Alors que la ministre des affaires étrangères Catherine Colonna se rend en Arménie, entretien avec l’historien Vincent Duclert, qui voit dans la situation au Haut-Karabagh non pas une guerre entre nations mais la poursuite d’un « génocide sans fin ».

Joseph Confavreux

3 octobre 2023 à 19h44

Catherine Colonna est arrivée mardi 3 octobre à Erevan, en signe de soutien à l’Arménie. Ce petit pays vient d’accueillir la presque totalité des habitant·es du Haut-Karabagh – plus de 100 000 personnes – ayant quitté ce territoire après l’offensive éclair de l’armée azerbaïdjanaise dans cette enclave, le 19 septembre dernier.

La diplomatie française se refuse pourtant à parler denettoyage ethnique et demeure prise dans une équation européenne qui dépend encore plus qu’auparavant des hydrocarbures venus d’Azerbaïdjan. Et ce même si le Parlement arménien a fait un nouveau pas en direction de l’Occident en ratifiant ce même mardi 3 octobre son adhésion à la Cour pénale internationale, un projet suscitant depuis plusieurs mois l’ire de Moscou, « protecteur » traditionnel de l’Arménie.

Pendant ce temps, le régime de l’autocrate Ilham Aliyev, qui avait pourtant promis la « réintégration pacifique » du Haut-Karabagh, rediffuse une carte de la capitale de la région avec une rue portant le nom de l’un des principaux artisans du génocide des Arméniens en 1915…

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Melanya Balayan avec ses trois enfants et son mari font partis des réfugiés du Haut-Karabagh arrivés à Goris (Arménie), le 29 septembre 2023. © Photo Nazik Armenakyan / REA

L’historien Vincent Duclert, spécialiste des génocides et des processus génocidaires, mène depuis le début des années 2000 des recherches sur le génocide des Arménien·nes commis par les Jeunes-Turcs. Il a aussi présidé la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis entre 2019 et 2021. Il publie tout juste aux éditions Les Belles Lettres Arménie. Un génocide sans fin et le monde qui s’éteint. Entretien.

Mediapart : En quoi ce qui se passe aujourd’hui au Haut-Karabagh constitue-t-il un élément d’un processus génocidaire si vous jugez que c’est le cas ?

Vincent Duclert : J’irais plus loin que le terme de processus. Tel qu’il est défini par les historiens, le processus constitue la phase de préparation, qui précède la phase paroxystique. Plus le processus est méthodique, plus la phase paroxystique est brutale et décisive.

Les Arméniens de l’Empire ottoman représentaient les deux tiers du peuplement arménien, l’autre tiers se répartissant entre l’Empire russe et l’Empire perse. Ils ont été ciblés par un processus génocidaire marqué par des massacres et constaté par les témoins dès 1896, notamment par Jean Jaurès, qui parle alors d’une « guerre d’extermination ».

Il faut souligner qu’un processus génocidaire peut être arrêté, notamment en fonction de l’intervention des puissances. En l’occurrence, la phase paroxystique du génocide des Arméniens, entre 1915-1917, n’a pas été empêchée et elle s’est même prolongée. Alors qu’initialement les Alliés avaient désigné les massacres commis par les Jeunes-Turcs contre les Arméniens comme crimes contre l’humanité, et que le traité de Sèvres de 1920 prévoyait une justice internationale pour cela, la configuration change sous la pression kémaliste, alors même que Mustapha Kemal [futur Atatürk – ndlr] n’a pas lui-même trempé dans le génocide. De 1918 à 1923, les kémalistes prolongent le génocide pour doter la Turquie d’un peuplement « homogène », et le traité de Lausanne de 1923 passe sous silence le génocide des Arméniens.

Après cela, il ne reste plus d’Arméniens qu’à Constantinople et dans la région de Dersim, où ils sont protégés par la minorité musulmane des Alévis. Cette région est bombardée en 1938 par l’aviation turque. L’une des pilotes est la fille adoptive de Kemal Atatürk, adoptée dans un orphelinat lorsqu’elle était bébé, et qui était probablement d’origine arménienne. C’est notamment pour avoir révélé cela que le journaliste turc Hrant Dink a été assassiné en 2007.

L’entreprise d’extermination des Arméniens ne s’est donc pas arrêtée il y a un siècle, et l’inscription de la haine du peuple arménien dans l’histoire officielle turque, puis azerbaïdjanaise, explique la guerre de 2020 et le blocus du Haut-Karabagh depuis 2022, qui peut en soi être considéré comme relevant d’un processus génocidaire d’après le droit international.

On invoque le droit international, qui ne reconnaît pas la République du Haut-Karabagh, mais on se fonde sur une décision prise par Staline en 1923.

