été plus compliqué. Il y a d’abord les images prises à l’époque, dans les années 1970, par mon mari, qui a fait des choix de filmage. On constate notamment qu’il préférait filmer des paysages plutôt que des personnes.

J’ai visionné ces petits films dans leur intégralité – je ne les avais pas revus depuis. Et je notais tout ce qui surgissait en moi. Ensuite, sans plus regarder les images, j’ai rédigé le texte en m’attachant à en faire un récit continu. Puis, à partir du texte, mon fils David Ernaux-Briot a effectué le montage, dont je ne me suis pas mêlée. Je dois avouer que j’ai trouvé cette façon de faire, qui est celle du cinéma, contraignante. La littérature est plus libre.

À propos du travail sur la mémoire, on peut relever une grande différence entre la littérature et le cinéma. Dans l’écriture, parce que la mémoire fonctionne au présent, il existe un rapport étroit entre passé et présent. Dans vos textes, notamment dans le dernier, Le Jeune homme, vous jouez sur ces deux temporalités. Dans le film, il n’y a pas d’images au présent. Toutes datent des années 1970, sont en super 8 et, par leur facture, mettent davantage à distance.

En effet. Une distance qui est accrue par le fait qu’elles sont muettes. C’est comme une autre vie. Par exemple, il y a une scène où mes beaux-parents sont filmés et où ma belle-mère parle. Je me souviens de ce qu’elle a dit à ce moment-là. Mais je ne l’ai pas retranscrit parce que c’est comme si ces phrases et cette scène appartenaient à un ailleurs.

Le super 8 me fait songer à cet épisode dans L’Odyssée où Ulysse descend aux enfers et rencontre des ombres grises, des personnages « toujours enveloppés de brouillards et de nuées ». C’est la vie, mais une autre vie que je vois dans ces images. Et, en effet, la mémoire appliquée à ces images, ce n’est pas la même chose que la mémoire appliquée à des souvenirs.

Quand vous avez revu ces films, qu’est-ce qui vous a surprise ? Qu’aviez-vous oublié ?

J’ai été surprise de me voir si froide et distante. Je ne suis pas sûre que cela corresponde à ce que j’étais en ce temps-là, mais c’est l’image qui m’est renvoyée.

Il y a des détails de lieux que nous avons habités que j’avais oubliés et qui ont alimenté le récit. Par exemple, le regard que je pose sur les objets que nous avons acquis au début de notre mariage. Ces objets signent une classe sociale et des goûts d’époque. J’essaie toujours de situer les personnes qui sont à l’image comme si je ne les connaissais pas.

La caméra super 8 fait partie de ces biens de consommation achetés. Ainsi, le film lui-même existe grâce à ce marqueur social…

Annie Ernaux années super 8
Les Années super 8, en salles le 14 décembre.

Oui. Dans mon souvenir, ces caméras coûtaient cher à l’époque. Or, je m’aperçois que beaucoup de gens ont des archives en super 8. Ce sont souvent des gens dont les parents étaient très férus de cinéma, et dont certains avaient déjà commencé à faire des films de famille. Ce qui n’était pas du tout notre cas.

À ce propos, aviez-vous le goût du cinéma, étiez-vous une cinéphile ?

J’ai toujours eu mes préférences. Quand j’étais jeune, c’était la Nouvelle Vague. J’ai énormément aimé les films de Godard ou ceux d’Agnès Varda. Le néoréalisme italien également. J’ai beaucoup d’affinités avec ce cinéma-là. Mon désir a toujours été de faire quelque chose qui provoque la même sensation. Cela reste valable aujourd’hui.

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Ma mère, devant la caméra, a ses gestes naturels. On voit aussi sa façon de sourire. Moi, j’ai toujours l’impression que je pose. Elle, non. Quelque chose me reste de mon corps initial, si je puis dire. C’est frappant dans la scène du mini-golf. Je porte une robe bleue dans laquelle je suis raide, un peu courbée. J’ai des manières brusques.

J’ai des manières brusques. C’est ce qui me reste de mon corps de la classe dont je suis issue.

Cela fait partie de l’inconscient du corps, c’est ce qui me reste de mon corps de la classe dont je suis issue. J’ai su assez tôt qu’il fallait que je me tienne autrement. C’est ce malaise qui se voit. Je crois que ma mère éprouvait un certain plaisir à être filmée. Moi, je n’en ai aucun. Je déteste être filmée.

Les Années super 8 montrent les corps, le vôtre, celui de votre mère. Ils sont très éloquents… On sent dans les scènes de joie du film, en particulier avec les enfants, qu’il y a mise en scène…

Il y a une volonté de créer une fiction familiale. Ce n’est pas la famille réelle. Ce sont des moments où nous sommes bien habillés, des moments de fête. On ne filme jamais une dispute. Ce bonheur en super 8 est inhérent au désir de fictionner sa vie. C’est une fiction collective. Aux antipodes de ce que je fais dans mes livres.

Photo : Olivier Roller

J’ai été surpris par les mots que vous prononcez à la fin : « Retrouver un peu de cette lumière tombée sur le passé, une lumière dorée, celle de l’été indien que chantait Joe Dassin… ». J’ai entendu de la nostalgie dans ces propos…

Pas de la nostalgie, mais une mélancolie. Parce que ce sont mes années de pleine jeunesse. Aussi parce qu’elles correspondent à une espérance. Que nous avons cru accomplie en 1981. On connaît la suite…

Vous vous autorisez rarement l’expression d’un tel sentiment…

Il y a aussi le fait que beaucoup de ceux qui apparaissent dans le film ont disparu : ma mère, mon mari, mes beaux-parents, ma belle-sœur…

Il nous reste à vous souhaiter bon courage pour la cérémonie à Stockholm…

Je vais pouvoir me dire : « Non, tu n’es pas toute seule à Stockholm ! » C’est merveilleux de pouvoir se dire cela !

