La politologue et militante Fatima Ouassak a l’âme combative et le verbe haut. Elle en est convaincue : il y a un intérêt et un espace pour une écologie antiraciste et anticoloniale, « même en France, même dans le contexte actuel ».
Vanina Delmas • 17 janvier 2024
Article paru
dans l’hebdo N° 1793
Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, Fatima Ouassak, La Découverte, 2023, 198 pages, 17 euros.
La Puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, Fatima Ouassak, 2020, La Découverte, 272 pages, 14 euros.
Fatima Ouassak est politologue et militante écologiste, antiraciste et féministe. En 2016, elle cofonde le Front de mères, syndicat de parents d’élèves de quartiers populaires, dont le premier combat a été de promouvoir une cantine végétarienne à l’école. En 2021, elle est à l’initiative, avec Alternatiba, de l’ouverture de Verdragon, la première maison de l’écologie populaire, à Bagnolet, en Seine-Saint-Denis.
Pourquoi avoir choisi l’imaginaire de la piraterie pour parler d’écologie dans votre deuxième essai, Pour une écologie pirate, paru en 2023 ?
Fatima Ouassak : Quand j’écris ce livre, j’ai bien sûr dans le viseur l’écologie et la gauche, qui ont besoin d’être bousculées. Critiquer l’écologie majoritaire est ma contribution pour faire avancer le champ écologiste progressiste et la gauche dans la bonne direction, selon moi. Aussi, je m’adresse aux quartiers populaires pour dire que des questions vitales nous sont posées – le dérèglement climatique et la montée de l’extrême droite en priorité – et qu’il faut les articuler pour imaginer un projet politique à la hauteur. Des pistes de travail sont à explorer autour de la liberté de circuler, du droit d’accueillir, de penser la ville à hauteur d’enfants ou encore de la prise de pouvoir politique au niveau local.
L’imaginaire de la piraterie, et plus précisément du pirate, correspond à ce projet politique car il pose la question de la libération et de la liberté, mais aussi celle de la mutinerie et de la subversion. C’est la cohabitation du droit fondamental à la liberté et d’un aspect plus radical pour agir, semblable à ce qu’il s’est passé après la mort du jeune Nahel, tué par un policier à Nanterre. Pour moi, cette violence, qui répond à une autre violence bien plus importante, a ouvert des possibilités en termes d’organisation, de stratégie vers une voie insurrectionnelle et de remise en question du système dans les quartiers.
« Être dépossédé de l’ancrage dans une terre, c’est être voué à l’errance et à l’impasse politique », écrivez-vous. Ainsi, vous associez les habitants des quartiers populaires à des « sans-terre ». Pourquoi ?
Lorsque je travaillais à la Commission nationale du débat public, j’ai participé à de nombreux débats à propos des « grands projets inutiles ». La plupart du temps, les riverains opposés à ces projets qualifiaient les militants de gauche, qui sont pourtant dans leur camp, de « hors-sol ». En 2015, lors d’un débat autour d’un projet de Center Parcs dans le Jura, j’ai vu des habitants prendre leurs fourches et clamer que c’étaient leurs terres, que c’était une question de vie ou de mort. J’ai alors réalisé ce que pouvait engendrer l’attachement sensible à la terre. En revenant chez moi, à Bagnolet, en banlieue parisienne, je me suis longuement interrogée : comment aimer notre terre, ici, alors qu’on nous répète qu’elle n’est pas à nous ?
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Il faut parler d’ancrage territorial dans les quartiers, d’amour de la terre, car seul celui-ci peut permettre de la protéger et de la libérer. Si cette terre est bétonnée, si on ne la voit pas, si on a l’impression que vivre ici ou ailleurs, c’est la même chose, il n’y a pas d’ancrage, donc aucune motivation pour protéger l’environnement. Il faut pouvoir dire « nous sommes ici chez nous », « nous ne nous laisserons pas déposséder de cette terre où grandissent nos enfants », et que ce soit intégré dans un projet politique écologiste et antiraciste. Mais l’ancrage territorial est le talon d’Achille de la gauche. Et je m’inclus dedans ! Militante dans les quartiers populaires, j’ai longtemps dit « territoire » et pas « terre ».
Je mets tout dans l’écologie : comment reprendre de la place, du pouvoir, de la joie, de l’espace, du temps au système.
J’ai eu du mal à y arriver car, dans mon imaginaire de gauche, le mot « terre » était associé à Pétain, aux préjugés autour du terroir, des campagnes françaises obscures, un peu menaçantes. Bien que des collectifs se nomment les Soulèvements de la Terre ou Reprise de terres, la gauche n’est pas exemplaire sur le sujet, largement investi au contraire par l’extrême droite. Comment faire en sorte que cette problématique, qui a peu mobilisé la gauche ces dernières années, devienne notre cœur de projet et ne soit pas récupérée dans un projet raciste, xénophobe ? Ma réponse : il faut l’associer à la liberté de circulation, sans conditions.
