Tiraillé entre soutien à l’Ukraine et rejet du militarisme et de l’impérialisme américains, le camp progressiste se fracture face à l’invasion russe.

Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez ont beau être des monstres sacrés de la gauche américaine, ils ont essuyé en mai de vives critiques de la part de leurs supporters. Au cœur de la dispute : leur vote en faveur d’un paquet de 40 milliards de dollars d’aide humanitaire et militaire à l’Ukraine, adopté par le Congrès des États-Unis puis ratifié par le président démocrate, Joe Biden. La loi comprend notamment 6 milliards de dollars pour permettre au pays de s’équiper en véhicules blindés et de renforcer sa défense antiaérienne. Elle alloue aussi des fonds supplémentaires à l’armée américaine pour renflouer son stock d’armes après les livraisons répétées à Kyiv (artillerie, blindés, équipements antichars…).

Bernie Sanders a justifié sa décision par la nécessité de ne pas perdre une minute dans ce conflit aux portes de l’Europe et d’envoyer un signal fort à Vladimir Poutine. Une explication qui n’a pas convaincu Eric London, l’une des plumes du site socialiste World Socialist Web Site (WSWB). Pour ce militant basé aux États-Unis, le vote du sénateur du -Vermont, de la députée de New York et d’autres progressistes «marque le franchissement du Rubicon politique. C’est un soutien à la guerre des États-Unis et de l’Otan contre la Russie qui retire de l’argent aux classes laborieuses, à l’heure de l’inflation et de la pauvreté chez nous, et le redirige vers la mort et la destruction ailleurs, écrit-il. Et il accroît de manière dramatique la possibilité d’une guerre mondiale entre des puissances nucléaires».

Cette critique illustre des fractures plus larges qui ont éclaté au sein de la gauche états-unienne depuis le début de la guerre en Ukraine. Comment réagir face à Vladimir Poutine ? Quel doit être le rôle des États-Unis vis-à-vis de l’Otan ? Washington doit-il refuser la guerre ? Élus, militants, pacifistes, anti-impérialistes, progressistes et centristes ne sont pas d’accord sur les réponses à donner.

Les élus démocrates au Congrès ont largement soutenu la stratégie de Joe Biden.

En effet, les élus démocrates au Congrès, y compris ceux soutenus par l’influente organisation socialiste Democratic Socialist of America (DSA), ont largement soutenu la stratégie de Joe Biden, qui consiste à mettre la pression économiquement sur la Russie tout en soutenant Kyiv sur le plan militaire. Objectif : forcer Moscou à prendre place à la table des négociations.

En dehors des allées du pouvoir, c’est une autre histoire. Le linguiste Noam Chomsky, un monument de la gauche intellectuelle, a provoqué la polémique en déclarant dans une interview que, «dans le système de propagande occidental, on entend que le peuple ukrainien veut toujours plus d’armes », laissant entendre que les demandes répétées d’armes formulées par le président Zelensky étaient exagérées par les médias et le pouvoir politique. Et de suggérer que Kyiv renonce à adhérer à l’Otan et fasse des concessions sur le Donbass, la région disputée dans l’est du pays.

Cet avis est partagé par plusieurs penseurs et personnalités intellectuelles progressistes, pour qui les États-Unis et l’Otan sont en partie responsables de la situation actuelle. Dans l’un des podcasts du magazine socialiste Jacobin, l’auteur Tony Wood a jugé qu’«il y a quelque chose de très hypocrite dans le fait que toutes ces puissances étrangères qui ont exacerbé le conflit, et qui ne se battent pas sur le terrain en Ukraine, sont en train d’inonder le pays d’armes pour s’assurer qu’il continue à être un champ de bataille, et qu’elles décrivent cette pratique comme une aide».

« L’Otan est un mécanisme au service de l’impérialisme de l’Occident mené par les États-Unis. Il alimente l’expansionnisme, la militarisation et les interventions dévastatrices », a jugé pour sa part le comité international de DSA dans un communiqué publié quelques semaines avant le déclenchement de l’« opération spéciale » russe sur les terres ukrainiennes. L’organe en a profité pour accuser les médias occidentaux de jeter de l’huile sur le feu et le gouvernement américain de «répondre par le refrain habituel de menaces de sanctions, d’aide militaire et de déploiement militaire dans la région ». Et d’appeler à ce que la Russie ne soit pas frappée de sanctions et à la fin de «la poussée expansionniste de l’Otan» vers l’Est. Une prise de position que Mike Gwyn, l’un des responsables de la communication à la Maison Blanche, a qualifiée de « honteuse » sur Twitter. Ambiance !

