Par Gwenaël Badets – g.badets@sudouest.fr
À la fin du XVIIIe siècle, la présence d’afro-descendants n’était pas exceptionnelle à Bordeaux. Mais rares sont les destins comme celui de Casimir Fidèle, tel que l’a retracé Julie Duprat

À Bordeaux, son nom n’est connu que des initiés. Pourtant, il était une figure, dans le port de la Lune, à la veille de la Révolution française. Les lecteurs de polars ont pu apercevoir, dernièrement, une mention de son nom dans « Sauce de Pire » (Cairn), signé par le restaurateur Jean-Pierre Xiradakis et Ludovic Bouquin. Leur personnage Aboubacar, veut devenir un cuisinier « à l’image de Casimir Fidèle ».

Il est peu probable qu’un commis de 1974 comme Aboubacar ait eu vent de son illustre modèle. Le décor de son incroyable parcours d’esclave devenu pâtissier, hôtelier et entrepreneur est pourtant encore sous nos yeux. En 1779, le cours Georges-Clemenceau s’appelait le cours de Tourny. L’immeuble qui occupe l’actuel numéro 13 était alors L’Hôtel de l’Empereur, l’un des plus beaux de l’époque. Tenu par Fidèle, « l’établissement était couru par les élites », précise Julie Duprat.

Cette historienne a consacré sa thèse à l’École des Chartes à la vie des personnes noires et métis dans Bordeaux à la veille de la Révolution. « C’est un peu le fantôme de mon corpus : dans le monde de l’hôtellerie, tout le monde en parle mais personne ne s’attarde sur ses origines, raison pour laquelle son parcours de vie est resté complètement inaperçu jusqu’ici », écrivait-elle sur son blog en 2020.

Julie Duprat.

Julie Duprat. Catherine Darfay

Ces lacunes, elle les a complétées. Une petite phrase laissée par le sulfureux aventurier italien Cagliostro l’a mise sur la piste. Dans une lettre, il évoque l’hôtel, « tenu par un nègre nommé Fidèle ».

La « banalité » de la traite

« Dans mon domaine d’étude, c’est le personnage qu’on connaît le mieux, celui sur lequel on a le plus d’archives. Plus on en cherche, plus on en trouve, selon un cercle vertueux ». Julie Duprat a pu retrouver son acte de baptême à l’âge de 8 ans, à Nantes, à son arrivée en France. Un document riche en informations. Le document mentionne une région d’origine (La Côte de Guinée) et une date : 1748. « La question est de savoir s’il s’agit d’une date de naissance, ou bien de traite. »

« Une idée de ce à quoi il pouvait ressembler Casimir Fidèle, dont on n’a pas gardé de portrait, aux yeux des contemporains », selon Julie Duprat.

« Une idée de ce à quoi il pouvait ressembler Casimir Fidèle, dont on n’a pas gardé de portrait, aux yeux des contemporains », selon Julie Duprat. Manioc

Les archives restituent l’horreur de la situation dans toute sa normalité de l’époque, celle de registres commerciaux scrupuleusement tenus : l’enfant est mis en esclavage en Sierra Leone par le capitaine Anastase Guézille et il est déporté d’Afrique le 11 janvier 1755. « On connaît même le nom du bateau – « Le Furet’’– et celui du capitaine et le nombre de déportés : 225 », poursuit l’historienne. « Mais il n’a probablement jamais débarqué aux Antilles, car le capitaine a fait le choix de le garder et de le vendre en Métropole ».

« Les archives restituent l’horreur de la traite dans toute sa normalité de l’époque, celle de registres commerciaux scrupuleusement tenus »

Est-ce cela qui a fait basculer son destin ? Pas vraiment, selon Julie Duprat. « Récupérer un esclave gratuitement, c’était une démarche courante qui s’appelait le ‘‘droit de pacotille » », pour compenser les risques du voyage ».

Au 13 du cours Clemenceau se dresse toujours l’immeuble où se trouvait l’hôtel de l’Empereur.

Au 13 du cours Clemenceau se dresse toujours l’immeuble où se trouvait l’hôtel de l’Empereur. Gw. B.