Vincent Duclert, historien

Il ne s’agit pas aujourd’hui seulement d’un conflit territorial entre États, mais d’une entreprise de destruction humaine de longue durée. Une entreprise que l’humanité n’a pas réussi à arrêter en 1918, faute d’avoir pris ses responsabilités envers un peuple de rescapés du premier génocide du siècle, et faute d’avoir repoussé le négationnisme de la Turquie fondé sur d’intenses pressions diplomatiques, notamment au niveau du gouvernement fédéral américain, jusqu’au 24 avril 2021 et la reconnaissance du génocide arménien par le président Biden.

Pourquoi l’ensemble de l’Arménie et des Arménien·nes serait-il aujourd’hui menacé, alors que le conflit ressemble à un conflit territorial, portant sur une enclave à peuplement certes arménien mais non reconnue par le droit international ?

Il est exact que le conflit actuel a toute l’apparence d’un conflit territorial. Ce sont les éléments martelés par l’Azerbaïdjan depuis le 19 septembre dernier et l’offensive éclair de son armée. Même dans la presse française, quand on parle des habitants du Haut-Karabagh, qui sont à plus de 99 % arméniens, on parle de « séparatistes », de combattants qui ne seraient pas assimilés à des belligérants mais appelleraient une répression de type « antiterroriste », menaçant dans ce schéma très contestable l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan.

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Vincent Duclert à Paris en avril 2023. © Photo Karim Ait Adjedjou / Abaca

On invoque le droit international, qui ne reconnaît pas la République du Haut-Karabagh, mais de quel droit international parle-t-on ? En l’occurrence, on parle d’une décision de Staline qui reconnaît en 1923 une entité arménienne insérée dans la République soviétique d’Azerbaïdjan, installant également une autre enclave, le Nakhitchevan, peuplée d’Azéris et d’Arméniens. Le but est clair, il s’agit avant tout pour Staline d’instaurer la discorde entre ces nationalités, afin de justifier la domination du pouvoir central soviétique.

S’appuyer sur cette décision de Staline pour qualifier de « séparatistes » les dirigeants du Haut-Karabagh prête donc à question. N’oublions pas non plus les pogroms anti-arméniens qui se sont produits en 1988 dans la région de Bakou, auxquels ont résisté les Arméniens du Caucase, victorieusement en 1994.

Je ne nie pas le fait que les dirigeants du Haut-Karabagh ne sont pas exemplaires et ont longtemps maintenu ce territoire sous la coupe d’une nomenklatura liée à la Russie. En outre, l’Arménie elle-même, jusqu’à la « révolution de velours » de 2018, présentait un État corrompu, dominé par des mafias politiques que contrôlait Moscou.

L’Arménie a été incapable d’engager les réformes militaires et les négociations diplomatiques qui auraient pu éviter la situation actuelle de défaite totale au Haut-Karabagh, et de menace directe sur l’intégrité territoriale de l’Arménie. Pendant ce temps, l’Azerbaïdjan a renforcé ses capacités d’action grâce à la rente du gaz, du pétrole et du caviar, grâce à l’alliance avec la Turquie, pays frère, et au soutien d’Israël en conflit avec l’Iran, que l’Azerbaïdjan combat aussi.

Il existe donc une dimension territoriale et nationale au conflit qui vient de se dérouler sous nos yeux, mais il existe une légitimité de l’indépendance du Haut-Karabagh. On ne peut se contenter de dire que celle-ci n’était pas reconnue par la communauté internationale. Au départ, les institutions de la France libre proclamées par de Gaulle ne sont pas davantage reconnues, sinon par Churchill.

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Enver Pacha (1881-1922). © Wikipédia


Il est certain que la dimension territoriale n’est pas la seule motivation d’Aliyev et d’Erdoğan. La guerre de 2020 a donné lieu à des crimes de guerre documentés contre les civils et les militaires arméniens. Se félicitant de la défaite des Arméniens, le président turc Erdoğan s’est félicité que « l’âme d’Enver Pacha », l’un des principaux architectes du génocide de 1915, « soit comblée »… Oui, il y a un conflit territorial, mais il ne peut être pensé et compris que dans le cadre d’une guerre d’extermination dont les racines sont profondes et qui se matérialise sous nos yeux, aujourd’hui.

Le Haut-Karabagh s’est vidé entièrement en quelques jours. Mais les troupes azerbaïdjanaises ont laissé passer les fuyards sans tenter de les exterminer. Juridiquement, ce nettoyage ethnique peut relever d’un acte de génocide, mais le fait qu’il n’y ait pas de meurtres de masse ne modifie-t-il pas la réalité et la perception de ce qui se passe ? 

