Pays-Bas et Argentine viennent, après d’autres, de succomber aux sirènes d’alerte de l’extrême droite. Les démocraties, ou ce qu’il en reste, enfantent des monstres dédiabolisés, des porteurs d’inhumanité, qui se rejoignent en une internationale des despotes. Ils n’ont plus de chemises brunes en stock mais des costards bien coupés, des robes blanches et des tronçonneuses.

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Yves GUILLERAULT

Paysan et journaliste, tous les deux en retraite active

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« On frappe à la porte. Si tôt le matin, ça n’arrive jamais. J’ai peur. Le jour n’est pas levé, il fait encore brun dehors. Mais arrêtez de taper si fort, j’arrive. » Matin brun de Franck Pavloff. 1

« Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux ?… », Chant des Partisans.

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La peste brune frappe à la porte © Jeanne Manjoulet

Les humanistes des années 1930 ont-ils ressenti cette angoisse sourde, cette sensation d’être assiégés par les armées montantes des nouveaux tyrans ? C’est un petit matin brun. Des juives et juifs qui rasent les murs de nos villes, des réfugiés qui errent dans nos jungles urbaines, pourchassés par les matraques, tandis que, sur les écrans, un clown horrifique, bientôt président d’un grand pays démocratique, éructe et danse une sorte de gigue sataniste, une tronçonneuse pétaradante dans les mains, acclamé par la foule ; tandis que les sujets du royaume des Pays-Bas se réveillent avec une gueule de bois d’après scrutin et un vainqueur aux législatives, islamophobe assumé, chasseur d’immigrés, anti-Europe qu’il assimile à un « état nazi », et plus si affinités.

L’internationale des fascisants et autres autocrates est donc en train de s’étoffer, Javier Milei est chaudement félicité par Trump et Geert Wilders est coopté par Viktor Orbàn. Italie, Autriche, Slovaquie, Allemagne, Suède, Finlande, Danemark… partout en Europe désormais l’extrême-droite gouverne, co-gouverne ou est aux portes du pouvoir, avec son lot de haines recuites et de nationalismes. Seule la Pologne vient de faire machine arrière, les Polonais auraient-ils eu des remontées acides ? En France, Marine Le Pen se sent pousser des ailes et compte bien profiter des vents portants en compagnie de son ami Ventura, patron facho du parti portugais Chega, qu’elle est partie soutenir et dont une organisation américaine (GPAHE) spécialiste des mouvements extrémistes2 dit qu’il est un parti « anti-immigrés, anti-femmes, anti-LGBT, anti-Roms, anti-musulmans et conspirationniste », fermez le ban. Quant au buzz Zemmour, il est retombé mais reste tapi en embuscade, trace ses réseaux souterrains dans la société civile.

Dans le sillage de ces têtes de gondoles de l’ultra-droite, bien propres sur elles, des groupes, des milices, des commandos posent des mines dans les coulisses cryptées des réseaux sociaux et testent les défenses démocratiques par des expéditions punitives et violentes, comme à Lyon, samedi 11 novembre, lorsqu’une cinquantaine de nervis a attaqué à coups de barres de fer et de mortiers la Maison des passages, local associatif où se tenait une conférence sur Gaza, dans un quartier territoire revendiqué par l’ex-groupe Génération identitaire. Le commando s’est baptisé « Guignol squad », mais ils ont oublié de faire rire.

Ils créent des fichiers de gauchistes

En Irlande, des hooligans ultras, qui n’ont pourtant pas (encore) de véritable représentation politique, ont déclenché ce 23 novembre une explosion de violence sur fond de rumeurs concernant de l’auteur d’une agression relevant, à priori, d’un fait divers. « Des groupes d’extrême-droite ont exacerbé la situation », a dénoncé un responsable de la police irlandaise. Cette flambée belliqueuse et l’émergence de ces groupes d’ultra-droite nationaliste interviennent dans un contexte de crise du logement et de libéralisation échevelée de l’économie irlandaise, laissant sur le bord de la route nombre d’habitants.Europol et DGSI (sécurité intérieure) indiquaient, il y a quelques mois, que la moitié des attentats d’extrême droite déjoués et le tiers des arrestations en Europe pour ce motif l’avaient été en France.3 Des violences fascisantes qui déferlent aussi dans les universités, « tags racistes et xénophobes, menaces de mort, guets-apens et agressions d’étudiants… » relatés dans une enquête Médiapart4 « sur cette jeunesse fasciste qui veut ” reprendre les universités [et] expulser les gauchistes ” ».