Pourquoi la liberté de circulation serait-elle au cœur d’un projet écologiste ?
Je mets tout dans l’écologie : comment reprendre de la place, du pouvoir, de la joie, de l’espace, du temps au système. Ce système, André Gorz l’aurait qualifié de capitaliste, moi je le qualifie de colonial-capitaliste. Je pense que l’utopie écologiste n’est envisageable qu’avec la sortie du capitalisme. Mais dans quelle mesure parvenons-nous à faire grandir ce projet dans nos rangs ? Dans une perspective écologiste, j’articule la liberté de circulation sans conditions avec l’enjeu climatique. Même si ta terre n’est pas dévastée, il faut avoir le droit de circuler sans se justifier. Aujourd’hui, pour accorder le droit d’asile, on cherche à savoir si le pays est en guerre, s’il a subi une sécheresse ou des mégafeux.
La liberté de circuler sans conditions n’est pas pensée par les écologistes, alors qu’il y a des ravages environnementaux dramatiques et de plus en plus fréquents, et qu’il faudrait de toute urgence créer les conditions, notamment politiques et juridiques, qui permettent à ces personnes de s’échapper, de se mettre à l’abri. Il y a quelques années, on parlait beaucoup de réfugiés climatiques. Aujourd’hui, je pense que les écologistes n’en parlent quasiment plus par peur de l’extrême droite. Ils sont sur la défensive et ont peur d’être taxés d’immigrationnisme. Ils misent alors sur le discours humanitaire, caritatif et sur la régularisation des gens utiles dans certains secteurs.
Les écologistes sont sur la défensive et ont peur d’être taxés d’immigrationnisme. Ils misent alors sur le discours humanitaire.
Mon père a quitté sa terre d’Algérie à 18 ans car il voulait juste partir à l’aventure. Il ne parlait pas français, il a été accueilli en Corse puis dans la région lilloise pour sa force de travail, mais ce n’était pas son objectif premier. Pourquoi demander si leur circulation sera utile ? Il y a une profonde injustice à demander aux populations qui vivent au sud de la Méditerranée de justifier de leur utilité pour l’Europe quand, au Nord, on peut circuler vers le Sud sans avoir à justifier de quelque utilité que ce soit.
Cette notion d’utilité des personnes a été au cœur des débats sur le projet de loi immigration, même à gauche…
En effet, je me souviens de la une de Libération avec les députés socialistes, écologistes et communistes appelant à régulariser les travailleurs sans-papiers. Ne considérer les personnes migrantes et immigrées que par leur force de travail les réduit à être une force utile au capital. Je regrette qu’il n’y ait pas eu de contre-projet de loi sur l’immigration. Ça ne s’est joué qu’entre les macronistes, la droite et l’extrême droite. Les députés de gauche n’ont fait que s’opposer à telle mesure pas assez humaniste et agiter la même bouillie autour de l’utilité de la force de travail migrante et immigrée. Cela participe du même logiciel colonial-capitaliste car cela s’appuie sur les mêmes représentations racistes, voire suprémacistes.
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D’ailleurs, en Italie, Giorgia Meloni a ouvert la porte à des milliers de migrants sous prétexte que l’Europe a besoin de bras. Quand j’écoute un macroniste ou un responsable politique de droite ou d’extrême droite, je vois leur projet politique structurant, sur du long terme. À gauche, quel est le projet sur le long terme ? Quelle société envisage-t-elle avec les personnes non blanches, migrantes, immigrées ? Je ne dis pas que cette mesure de liberté de circulation sans conditions est la seule alternative possible, je dis juste qu’elle n’est même pas mise dans le débat, par peur et certainement aussi par racisme.
Cette « écologie pirate » pourrait-elle être un contre-feu à l’extrême droite ?
J’adhérerai seulement à un projet écologiste humaniste qui vise à sauver tout le vivant et pas juste la population blanche européenne.
Il y a tous ces grands discours sur l’humanité, la planète, la biodiversité. Or, dans le débat écologique français, la question reste coincée dans les frontières nationales et européennes ! Je ne veux pas me battre pour défendre un projet écolo franchouillard ! Je ne vois rien de mieux pour affronter l’extrême droite que de se positionner sur la liberté de circulation des humains, sans conditions. Le « sans conditions » est important, car ce n’est pas seulement une mise à l’abri face au changement climatique, dont les conséquences sont irrémédiables. Ça, on le sait déjà, on nous le répète en mettant l’accent sur le côté angoissant de la dégradation de nos conditions de vie matérielles à l’échelle globale. L’extrême droite aussi le perçoit et a commencé à quitter son costume climatosceptique. Et je sais qu’elle est désormais capable de réagir objectivement aux rapports du Giec.
