Publié le 10/09/2021 – 17:26

Vue générale de Beyrouth prise du village de Beit Mery, sur les hauteurs de la capitale libanaise. Photo / JOSEPH EID / AFP

Les quadragénaires libanais ont connu la renaissance de leur pays après la guerre civile. Voilà qu’ils vivent, des années plus tard, une période similaire, avec ses privations qui ramènent inlassablement en arrière. Daraj publie le témoignage amer de l’un d’eux.

   

Nous sommes la génération née au milieu des années de guerre civile (1975-1990). Nous avons toujours subi des sarcasmes, résumés par cette phrase qu’on nous lançait à la tête : “Vous, mais qu’avez-vous donc vécu ?” C’était une manière pour nos familles de nous rappeler ce qu’eux, nos aînés, avaient subi comme souffrances pendant la guerre civile. Ils avaient assisté à l’effondrement de l’État, de la monnaie nationale, des infrastructures.

Nous, nous sommes nés après. Nous avons construit notre vie dans ce pays en rêvant à un avenir radieux. Et nous voilà, au seuil de la quarantaine, qui entrons aujourd’hui dans une nouvelle phase d’effondrement. Certains d’entre nous sont mariés et ont peur pour leur petite famille, d’autres craignent de tout perdre après avoir consacré leur vie à investir dans tel ou tel projet.

Nous sommes la génération qui n’a pas assisté à la destruction de Beyrouth. Nous étions des enfants que nos parents emmenaient dans une cave ou mettaient à l’abri dans un village reculé pour nous protéger de l’enfer des bombardements. Mais après la guerre, nous avons vu Beyrouth se débarrasser des apparences de la guerre et des destructions. Nous sommes la génération qui est arrivée en ville éblouie par cette Beyrouth qui tient tête à la mort. 

Mais aujourd’hui, nous sommes la génération qui voit Beyrouth s’éteindre, se vider, déprimer. Aujourd’hui, c’est comme si c’était à nouveau la guerre. Dans la ville et même dans tout le pays.

Si Beyrouth avait rapidement retrouvé la vie après la guerre, c’est tout aussi rapidement qu’elle se meurt aujourd’hui. Et nous avons du mal à saisir ce qui se passe.”

Comment on faisait, avant ?

Nous avons observé nos villages et campagnes se défaire des anciennes coutumes héritées du passé, sous l’effet du progrès. Aujourd’hui, on revient aux choses anciennes, dans l’espoir de pouvoir traverser la crise. Nos villages n’étaient pas reliés au réseau d’électricité, et il n’y avait pas non plus de générateurs pendant les années de guerre. Les gens faisaient comme ils l’avaient toujours fait, en passant les soirées devant les maisons et en dormant sur les toits pour fuir la chaleur. Mais depuis, nous nous étions habitués à dormir à l’intérieur, dans des pièces climatisées, et au lieu de nous réunir au seuil de la maison, nous passions notre soirée devant la télévision.

On n’a plus d’électricité, et l’été est très chaud, mais nous avons oublié comment fabriquer des éventails avec des bouts de ficelle et nous n’avons plus de moustiquaires pour pouvoir nous passer des petits appareils antimoustiques électroniques.

À l’époque, il n’y avait pas de réseaux sociaux, mais nous savions assurément comment communiquer les uns avec les autres. Aujourd’hui, nous passons des nuits tristes, et la seule conversation dont nous sommes capables consiste à demander : “Depuis quelle heure ça dure, cette coupure d’électricité ?” Et quand l’électricité revient, nous ne pensons qu’à courir pour recharger nos téléphones afin de retourner sur les réseaux.

Les femmes s’adressent à leurs aînées pour leur demander comment on conservait les aliments quand on n’avait pas de courant.

Et que dire des enfants, qui sont nés bien après la guerre et qui de toute leur vie n’ont connu que des jeux qui nécessitent de l’électricité. J’essaie de me rappeler les règles de quelques jeux auxquels on jouait jadis. Je les leur explique quand soudainement je vois leurs yeux briller. “L’électricité est revenue”, s’écrient-ils, pour courir retrouver leurs jeux favoris sur leurs téléphones portables.

Personne ne sait si cette crise est passagère ou si elle est là pour durer. Tout ce que je sais est que je voudrais acheter un âne pour faire l’aller-retour entre la maison et la source d’eau à l’extérieur du village.

Elie Keldani

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