Merci. Mais, tout à l’heure, je n’ai pas mentionné ce qui a été le plus extraordinaire pour moi au moment de l’annonce du Nobel : c’est de voir tant de personnes heureuses d’apprendre qu’on me l’attribuait ! J’ai eu l’impression de ne pas être seule à le recevoir. J’en ai été bouleversée. Cette joie exprimée par tous ces gens est la plus formidable reconnaissance que je puisse avoir en tant qu’écrivaine. Je ne force pas le trait. Je suis la récipiendaire d’un Nobel collectif. Je vais pouvoir me dire : « Non, tu n’es pas toute seule à Stockholm ! » C’est merveilleux de pouvoir se dire cela !


1974 Publication d’un premier roman, Les Armoires vides (Gallimard).

1983 La Place (Gallimard), prix Renaudot en 1984, marque la transformation de l’écriture de l’autrice
et l’abandon de la forme romanesque.

2008 Les Années (Gallimard).

2022 Prix Nobel de littérature.

Ci dessous le discours prononcé mercredi 7 décembre par Annie Ernaux devant l’académie Nobel

“Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes. Une sorte de clé. Aujourd’hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l’événement – « est-ce bien à moi que ça arrive ?  » –, mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c’est la même nécessité qui m’envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m’invitez ce soir.

Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. « J’écrirai pour venger ma race. » Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’Ecole avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J’avais quelques excuses.

Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l’école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l’objet dans mon école religieuse me les rendaient encore plus désirables. Don Quichotte, Voyages de Gulliver, Jane Eyre, contes de Grimm et d’Andersen, David Copperfield, Autant en emporte le vent, plus tard Les Misérables, Les Raisins de la colère, La Nausée, L’Etranger : c’est le hasard, plus que des prescriptions venues de l’Ecole, qui déterminait mes lectures.

Je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture

Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisait me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j’opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l’écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.

Ce n’est pas le refus d’un premier roman par deux ou trois éditeurs – roman dont le seul mérite était la recherche d’une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l’interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire « la parabole de la loi » dans Le Procès,de Kafka, sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n’était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.

Mais c’était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d’un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d’éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma « race », et qui donnaient à mon désir d’écrire un caractère d’urgence secrète et absolue. Il ne s’agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire « écrire sur rien » de mes 20 ans, mais de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Ecrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines.

Il me fallait rompre avec le « bien-écrire »

Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux qui, transfuges de classe sociale, n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire dans la langue acquise, dominante, qu’ils ont appris à maîtriser et qu’ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d’origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d’un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d’Albert Camus Entre oui et non. De l’autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l’univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu’ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l’écriture, ils ne m’étaient d’aucun secours. Il me fallait rompre avec le « bien-écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venu, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.

Très vite aussi, il m’a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ – d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’Etat français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais.

Comment ne pas s’interroger sur la vie sans le faire aussi sur l’écriture ? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses ? Est-ce que l’écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle. C’est donc, à l’origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet.

Le désir de me servir du « je »

Continuer à dire « je » m’était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu’à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu’elle réfère à l’auteur, qu’il ne s’agit pas d’un « je » présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le « je », jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des Confessions : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. (…) Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. »

Ce n’est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…), mais le désir de me servir du « je » – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l’authenticité de ma recherche. Mais à quelles fins ? Il ne s’agit pas pour moi de raconter l’histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets, mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d’autres consciences, d’autres mémoires. Qui pourrait dire que l’amour, la douleur et le deuil, la honte ne sont pas universels ? Victor Hugo a écrit : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. » Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – « c’est à moi que ça arrive » –, elles ne peuvent être lues de la même façon que si le « je » du livre devient, d’une certaine façon, transparent et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l’occuper. Que ce « je » soit, en somme, trans-personnel, que le singulier atteigne l’universel. « Je ne serais pas arrivée là si… »

C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire « pour » une catégorie de lecteurs, mais « depuis » mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique.

Forme la plus violente et la plus archaïque

On le voit aujourd’hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus violente et la plus archaïque. Ecrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes, y compris dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a en France et partout dans le monde des intellectuels masculins, pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal de justice et d’espérance pour toutes les écrivaines.

Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais également collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.

Mais je ne confonds pas cette action politique de l’écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J’ai grandi dans la génération de l’après-guerre mondiale, où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s’impliquent dans les luttes sociales. Personne ne peut dire aujourd’hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d’information, la rapidité du remplacement des images par d’autres accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation. Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d’une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir de vigilance. Quant au poids du sauvetage de la planète, détruite en grande partie par l’appétit des puissances économiques, il ne saurait peser, comme il est à craindre, sur ceux qui sont déjà démunis. Le silence, dans certains moments de l’Histoire, n’est pas de mise.

Une victoire collective

En m’accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c’est un travail d’écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m’éblouit pas. Je ne regarde pas l’attribution qui m’a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n’est ni orgueil ni modestie de penser qu’elle est, d’une certaine façon, une victoire collective. J’en partage la fierté avec ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre, souhaitent plus de liberté, d’égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d’une Terre que l’appétit de profit d’un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l’ensemble des populations.

Si je me retourne sur la promesse faite à 20 ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.

© Fondation Nobel 2022

Annie Ernaux

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