Le naufrage meurtrier survenu le 24 novembre, qui a coûté la vie à 27 personnes, rappelle les risques que les personnes exilées sont prêtes à prendre pour rejoindre les côtes anglaises. En mer, les sauveteurs tentent, eux, d’éviter le plus de drames possible.

Sheerazad Chekaik-Chaila

26 novembre 2021 à 16h49

Calais (Pas-de-Calais).– La Manche est un cimetière. Mercredi 24 novembre, 27 personnes sont mortes noyées après le naufrage de leur pneumatique au large des côtes françaises. Le matin du drame, le capitaine de navire de commerce Hadrien B. navigue en direction d’Anvers lorsqu’il constate la présence de plusiCross du cap gris-nez,eurs canots avec des personnes exilées à bord dans le chenal de Dunkerque. Le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes (Cross) est informé. « La question systématique du Cross était : “Les gens demandent-ils assistance ?” », raconte Hadrien à Mediapart.

Ce jour-là, le capitaine n’est pas témoin d’opérations de sauvetage coordonnées par le Cross de Gris-Nez. « Il est certain que si le Cross Gris-Nez attend que les gens soient tombés à l’eau pour réagir, il est déjà trop tard. Cela tranche donc avec la posture d’indignation médiatique du gouvernement, qui semble dire que le fait même de tenter une traversée est un péril mortel. »

Une analyse partagée par d’autres marins familiers du secteur. « Si le Cross envoie tous les moyens sur toutes les embarcations, il ne sera pas au rendez-vous quand il y a un drame précis, s’il se passe autre chose », réagit Véronique Magnin, porte-parole du préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord.

Les traversées étant nombreuses, les secours se concentrent sur les bateaux qui coulent, plutôt que sur ceux qui flottent encore et ne demandent pas d’aide. Intervenir contre la volonté des personnes exilées naviguant en mer, comme le voudrait le Royaume-Uni, les mettrait davantage en péril.

« Ces embarcations sont instables. Si une personne sur trente autres serrées à bord ne veut pas embarquer ou s’ils craignent qu’un bateau se rapproche et qu’ils se déplacent à bord, l’embarcation va se renverser, assure la porte-parole. Et après, il faut aller chercher les corps. »

Connu pour être l’un des détroits les plus fréquentés et dangereux du monde, celui du Pas-de-Calais fait face à une augmentation spectaculaire du nombre de traversées vers les côtes anglaises. Un phénomène en accélération depuis l’été. La préfecture maritime a ainsi recensé 33 000 tentatives depuis janvier, dont 17 000 d’août à novembre. C’était 9 500 pour l’ensemble de l’année 2020 ; 2 200 en 2019 et environ 500 en 2018. Au total, plus de 45 000 tentatives ont été comptabilisées depuis 2018.

Un tournant lié à la militarisation progressive de la frontière terrestre. Avec la sécurisation et le verrouillage du port de Calais et du Tunnel sous la Manche, les passages se déplacent en mer, espace plus difficile à contrôler. L’absence de visa pour se rendre en Grande-Bretagne n’y est d’ailleurs pas un délit. « C’est pour ça que la notion de “migrant” n’a pas vraiment de sens en mer. On a tout simplement des personnes qui souhaitent naviguer », reprend Véronique Magnin.

Peu importe le risque à prendre, souvent bien connu des personnes exilées. « C’est comme la route, le train, les avions… Il y a eu des accidents, ce n’est pas pour ça que tout s’est arrêté. Toute personne qui veut rejoindre l’Angleterre le fera par n’importe quel moyen », résume Charles Devos, sauveteur bénévole de la station SNSM de Calais, qui observe ces traversées depuis plus d’une quinzaine d’années déjà

Le 24 novembre, il récupère six corps, dont celui d’une femme enceinte, sur son canot tous temps, le Notre-Dame du Risban, après le naufrage le plus meurtrier survenu dans le détroit. D’après le parquet de Lille, 17 hommes, sept femmes et trois jeunes pouvant être des adolescents sont décédés ce jour-là. Deux rescapés ont été hospitalisés. Le premier serait somalien, l’autre victime serait irakienne.

