Depuis septembre 2020, la distribution gratuite de nourriture et d’eau aux personnes exilées est interdite dans plus de trente rues de la ville par un arrêté préfectoral chaque mois reconduit. Pour les associations, il s’agit de « bannir » la misère de la ville.

Quand leur camionnette blanche se gare dans cette petite rue à la sortie de Calais, Noké et Mireille ne remarquent pas immédiatement le fourgon de CRS stationné à proximité. Toutes deux sont bénévoles pour le Calais Food Collective, une association qui distribue chaque jour sur les campements de personnes exilées des denrées alimentaires et de l’eau. Ce vendredi 21 janvier, dans leur coffre, quelques conserves, des patates douces et des oranges, « on a même du sucre en poudre, ça faisait longtemps », sourit Noké, la plus jeune des deux. Mais à peine descendues et leurs deux brouettes chargées pour les emmener à quelques centaines de mètres de là, dans le campement dit de « Old Lidl », les CRS viennent à leur rencontre pour les dissuader de continuer leur distribution. Le contrôle d’identité dure plus d’une heure, les policiers les verbalisent toutes les deux pour avoir apporté des vivres : 135€ pour l’une, 135€ pour l’autre.

En décembre dernier, la rue Beaumarais dans laquelle elles se sont garées a été ajoutée à un arrêté préfectoral reconduit chaque mois depuis septembre 2020, qui interdit « les distributions gratuites de boissons et denrées alimentaires » dans une trentaine de lieux de la ville de Calais. Seule une association mandatée par l’État, « La Vie Active », est autorisée à distribuer, dans certaines rues. A la base, l’arrêté préfectoral trouvait sa justification dans des raisons liées à la crise sanitaire. Il entendait proscrire les rassemblements de personnes, ceux-ci étant favorables à la diffusion du Covid-19. Aujourd’hui, alors que les restrictions sanitaires sont petit à petit levées dans le pays, il ne trouve sa justification que dans la prévention de troubles à l’ordre public. Les termes de l’arrêté sont clairs : « Pour mettre fin aux troubles à l’ordre public liés à des rassemblements non déclarés, sont interdites les distributions gratuites de boissons et denrées alimentaires dans les lieux cités ci-après ».

Dissuader les associations

Mobilisée depuis un an à Calais, Noké s’est rendue compte de l’impact de cet arrêté sur la vie des personnes exilées quand elle a rejoint le Calais Food Collective : « C’est la continuité d’une politique de harcèlement qui vise à dégrader les conditions de vie des personnes pour les dissuader de rester à Calais et sur le littoral, analyse la jeune femme. Et ça nous touche également, nous associatifs, qui sommes verbalisés souvent et contrôlés en permanence par les forces de l’ordre ». Dans les jours qui ont précédé la publication de l’arrêté préfectoral interdisant les distributions alimentaires dans la rue où elle s’est garée, une butte d’un mètre de haut a été posée, suivie d’une tranchée creusée sur une cinquantaine de mètres. Comme les rochers qui avaient été posés quelques mois plus tôt près du campement de Coquelles, ces dispositifs d’urbanisme visent à empêcher d’accéder aux lieux de vie. « Quand on se gare pour remplir les cuves d’eau, nous sommes verbalisés non pour distribution illégale mais pour stationnement gênant. Les autorités savent pertinemment que nos associations ont de faibles moyens. Mais on ne va pas s’arrêter de donner de l’eau ou à manger à des gens qui en ont besoin ! » s’indigne Noké.

