Le pays sud-américain se prépare à un nouvel anniversaire du putsch mené le 11 septembre 1973 par les militaires, dans un climat de tensions nourri par le rejet, l’année dernière, du projet de Constitution et la domination de l’extrême droite dans la nouvelle assemblée constituante. 

Yasna Mussa

11 septembre 2023 à 12h17

Santiago (Chili).– Chaque année, à la veille du 11 septembre, une partie des Chiliennes et des Chiliens se souviennent : des rassemblements sont organisés, des hommages rendus, des minutes de silence observées en mémoire de celles et ceux qui ont perdu la vie ou souffert en raison du coup d’État d’Augusto Pinochet qui imposa une dictature militaire de 1973 à 1990. 

Cette année, ces rituels ont commencé beaucoup plus tôt en raison de l’importance symbolique et historique du cinquantenaire de ce putsch qui renversa le président Salvador Allende, brisa les espoirs de la gauche et changea le destin du pays.

Dans le cadre des commémorations officielles, le gouvernement de Gabriel Boric a appelé les partis politiques à signer un engagement en faveur de la démocratie, à l’occasion d’un rassemblement intitulé « Pour la démocratie, aujourd’hui et toujours ». Cependant, dans l’opposition, le bloc des partis de droite, Chile Vamos (« En avant Chili »), et le Parti républicain (extrême droite) ont écarté l’offre.

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Les partisans du Parti républicain d’extrême droite lors d’une soirée électorale à Santiago, le 7 mai 2023. © Photo Javier Torres / AFP

Ce refus s’inscrit dans un ensemble de discours négationnistes, victimaires et révisionnistes qui ont fleuri dans les médias, au Congrès national et plus largement dans le débat public. « Guidés par le souci de l’avenir et du bien-être du pays, nous allons tout faire pour que, tous, nous nous engagions ensemble à valoriser et à protéger la démocratie et à respecter les droits humains sans restriction », a déclaré Gabriel Boric. 

L’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, qui a rencontré Boric lundi 4 septembre au palais de la Moneda, à Santiago, a jugé qu’« il serait incompréhensible que quelqu’un rejette un accord qui cherche à nous unir et non à nous diviser ». Elle s’est inquiétée d’un « environnement politique toxique » et d’un possible retour en arrière. 

À cinquante ans du putsch, il est inquiétant de voir ce négationnisme.

Camila Vallejo, porte-parole du gouvernement chilien

En juin dernier, Jorge Alessandro, le député de l’Union démocrate indépendante (UDI), a justifié à la radio  le renversement de Salvador Allende : « J’aurais aimé que ce soit un gouvernement autoritaire très court, qui aurait rétabli la démocratie rapidement, mais je crois que nous étions sur un chemin très dangereux pour le pays. » Ensuite, Luis Silva, un élu du Parti républicain membre de la deuxième constituante, a déclaré éprouver de l’« admiration » pour Pinochet. 

« À cinquante ans du putsch, il est inquiétant de voir ce négationnisme et que l’on prétende encore justifier ou valider un coup d’État, une dictature qui a violé les droits humains, qui a massacré une grande partie de notre peuple, qui a poursuivi politiquement, qui a torturé et provoqué des blessures qui perdurent jusqu’à aujourd’hui », a réagi la porte-parole du gouvernement, Camila Vallejo.

Selon une étude de la société de conseil Cerc-Mori intitulée « Le Chili dans l’ombre de Pinochet », 36 % des personnes interrogées pensent que les militaires ont eu raison de prendre le pouvoir en 1973. Dans les rues, l’extrême droite a appelé à des rassemblements pour « célébrer » cette date funeste, une négation du bilan de la junte établi par les différentes « commissions de vérité et de réconciliation » mises en place après la dictature, qu’il s’agisse des rapports Valech ou Rettig. Ces travaux ont établi le total des victimes à 40 175 personnes, entre les mort·es, disparu·es, torturé·es et détenu·es. 

La dette de l’État

Pour la sociologue Carmen Pinto Luna, de l’université de La Plata, le Chili est dans une période « chaude de son histoire », car la révolte sociale de 2019 puis la tentative de remplacer la Constitution héritée de Pinochet ont échauffé les esprits. « On a déjà vécu la même situation quand Pinochet avait été emprisonné à Londres [en octobre 1998 – ndlr]. On avait assisté à une résurgence. Il faut également se souvenir qu’à cette occasion, pour la première fois, au moins à la télévision, on l’a appelé “dictateur”. Avant, il était désigné comme président militaire ou juste président. Et l’on parlait de gouvernement militaire, pas de dictature. Ce n’est qu’en 1998 qu’on a commencé avec ces mots et ces définitions. C’est la même chose aujourd’hui, car il ne faut pas oublier qu’avec le coup d’État du 11 septembre 1973 s’est mise en place une mémoire fondatrice, une mémoire qui a été instituée par les militaires », explique-t-elle. 