Là où le parcours de Casimir Fidèle sort du lot, « c’est qu’il est mis dans une famille qui est prête à le former, à Paris, dans une communauté de rôtisseur-patissiers. Et c’est exceptionnel, car les esclaves n’étaient jamais admis au sein d’une corporation ». Non seulement Casimir se voit dispenser un apprentissage officiel et réglementé, mais il est en outre autorisé à exercer ses talents et à vendre ses tourtes et autres mets.

Un « sieur » introduit

« Pour obtenir sa maîtrise, il a dû présenter en deux jours cinq plats salés et plusieurs centaines de gaufres – un air de ‘‘Top Chef » avant l’heure », note Julie Duprat sur son blog. Casimir Fidèle apprend en outre à lire, autre incongruité pour l’époque.

L’atelier du pâtissier au XVIIIe siècle. Ces illustrations génériques ont été choisies par Julie Duprat parmi les archives de l’époque.

L’atelier du pâtissier au XVIIIe siècle. Ces illustrations génériques ont été choisies par Julie Duprat parmi les archives de l’époque. Gallica

Un « trou » s’ensuit dans son parcours, de nombreuses archives parisiennes ayant brûlé. On retrouve le cuisiner en 1777 à Bordeaux. « Il y est arrivé deux ou trois ans auparavant, a été placé au service de la famille Soissons, qui l’a affranchi en 1775-1776 et lui donne une rente pour se lancer », explique Julie Duprat.

« Trouver un personnage comme lui à ce niveau élitiste de relations est inhabituel, ça tranche radicalement »

Le voici à l’hôtel de l’Empereur. Il cuisine, il gère et il accueille, rendant des services de type conciergerie qui le placent au centre de toute une haute société de voyageurs, de bourgeois, de négriers… « C’est lui qui est le référent lorsqu’on a besoin d’acheter quelque chose, ou que des objets sont perdus. Trouver un personnage comme lui à ce niveau élitiste de relations est inhabituel, ça tranche radicalement », note Julie Duprat. « Très vite, il est connu non pas comme ‘‘Casimir Fidèle, nègre » comme c’est souvent le cas à l’époque mais bien comme ‘‘le sieur Fidèle », traiteur de Paris ». Le terme de sieur est d’ailleurs hautement révélateur : aux colonies, il est en théorie interdit de l’utiliser pour désigner des libres de couleur », indique Julie Duprat.

Des aménagements tels qu’on en retrouvait à l’Hôtel de l’Empereur.

Des aménagements tels qu’on en retrouvait à l’Hôtel de l’Empereur. Gallica

À la révolution, l’hôtel est mis aux enchères. En 1794, l’esclavage est aboli et Fidèle saisit l’occasion pour se faire élire représentant des citoyens de couleur. Il monte à Paris se battre pour leur cause.

« Oui, on se prend d’affection quand on travaille sur de tels personnages, admet Julie Duprat. D’ailleurs j’ai été triste quand j’ai trouvé son acte de décès de 1796. Pour une historienne, c’est à la fois un grand bonheur et une grande prudence, sinon on a vite fait de ne leur trouver que des qualités ». Ce bonheur n’est pas épuisé : « Il y a beaucoup à découvrir », se réjouit la chercheuse, qui voudrait toutefois qu’on « arrête de s’étonner » sur la présence de nombreux personnages noirs et métis dans le Bordeaux négrier.

« Bordeaux Métisse », par Julie Duprat.

« Bordeaux Métisse », par Julie Duprat. Mollat Éditions

« Bordeaux Métisse »

Archiviste paléographe diplômée de l’École des Chartes et conservateur à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, Julie Duprat a publié en octobre dernier « Bordeaux Métisse », édité par Mollat (25 euros). Un ouvrage qui met en lumière les vies de ces afro-descendants oubliés par l’histoire en retraçant le parcours qui les a amenés dans le Bordeaux négrier. Esclaves, affranchis ou libres de couleur, ils étaient présents dans la marine, l’artisanat, le commerce ou au service de familles aisées. Certains, comme Casimir Fidèle, ont pu se rendre maîtres de leur destin. Le travail de recherche de Julie Duprat met des noms et des destins individuels tout en restituant le drame collectif de la traite humaine au siècle des Lumières, période d’opulence commerciale pour Bordeaux.
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