Manquements de l’Etat

Attaqués au Tribunal administratif de Lille puis au Conseil d’État par de nombreuses associations mobilisées à la frontière franco-britannique, ces arrêtés n’ont pourtant pas été levés. Clémentine, coordinatrice juridique de la Plateforme de soutien aux migrants (PSM), avait participé à ce contentieux. « Nous avons argumenté que le principe de fraternité en France est essentiel, qu’on ne pouvait pas interdire aux associations de distribuer des vivres à des personnes dans le besoin, surtout que nous pallions aux manquements de l’État ». Leurs deux recours sont rejetés, l’État arguant que ses distributions – via l’association La Vie Active – suffisent à la survie des personnes. « Ce que de nombreux collectifs démentent, preuves à l’appui, détaille Clémentine. Par exemple, l’État a affirmé distribuer sept litres et demi d’eau par personne. D’un point de vue humanitaire, le minimum journalier pour des personnes en grande précarité est de vingt litres, ça ne tient pas la route ».

Entraver l’accès au droit

Ces arrêtés ne sont pas les premiers mis en place à Calais pour empêcher les distributions. Dès mars 2017, la mairie dirigée par Natacha Bouchart (Les Républicains) prend un arrêté municipal interdisant les distributions dans la Zone des Dunes. Il sera finalement invalidé quelques mois plus tard par le Tribunal administratif de Lille. Dans les considérants de cet arrêté municipal comme dans les derniers, préfectoraux ceux-ci, les justifications se succèdent avec un point commun : les risques de troubles à l’ordre public. Plusieurs incidents et faits-divers y sont cités. Pour Clémentine, ces justifications reprennent un vocable xénophobe : « A la fin du troisième considérant du dernier arrêté, le dix-neuvième, il est écrit qu’il faut ‘préserver le plus possible le centre-ville de Calais des troubles de cette nature. Tout est fait pour chasser les personnes de la ville. Et la justification sanitaire de ces arrêtés qui était la première ne tient même plus ».

Ces décisions émanant du Préfet ont chamboulé l’organisation de plusieurs associations. Antoine, un ancien d’Utopia 56 à Calais, se remémore la manière dont les arrêtés qui visaient la zone de la gare ont perturbé l’accès aux droits pour les Mineurs non accompagnés arrivant sur le littoral : « nos maraudes à la gare servaient avant tout de point d’information, notamment pour les mineurs qui arrivaient seuls. Nous les redirigions vers les structures d’accueil du département, nous les accompagnions au commissariat central pour leur proposer un hébergement. Mais quand l’arrêté interdisant les distributions à la gare a été pris, nous avons dû arrêter d’effectuer ce premier accès au droit. C’était gagné quand un gamin était directement dirigé vers l’Aide sociale à l’enfance, à son arrivée. Alors que c’est beaucoup plus difficile de s’en sortir pour un autre qui va tout de suite être confronté à l’errance et à la vie sur les campements ». Ce que confirme Clémentine : « Lors des distributions fixes auparavant, les associations ne permettaient pas uniquement l’accès à des repas, elles informaient également les personnes de leurs droits, rechargeaient leurs téléphones ou distribuaient des guides pour les nouveaux arrivants. Aujourd’hui, ce travail devient beaucoup plus compliqué, voire quasi impossible ».

Même son de cloche du côté de Salam qui distribue plusieurs fois par semaine des repas aux personnes en errance et dont les bénévoles ont été plusieurs fois verbalisés, ce dès la mise en place du premier arrêté préfectoral. « Il a été rendu public à minuit sans que les associations soient prévenues. Alors au petit matin, les distributions de Salam étaient interdites et leurs bénévoles sanctionnés » se souvient Clémentine. Le 1er février encore, plusieurs associations étaient présentes sur les lieux de vie pour distribuer des repas. Care 4 Calais et Collective Aid notamment, qui ne sont pas mandatés par l’État, ont fait face à un important dispositif policier et on dû écourter leur distribution après avoir été verbalisées.

Contactée à plusieurs reprises par courriel puis au téléphone par les ASH pour détailler ces arrêtés et répondre à nos questions, la Préfecture du Pas-de-Calais n’avait pas donné suite à nos sollicitations le mardi soir 1er février.

Auteur

  • Louis Witter

 

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