Qui aurait pu prédire, il y a dix ans, que les politiques d’extrême droite seraient à la pointe sur ces sujets ? Mais il faut dénoncer leurs entourloupes. Par exemple, quand ils parlent de l’eau comme bien commun, ça peut parler aux gens de gauche, mais il ne faut pas omettre la question raciale, toujours au cœur de leur discours. De même, ils vont reconnaître que les ravages liés au dérèglement climatique touchent surtout le sud de la Méditerranée, mais vont s’en servir comme argument pour renforcer les frontières. J’adhérerai seulement à un projet écologiste humaniste qui vise à sauver tout le vivant, toute l’humanité et pas juste la population blanche européenne. Il faut s’en donner les moyens, et c’est là que le bât blesse à gauche.
La gauche a-t-elle la même gêne sur la Palestine ?
Il faut absolument aborder la question palestinienne en tant qu’écologistes. Or notre camp ne le fait pas assez, alors que se pose la question de la spoliation et de la libération de la terre. La Palestine devrait être une des questions au centre du projet de la gauche. L’un des chapitres de mon livre s’appelle « Algérie, Plogoff, Palestine ». J’ai remarqué que certains médias écologistes ne gardaient que la mention de Plogoff et de l’Algérie dans des interviews que j’ai données. Les premiers jours qui ont suivi le 7 octobre 2023, on pouvait encore comprendre que ceux qui ne maîtrisaient pas cette question ne se positionnent pas publiquement. Mais, au fil des semaines, que si peu d’écologistes se soient prononcés clairement pour la libération de la Palestine en dit long sur le degré réel d’anticolonialisme et d’internationalisme de l’écologie en France. C’est honteux.
Il faut absolument aborder la question palestinienne en tant qu’écologistes.
Alternatiba Paris ou les Soulèvements de la Terre ont pris position. Il faut s’en réjouir, mais ce n’est pas aussi fort et radical qu’une figure du mouvement climat comme Greta Thunberg, par exemple, qui s’est clairement exprimée contre le génocide en Palestine et pour la libération de la Palestine en des termes très politiques et anticolonialistes. C’est tout à fait remarquable qu’une personne suivie par des millions de personnes, par des jeunes, notamment aux États-Unis, assume tous les risques d’une telle position et s’affirme sérieusement comme écologiste décoloniale.
Quel est votre objectif avec ce livre quasiment programmatique ? Que faire si la gauche et les écologistes ne se rallient pas à cette vision radicale ?
Je souhaite sincèrement l’élargissement du front écologiste car on ne sera pas de trop quand ça va vraiment basculer. Mais pour le faire céder sur l’antiracisme, l’anticolonialisme et la liberté de circulation, je martèle mon idée de la piraterie, de la liberté. Je travaille depuis une vingtaine d’années à ce qu’on appelle souvent la convergence ou l’alliance des luttes. À l’époque, on ne disait pas encore « intersectionnalité », mais il y avait tout intérêt à faire l’effort d’aller voir des militants, des organisations, des politiques, des intellectuels, des artistes qui ne sont pas forcément de nos milieux mais avec lesquels on pourra gratter du commun.
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C’est un travail sur le long terme que j’ai notamment expérimenté avec l’ouverture de la maison de l’écologie populaire Verdragon à Bagnolet, coordonnée par Front de mères et Alternatiba. Cela ne s’est pas fait naturellement, nous avons eu besoin de temps pour dialoguer, essayer, se tromper. Mais le contexte général actuel est de plus en plus tendu, le moment de bascule se rapproche. On le voit avec l’interdiction de l’abaya, avec la Palestine, avec les révoltes après la mort de Nahel et la répression qui s’est abattue sur les quartiers populaires. Avons-nous encore le temps de discuter pour fabriquer du commun tous ensemble ? Je termine mon livre en appelant à faire sécession, en disant qu’il faut une alternative radicale.
Peut-être faut-il cesser d’essayer de chercher du commun avec ceux en total désaccord avec nous.
Peut-être qu’il faut cesser d’essayer de chercher du commun avec ceux en total désaccord avec nous afin d’organiser ce qui existe déjà. Dans mon cas, ça se passe dans les quartiers populaires. Comment s’organiser là où il n’y a rien, là où il y a besoin de projets politiques ? Comment s’organise-t-on selon nos priorités, nos besoins ? Si certains veulent s’allier selon nos conditions, tant mieux, mais ce ne sera pas l’essentiel de notre travail. En ce moment, je suis constamment tiraillée entre continuer de fabriquer du commun tant bien que mal ou plutôt miser sur l’auto-organisation, le « faire sécession », parce qu’il est possible que l’extrême droite prenne le pouvoir dans moins de quatre ans !