Après le report de leur procès à Lesbos, 24 humanitaires accusés d’« espionnage » et d’aide à « l’immigration illégale » restent suspendus à une procédure interminable.

Par Marina Rafenberg(Athènes, correspondance) Publié aujourd’hui à 10h59, mis à jour à 11h00

Une manifestation pour soutenir les humanitaires qui doivent être jugés pour le sauvetage de réfugiés, tiennent des banderoles devant un tribunal sur l’île de Lesbos, en Grèce, le 18 novembre 2021.
Une manifestation pour soutenir les humanitaires qui doivent être jugés pour le sauvetage de réfugiés, tiennent des banderoles devant un tribunal sur l’île de Lesbos, en Grèce, le 18 novembre 2021. STELIOS MISINAS / REUTERS

« Sauver des vies n’est pas un crime », « mort des valeurs européennes ». Devant le tribunal de l’île grecque de Lesbos, des dizaines de militants des droits de l’homme tenant des pancartes ont suivi avec angoisse l’ouverture du procès, jeudi 18 novembre, de 24 humanitaires ayant participé à des opérations de sauvetage de migrants en mer Egée. Jugés entre autres pour « espionnage » et aide à « l’immigration illégale », les activistes risquent de huit à vingt-cinq ans de prison pour les faits les plus graves (« participation à un réseau criminel » de passeurs, « blanchiment d’argent ») qui sont encore au stade de l’instruction trois ans après le début de la procédure.

La condamnation pour les délits mineurs devra aussi attendre, le tribunal de Lesbos ayant décidé de renvoyer le jugement en cour d’appel sans donner de date de reprise, en raison de vices de procédure divers (une page manquante dans le rapport de police, pas de traduction des documents, présence d’un avocat parmi les accusés…). Sean Binder, citoyen irlandais d’origine allemande, est en colère devant les journalistes, interdits d’entrer dans la cour de justice : « Nous allons devoir encore attendre des mois pour que justice soit faite et entre-temps la criminalisation des humanitaires continue. »

Entre 2016 et 2018, l’étudiant en droit de 27 ans fait partie de ces jeunes, venus des quatre coins de l’Europe pour prêter main-forte aux réfugiés sur les îles grecques, émus par les images de la crise migratoire de 2015. Parmi les 24 prévenus figurent également Sarah Mardini, une réfugiée syrienne qui avait débarqué en 2015 à Lesbos. Pendant plus de trois heures, elle a tiré avec sa sœur, Yusra, l’embarcation de 18 passagers dans laquelle elles se trouvaient jusqu’au rivage grec pour éviter un naufrage. Yusra participera aux Jeux olympiques de 2016 et 2020 avec l’équipe de natation des réfugiés. En 2016, Sarah, qui a obtenu son asile en Allemagne, décide de revenir à Lesbos et d’aider les migrants avec l’ONG Emergency Response Center International (ERCI). L’histoire a même inspiré Netflix, qui compte sortir une fiction en 2022 sur les deux nageuses héroïques.

Une tentative d’intimidation

Mais, en août 2018, alors que Sarah doit s’envoler pour Berlin afin de reprendre ses études au Bard College, elle est arrêtée par la police grecque et transférée à la prison de haute sécurité de Korydallos, près d’Athènes. Quelques heures plus tard, ce sera au tour de Sean d’être détenu dans la prison de l’île de Chios, dans une cellule minuscule surpeuplée. Selon un rapport de police de 86 pages, ils sont accusés notamment d’« espionnage », d’avoir écouté les radios des gardes-côtes grecs et de l’agence européenne de contrôle des frontières Frontex, d’avoir communiqué par WhatsApp avec des réfugiés pour leur faciliter le passage de la Turquie vers la Grèce, d’avoir utilisé de fausses plaques d’immatriculation militaires pour accéder à des zones réservées à l’armée… Libérés sous caution au bout de trois mois, les deux bénévoles affirment avoir été profondément traumatisés : Sarah raconte avoir arrêté l’université et souffrir d’anxiété, Sean dit être « terrifié » à l’idée de retourner en prison. Sarah n’a pas pu assister à son procès en raison d’une interdiction judiciaire de retourner en Grèce.

« Les accusations ne reposent sur rien. C’est une tentative d’intimidation pour décourager toute autre ONG de faire des secours en mer au large des îles grecques. Depuis notre arrestation, en août 2018, il n’y a plus d’opération de recherche et de sauvetage en mer, tout le monde a peur des autorités…, explique au Monde Sean Binder. Mais nous n’avons commis aucun crime. Que feriez-vous si vous voyiez des personnes se noyer devant vous à quelques mètres ? Moralement et légalement, nous avons fait ce que nous devions faire ! »

Cette affaire a été décrite dans un rapport du Parlement européen de juin comme « la plus importante actuellement en termes de criminalisation de la solidarité en Europe ». Aujourd’hui, pas moins de 60 procédures similaires contre 171 personnes dans treize pays européens sont en cours. Mais, seulement en Grèce entre 2020 et 2021, au moins 44 humanitaires font face à des accusations d’aide à l’entrée illégale sur le territoire grec ou d’espionnage, ce qui fait de la Grèce avec l’Italie un des pays à la pointe de la criminalisation de l’aide aux migrants.

« Cette affaire montre jusqu’où les autorités grecques sont prêtes à aller pour dissuader des citoyens et citoyennes d’aider les réfugiés et migrants », explique Nils Muiznieks, le directeur du bureau régional pour l’Europe d’Amnesty International. Mary Lawlor, rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits humains pour l’ONU, estime aussi qu’une condamnation constituerait « un dangereux précédent ». Reconnaissant l’effort consenti par la Grèce dans la gestion de la crise migratoire depuis 2015, Mme Lawlor note que « le gouvernement grec devrait travailler avec les défenseurs des droits humains pour gérer la crise humanitaire – pas contre eux ».

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