Même quand on souligne les exactions commises par l’armée azérie en 2020, 2022 ou actuellement, on méconnaît l’arme principale, le blocus du Haut-Karabagh mis en œuvre en décembre 2022 par l’Azerbaïdjan, avec la complicité des forces russes, pourtant garantes à cette époque du libre accès à l’enclave, via le corridor de Latchine.

Ce blocus a eu pour intention et effet d’affamer les populations arméniennes du Haut-Karabagh. Tout le monde peut constater, en regardant les photographies des Arméniens fuyant le territoire, ces visages émaciés, ce regard vide, l’abattement définitif. Or, on sait que les États qui ont organisé le départ par ces moyens des Arméniens du Haut-Karabagh sont les héritiers du régime des Jeunes-Turcs unionistes, qui a commis le génocide de 1915. Dans l’arsenal des moyens lançant une extermination, la faim est une arme de destruction particulièrement efficace et massive.

Non seulement cette volonté intentionnelle d’affamer une population entre juridiquement dans le cadre de définition d’un génocide, celle du 9 décembre 1948 avec le texte de la Convention des Nations unies, mais la preuve que cette arme absolue était utilisée est marquée par le fait que les habitants du Haut-Karabagh fuient en masse, parce qu’ils ont vu de quoi les Azerbaïdjanais étaient capables.

Cette fuite sans retour est l’unique moyen de leur survie. Techniquement, cette épuration ethnique est parfaitement réussie, parce qu’il n’a même pas été nécessaire de chasser les Arméniens maison par maison. Ces derniers avaient suffisamment de raisons d’avoir peur pour cela.

L’Arménie elle-même est-elle pour autant en danger ?

Le génocide désigne l’extermination physique d’une population qui menacerait une pseudorace majoritaire ou supérieure. La convention de 1948 rappelle que cette extermination possède des dimensions à la fois physiques et métaphysiques. Les Ouïghours ne sont pas assassinés, mais les femmes sont stérilisées et les enfants sont sinisés, afin que l’identité culturelle et l’avenir démographique de ce peuple disparaissent à tout jamais.

Empêcher un peuple de se projeter, c’est lui signifier qu’il est en sursis.

Vincent Duclert, historien

Quand on oblige une population à quitter sa patrie ancestrale, à abandonner ses maisons et les tombes de ses parents, quand on voit que la République du Haut-Karabagh annonce sa dissolution alors qu’elle aurait pu se proclamer République en exil, cela signifie qu’on éteint méthodiquement l’horizon et l’avenir des Arméniens.

Certes, la population du Haut-Karabagh a pu fuir, mais dans la terreur et avec la conscience que cela ne s’arrêtera jamais. Ce qui fait un peuple, c’est un État, mais aussi une culture, des liens familiaux, une relation au territoire. Tout cela est détruit, peut-être à tout jamais. Ce qui fait un peuple, c’est aussi la possibilité de se projeter vers l’avenir. Et cette possibilité de se projeter dépend de la possibilité d’avoir une mémoire, des lieux de mémoire, un passé. Empêcher un peuple de se projeter, c’est lui signifier qu’il est en sursis. On lui interdit d’exister désormais.  

Lorsque le juriste Raphaël Lemkin réfléchit dès les années 1930 à qualifier les crimes qu’il observe et qui seront plus tard qualifiés de génocide, il associe le crime de barbarie, qualifiant les violences extrêmes commises sur un groupe, et celui de vandalisme, qui détruit les traces matérielles et immatérielles de celui-ci pour parfaire le crime de barbarie. Une fois que vous effacez les traces du passé, un peuple devient immensément vulnérable. C’est ce que j’ai retenu de l’histoire des génocides et que je restitue dans mon livre.

Il restera sans doute des Arméniens dans le Caucase, mais il n’est pas certain que ce sera dans les frontières d’un État ou dans un État viable. Quand on voit le peu de réactions internationales, qu’est-ce qui empêche désormais l’Azerbaïdjan de s’emparer de la partie septentrionale de l’Arménie, par une offensive majeure ou par grignotage, et ainsi se relier à l’enclave du Nakhitchevan, puis à la Turquie ?

En quoi le destin de l’Europe se joue-t-il en ce moment dans le Caucase, ainsi que vous l’écrivez ? N’est-ce pas exagéré d’un point de vue géopolitique, sans qu’il s’agisse pour autant de nier le traumatisme ancien et la souffrance contemporaine du peuple arménien ?

Un premier élément est que l’Arménie s’est démocratisée depuis la révolution de velours de 2018. Aujourd’hui, des manifestants reprochent au premier ministre Nikol Pachinian de ne pas être intervenu en faveur du Haut-Karabagh, mais une intervention de l’armée arménienne aurait été impuissante et aurait pu pousser l’Azerbaïdjan à envahir l’Arménie.