Ces groupes, adeptes des idéologies néonazies, travaillent aussi dans l’ombre des réseaux cryptés d’internet à l’après avènement au pouvoir de l’extrême droite, en recensant toutes les oppositions qui pourraient se manifester et en disposant de toutes les armes de contrainte voire de répression. Le Canard enchaîné (22/11/23) a ainsi eu accès à un canal Telegram de joyeux drilles dressant des fichiers de cibles, de « sales rouges » (militants, journalistes, élus, associatifs, personnes transgenre…) avec numéros de téléphone, adresses, lieux fréquentés, photos… Tout part d’un canal public, « Affiche ton antifa (DAF) » (« Antifa » pour antifasciste et « DAF » pour Division aryenne française), qui dirige vers un canal privé, « Affiche ton antifa V3 », ouvert le 20 septembre et dont l’administrateur bat le rappel pour alimenter ces répertoires totalement illégaux : « on accepte aussi les clichés provenant de suivis (sic) de repérages », relate l’hebdomadaire satirique.

Plus ouvertement, l’extrême-droite de vitrine tente d’imposer publiquement ses thèmes culturels et la droite dure se met à la remorque. Le très droitier président LR de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, censure tous azimuts le monde culturel de sa région qu’il tient pour « gauchisant » en le privant de subventions. Le RN dédiabolisé sait aussi jouer de la flûte enchanteresse. Le maire RN d’Hénin-Beaumont, Steeve Briois, illustre l’insidieuse ambiguïté de l’idéologie d’extrême-droite en rebaptisant une place de la ville du nom de Michel de Camaret, ancien compagnon de la Libération mais également… ancien membre de l’Action française, nationaliste et royaliste, que le même GPAHE étiquette dans un rapport « anti-musulmane, anti-LGBT, antisémite et nationaliste religieuse ». Cela fait partie d’une offensive de fond des idéologies d’extrême-droite. L’Action française a formé intellectuellement des activistes actuels comme la dernière porte parole de Génération identitaire, Thaïs d’Escufon, le militant néonazi Marc de Cacqueray-Valménier ou encore des abonnés de la galaxie médiatique Bolloré, fer de lance culturel de l’ultra-droite, comme Geoffroy Lejeune (JDD) ou Charlotte d’Ornellas (Europe 1, Cnews), cette dernière militant aussi chez les catho-tradis qui ne sont pas les moindres des alliés de cette mouvance. À Hénin-Beaumont, l’opposition dénonce « une stratégie d’emprise idéologique dans l’espace public ». L’extrême-droite a infiltré les luttes écologistes, féministes, rurales, celle des ronds-points et des cités délaissées, en manipulant ces thèmes à sa sauce : l’écologie devient climato-sceptique et soutien au nucléaire tandis que la femme d’aujourd’hui ressemble plus à l’épouse idéale d’avant 1968 qui va au bout de sa grossesse, quoi qu’il en coûte. Autant de vides idéologiques et de luttes laissées par la gauche institutionnelle au capitalisme débridé et récupérés agonisants par l’extrême-droite.

Avons-nous les despotes que nous méritons ?

Alors, aurions-nous les despotes que nous méritons ? Les Allemands des années 1930, rincés par les humiliations d’après Grande guerre et une crise économique et politique profonde, ont-ils eu les Nazis dont ils rêvaient ?