Certains appellent la gauche à changer radicalement de paradigme.

La députée du Minnesota Ilhan Omar, l’une des élues les plus progressistes de la Chambre des représentants, a reconnu elle-même les tensions au sein de sa famille politique. «Beaucoup de progressistes ont abandonné leurs principes antiguerre et leur opposition à des sanctions trop larges ou à des politiques qui nous affecteraient ici, aux États-Unis, mais qui toucheraient aussi par inadvertance les civils du régime adverse», a-t-elle déclaré fin mars au site d’information Business Insider. Cela ne l’a pas empêchée de voter en faveur des aides militaires voulues par Joe Biden.

Pour les observateurs de longue date de la gauche américaine, les crispations actuelles reflètent le traumatisme laissé par le 11 septembre 2001 et l’intervention en Afghanistan. À l’époque, une seule élue à la Chambre des représentants, Barbara Lee, s’était opposée à l’autorisation de la guerre, quelques jours après les attentats. Ce qui lui avait valu d’être menacée de mort. Se sont ensuivies vingt années de conflit sanglant, au cours desquelles plus de 176 000 personnes, des civils et des militaires, ont perdu la vie.

Matthew Duss, chargé des questions internationales auprès de Bernie Sanders, a voulu répondre à cette crainte de la gauche dans une tribune publiée le 1er juin. « Nous devons reconnaître que le gouvernement Biden n’est pas le gouvernement Bush. L’équipe de Biden n’a pas cherché cette guerre. En réalité, elle a mené un travail de diplomatie, difficile, en public, pour essayer de l’éviter. Comme il a échoué, le gouvernement agit avec retenue et veille à ne pas être embourbé dans une guerre plus large avec la Russie, tout en réaffirmant ce qui est en jeu pour les États-Unis, l’Europe et le système international, a-t-il rappelé sur le site de The New Republic, un média de gauche. Je n’ai jamais eu peur de critiquer le gouvernement Biden quand il a tourné le dos aux principes progressistes. Une liste longue, déprimante et qui s’allonge… Mais l’Ukraine est un domaine dans lequel ce gouvernement a agi plutôt correctement. »

Il est vrai que les progressistes peuvent se retrouver dans certains aspects de la politique mise en œuvre jusqu’à présent par Joe Biden. Le démocrate s’est notamment opposé à la création d’une zone d’interdiction de survol (« no fly zone ») au-dessus de l’Ukraine pour éviter toute escalade militaire. Une position partagée par les élus de la gauche de la gauche. Le gouvernement a aussi instauré des sanctions ciblées contre des figures du régime de Poutine et mis l’accent sur le recours aux énergies renouvelables pour en finir avec la dépendance occidentale au gaz et au pétrole russes. Deux chevaux de bataille de la gauche progressiste.

Certains appellent la gauche à changer radicalement de paradigme et à abandonner sa critique anti-impérialiste. C’est le cas de l’historien Greg Afinogenov, professeur à la prestigieuse université Georgetown. « Appeler à l’abolition de l’Otan ne coûte rien, mais cela n’a aucune chance d’aboutir. La gauche aime se préoccuper de questions de politique internationale corrosives pour elle-même. Cela amplifie la polémique autour de choses auxquelles nous ne pouvons rien, dit-il. Nos désaccords deviennent problématiques quand ils sont dissociés de toute considération pratique. »

David Kotz, coauteur d’un ouvrage sur la Russie et figure progressiste américaine, partage aussi cette volonté de redéfinir le discours de la gauche. Il prône une opposition plus constructive au gouvernement : la gauche doit réaffirmer ce qu’elle soutient plutôt que ce qu’elle rejette. «Nous devons soutenir un cessez-le-feu immédiat, une opération humanitaire de grande ampleur, un effort global pour reconstruire l’Ukraine, de même que lancer des négociations pour arriver à un compromis pour résoudre ce conflit qui reflète, en réalité, les oppositions entre les intérêts impérialistes des États-Unis et de la Russie. » Il reconnaît cependant que sa famille politique se livre à un délicat numéro d’équilibriste : dénoncer avec fermeté l’invasion russe tout en critiquant la position américaine et l’Otan. La gauche cherche toujours sur quel pied danser.


Alexis Buisson

par Alexis Buisson
publié le 6 juillet 2022

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