L’Arménie est donc une des rares démocraties de la région, entourée de dictatures de plus en plus puissantes. Erdoğan a certes été réélu, mais il emprisonne ses opposants politiques, notamment kurdes et démocrates, il criminalise l’opposition. L’Azerbaïdjan est impitoyable avec ses opposants, même en exil. Certains ont été victimes de tentatives d’assassinats sur le sol français et sont aujourd’hui protégés par des unités de la police. Si l’Europe se projette dans l’identité démocratique, elle a une obligation de défendre l’Arménie.

Le deuxième point important est que les Arméniens ne sont pas un peuple comme un autre. Ce peuple a subi le premier génocide du XXe siècle, et les Arméniens sont porteurs du savoir des génocides. S’il y avait eu davantage de travail d’histoire, si le négationnisme turco-azéri avait été moins puissant, on aurait peut-être eu davantage d’instruments intellectuels pour penser la préparation du génocide des Tutsis au Rwanda par exemple, dont on reparlera au printemps prochain avec la trentième commémoration de 1994. Je termine une grosse étude sur le sujet, permettant de mieux comprendre encore comment un génocide qui n’aurait pas dû se réaliser a pu avoir lieu.

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Le peuple arménien est aussi porteur d’un savoir de résistance, dont l’emblème est Manouchian, chef des FTP-MOI face à l’occupant nazi. Quand on parvient à se reconstruire après une destruction physique et psychologique de l’ordre d’un génocide, on apprend quelque chose à et de l’humanité. La manière dont on survit à quelque chose d’impensable, cela intéresse l’humanité dans son entier.

Le troisième et dernier point concerne les Français en particulier, qui ont tous une relation avec les Arméniens, même lorsque, comme moi, leur histoire personnelle n’est pas reliée familialement à ce peuple. Les Arméniens occupent une place centrale dans l’histoire française, depuis la déclaration de Jaurès en 1896, en passant par Péguy, qui argumente sa défense du capitaine Dreyfus en jugeant qu’on ne peut reproduire une injustice comme celle subie par les Arméniens, et jusqu’à Manouchian.

Missak Manouchian était considéré comme un terroriste quand il a été fusillé. Il sera bientôt au Panthéon, le 21 février 2024, et cette panthéonisation est à la fois un geste important du président Macron vis-à-vis de la diplomatie turque et une manière de choisir ses références, qui engage la France vis-à-vis de l’Arménie.   

Il faut donc mener le combat pour l’Arménie, répétez-vous dans votre livre. Mais parmi celles et ceux qui veulent combattre pour elle, certaines et certains sont moins animés par le critère de l’humanité ou de l’histoire que par la volonté de dresser, en Arménie, une frontière entre le monde chrétien et l’islam. Faut-il combattre avec tout le monde indistinctement ?

J’essaie d’agir comme historien, en travaillant dans la longue durée, en concevant le combat intellectuel pour la vérité historique, loin des organisations militantes qui utilisent la mémoire à des usages politiques. C’est vrai qu’il existe une dimension de défense chrétienne dans les positions pro-arméniennes. Et que la défense de la cause arménienne a pu être portée par l’extrême droite de l’échiquier politique, même si la défense des chrétiens d’Orient ne peut être réduite à ce seul courant. 

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Pour le génocide des Arméniens, le critère religieux est secondaire face au critère racial. Au début du XXe siècle, les Arméniens de l’Empire ottoman sont vus par le pouvoir comme un virus mortel, un microbe à éliminer, allant au-delà d’une minorité religieuse à persécuter. C’est une race à exterminer.

Il est fondamental de ne pas emporter ce conflit dans une dimension religieuse. Parmi les défenseurs des Arméniens, il y a des musulmans, notamment les Alévis qui les ont protégés dans les années 1920 et 1930. C’est aussi le cas d’intellectuels turcs contemporains qui ont compris que la démocratisation de la Turquie passait par la reconnaissance du génocide des Arméniens et, au-delà, de la place de la culture arménienne dans le monde turco-musulman.

Cela rappelle que le combat est d’abord politique, qu’on ne peut pas enfermer ce qui se passe aujourd’hui dans un conflit entre nations. La société azerbaïdjanaise vit aujourd’hui un enfer. C’est la même chose en Turquie. D’où l’importance d’une réponse politique des États-Unis, de l’Europe et de la France en particulier, afin de qualifier les événements actuels pour ce qu’ils sont. En prenant en compte le fait que le paravent territorial ne fait que renouer avec les attaques contre les Arméniens qui se produisent depuis 130 ans.

Joseph Confavreux

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