Si l’histoire ne se répète pas, elle peut bégayer. On retrouve des marqueurs communs à toutes ces crises accouchant de déviances nationalistes, fascisantes, autoritaires. Les Argentins ont eu à se battre contre les colonialismes (y compris les impérialismes français et anglais alliés aux Brésiliens, 1845), contre les grands propriétaires et banquiers, contre les dictatures militaires et contre des crises d’appauvrissement brutales sous les jougs conjoints du capitalisme dollarisé et du FMI. La démocratie argentine a une histoire mouvementée et à éclipses dictatoriales. Mais aucune alternance politique n’a réussi à leur apporter l’apaisement d’une véritable démocratie. Dès lors, ils choisissent le saut dans le vide et la découpe à la tronçonneuse de leurs institutions.

Les mesures vexatoires et l’appauvrissement des classes moyennes et ouvrières, l’inflation brutale des inégalités entre des élites politiques et économiques et leur peuple, sont les ingrédients de base à l’avènement d’un « messie » populiste, sauveur d’une société en déclassement et alternative à des gouvernants en déshérence idéologique. Ces éruptions de populisme et la montée en puissance des extrêmes-droites illustrent la faillite des partis de pouvoir, de la droite à la gauche en passant par le centre mou, et leur allégeance au capitalisme et à son économie profondément inégalitaire et traumatisante pour les classes populaires. En France, la droite de gouvernement sent le vent du boulet avec des sondages qui donnent le RN en tête pour les élections européennes du printemps prochain. Ciotti, Wauquiez et compagnie tentent donc de raccrocher leurs wagons ultra-conservateurs à l’idéologie lepéniste pour ne pas sombrer. Le trouble se répand chez les militants et sympathisants Les Républicains tandis que les « en-même temps » de Renaissance naviguent à vue, laissant la parole libre à un Darmanin en guerre contre les terroristes écolo-gauchistes. Et que fait la gauche ? Elle s’éparpille façon puzzle au gré des intérêts électoraux, des luttes de clans et des accidents médiatiques impliquant ses vedettes du cirque de la représentation politique. Ils et elles jettent dans les égouts de notre histoire des luttes ce pour quoi les anciens, syndicalistes, libertaires, révolutionnaires se sont battus. Et laissent champ libre à la marche noire des fascistes, qu’ils soient en costards-cravates et robes blanches ou tatoués et bodybuildés. Car c’est massacre à la tronçonneuse de ce qui nous reste de démocratie et un déferlement de clowns horrifiques comme les « Guignol squad » lyonnais ou l’Argentin bûcheron.

Les dissensions entre chapelles fascistes existent. L’anti-sémitisme, ravalé ou ouvert, de certains groupes risque d’être heurté par le soutien sans réserve du Hollandais Wilders au gouvernement suprémaciste israélien. Mais, comme le démontre notre Marine nationale, les ambitions personnelles et les stratégies de coalitions devraient fonctionner à plein, surtout à l’occasion des élections européennes. Tout ça s’habillera de salamalecs convenus mais surtout dissimulateurs des véritables ambitions autocratiques.

L’anti-clérical que je suis va, pour finir, citer le pasteur allemand Martin Niemöller, hitlérien devenu militant pacifiste. Après avoir, en 1917, coulé avec son sous-marin un navire de transport, il constate d’abord « l’impossibilité absolue d’un univers moral ». Puis, après la seconde guerre mondiale et être passé par les camps de concentration nazis, il commettra ce poème : 

« Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas socialiste.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus chercher les Juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif.

Puis, ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester. »

Illustration 2
© Jef Safi

1. Matin brun de Franck Pavloff (éd. Cheyne).

2. Global Project against Hate and Extremism (GPAHE), https://globalextremism.org/.

3. https://www.mediapart.fr/journal/france/210623/projet-waffenkraft-la-france-n-est-pas-l-abri-du-terrorisme-d-ultradroite.

4.https://www.mediapart.fr/journal/france/040423/depuis-la-candidature-zemmour-la-violence-d-extreme-droite-se-dechaine-sur-les-universites.

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