La sociologue appartient au directoire de la Commission chilienne des droits humains, où elle est chargée, comme bénévole, de la diffusion du centre de documentation et des archives. Les bureaux sont remplis de dossiers et de cartons qui renferment revues, documents, récits et preuves de l’horreur des dix-sept ans du régime militaire. Le problème, juge-t-elle, est qu’il existe une brèche entre ce qui s’est passé, la perception actuelle du putsch et comment on peut traiter cet événement à l’avenir. « On ne pourra pas bâtir le futur si on ne trouve pas le moyen de résoudre cela. »

Il existe un terrain fertile pour un discours beaucoup plus revendicatif en faveur du coup d’État.

Marcia Tijero, Institut national des droits humains du Chili

Pour Jorge Lagos, membre de l’Institut national des droits humains du Chili (INDH), le processus constituant a renforcé la polarisation de la société. « Lorsqu’on parle de changer la Constitution, il s’agit de la Constitution de Pinochet. Cela a provoqué une résurgence des discussions », dit-il. 

Une de ses collègues, Marcia Tijero, considère que le rejet de la nouvelle Constitution, le 4 septembre 2022, par 62 % des votes, a donné un sentiment de puissance aux groupes d’extrême droite. « En définitive, il existe un terrain fertile pour un discours beaucoup plus revendicatif en faveur du coup d’État, avec la présence majoritaire des Républicains dans l’actuelle Constituante », soutient-elle. Le Parti républicain, avec 33 sièges, dispose d’un droit de veto sur toutes les décisions de la nouvelle assemblée constituante.  

De plus, le processus de justice transitionnelle, qui comprend différentes étapes (recherche de la vérité sur les événements passés et les responsabilités, justice, réparation, indemnisation des victimes, engagement de non-répétition, mémoire), a été imparfait. Selon Marcia Tijero, aucune d’entre elles n’a été pleinement respectée.

L’échec est à imputer à l’État chilien qui n’a pas su mener à bien un processus social de connaissance de la vérité, ce qui a empêché de refermer les plaies et de faire porter aux coupables leurs responsabilités. « Tous ces facteurs ont abouti au fait que les groupes favorables au coup d’État ont bénéficié pendant cinquante ans d’un sentiment d’impunité. Eux-mêmes osent désormais revendiquer, et on se retrouve face à un État qui ne fait rien pour le freiner et face à des citoyens qui, s’ils n’ont pas vécu le putsch ou n’ont pas une histoire familiale en lien avec celui-ci, peuvent croire ce qui est dit », dit-elle.

Décennies d’impunité

Ce sentiment d’impunité a été renforcé par le sort réservé aux descendants d’Augusto Pinochet, qui ont pu profiter de la fortune accumulée par le dictateur pendant ses dix-sept ans au pouvoir. En février, dans le cadre d’un litige entamé par un organisme public qui réclame quelque 17 millions de dollars aux héritiers de Pinochet, a été dévoilé le testament de sa veuve, Lucía Hiriart, morte en 2021.

La justice a pu établir que la famille Pinochet Hiriart avait détourné des fonds réservés durant la dictature. De plus, le dictateur a ouvert une série de comptes bancaires secrets à la banque Riggs, aux États-Unis, pour recueillir le fruit de ses malversations, comme l’a révélé en 2004 le Washington Post. Augusto Pinochet est mort en 2006 sans jamais avoir été condamné pour crimes contre l’humanité ou pour enrichissement illicite.

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Depuis quarante-sept ans, l’avocat Nelson Caucoto se bat au service des victimes de la dictature pour obtenir justice. « Le négationnisme trouve ses racines dans la désinformation. C’est évident, personne ne va me convaincre du contraire. Maintenant, nous aurions dû appliquer une des recommandations du rapport Rettig : inclure les droits humains dans l’éducation chilienne, mais il y a toujours des universités et des écoles qui ne les enseignent pas », souligne-t-il, tout en pointant le rôle des médias et leurs défaillances à ce sujet. 

Lui aussi évoque l’impunité qui a régné pendant trente ans. Le changement a commencé seulement au début des années 2000, grâce à la création d’un parquet dédié exclusivement aux enquêtes sur les crimes de la dictature. Il professe un certain optimisme, même si l’INDH assure qu’à peine 10 % des cas de violations de droits humains ont été jugés : « Je suis impressionné par ces juges, mais aussi par le pouvoir judiciaire chilien, qui ont permis ces avancées. Car aujourd’hui, nous avons près de 1 600 dossiers dans les tribunaux. Je ne suis pas sûr que cela existe dans d’autres pays cinquante ans après. »

Un des cas les plus emblématiques a été celui du chanteur Víctor Jara, devenu le symbole de la lutte contre le régime Pinochet et de la recherche de la vérité et de la justice. Fin août, à deux semaines des commémorations, la Cour suprême a confirmé la condamnation de sept militaires pour son enlèvement et son assassinat. L’avocat se félicite de cette décision. « Nous sommes sur le bon chemin, car il faut reconnaître aussi le courage des juges qui ont réussi à faire avancer cette cause et celui des magistrats qui ont osé condamner. »                                                           

Même avec du retard, la justice est là. Un signe, dit-il, qui permet de renforcer la culture des droits humains pour en finir avec le négationnisme.

Yasna Mussa

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