Quelques heures après le drame, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin annonçait, lors d’un déplacement en urgence, l’arrestation de quatre passeurs présumés en lien avec l’accident. Le parquet de Lille indiquait le lendemain que ces interpellations n’avaient en fait pas de lien « objectivé » avec la procédure.

D’après nos informations, l’enquête ouverte pour « aide à l’entrée et au séjour irréguliers en bande organisée, homicides et blessures involontaires et association de malfaiteurs » est désormais confiée à la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco).

Plus de 8 000 personnes secourues cette année

Tandis que, sur terre, les forces de l’ordre harcèlent et éloignent les personnes exilées pour les empêcher de passer en Angleterre, la priorité de l’État en mer est tout à fait différente. Il s’agit avant tout de sauvegarder la vie humaine.

Depuis le début de l’année, plus de 8 000 personnes ont été secourues. Des personnes récupérées dans l’eau ou sur une embarcation en train de couler. Certaines accrochées à un kayak ou à des bouées. D’autres encore sur des paddles ou des radeaux de bouteilles d’eau. Et, de plus en plus, des personnes naviguant sur de grosses embarcations souples, fragiles et surchargées, comme le 24 novembre.

Des Irakiens, Iraniens et Afghans secourus par un bateau de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) à Calais, le 15 septembre 2021. © Bernard Barron / AFP

« Notre triste record à Boulogne, c’est d’embarquer 52 personnes, se souvient Alain Ledaguenel, 69 ans, président de la station des sauveteurs en mer de Dunkerque. Avec l’équipage, on était 60 à bord sur un bateau de 17 mètres. C’est plus que limite… C’est au risque de créer un accident supplémentaire. »

Plusieurs épisodes l’ont marqué. Il se souvient, par exemple, de ce père de famille lui tendant sa fillette. L’enfant a faim, soif et froid. « Je n’avais rien, j’étais sur le quai et il y a un gars du bateau qui leur a donné une bouteille d’eau. » Le père descend du patrouilleur avec plus d’une centaine d’autres réfugiés ramenés sur le quai : « Il passe à côté de moi et me dit “merci”. J’ai cru que j’allais m’écrouler par terre tellement je me sentais impuissant. »

On a l’impression qu’après avoir recueilli et débarqué ces personnes, il ne se passe plus rien

David Godin, sauveteur bénévole

La préfecture du Pas-de-Calais décrit un protocole de prise en charge des naufragés par la protection civile très différent des situations rapportées par les sauveteurs. Les services de l’État assurent pouvoir déployer n’importe quand des tentes chauffées sur les plages où sont récupérées les naufragés, fournir des vêtements secs et proposer un endroit où dormir.

Entre le 1er novembre et jusqu’à la veille du naufrage, 3 455 personnes ont été prises en charge et 1 609 personnes, majoritairement des familles avec enfants et des personnes vulnérables, ont été mises à l’abri, selon la préfecture.

« Quand on les débarque, on arrive le long du quai, les pompiers et la police aux frontières sont là. Ces gens sont trempés et en hypothermie pour la plupart, ils ont juste une couverture de survie, plus de chaussures, plus un poil de sec et ils retournent dans les dunes ou à Grande-Synthe », témoigne Alain Ledaguenel.

David Godin, 52 ans, sauveteur bénévole dans la même station, sent une lassitude générale s’installer dans son équipe. « On a l’impression qu’après avoir recueilli et débarqué ces personnes, il ne se passe plus rien. Qu’il n’y a pas de suivi derrière. Ce qui nous blesse et nous fait du mal, c’est de les voir à l’arrêt de bus, dans les vêtements avec lesquels elles étaient quand on les a sorties de l’eau. » Les deux hommes se disent prêts à partir à n’importe quel moment, quand bien même leurs missions laissent des traces.

Le 16 novembre, le Cross les engage sur une opération de sauvetage au petit matin. Les sauveteurs bénévoles de Dunkerque font sept heures de mer pour récupérer les 49 passagers d’un Zodiac en panne. Sur leur route, ils s’arrêtent auprès d’au moins cinq autres embarcations. « À chaque fois, on essayait de leur enjoindre de rentrer, ils ne le voulaient pas, donc on ne peut pas les forcer », reconstitue David Godin.

L’équipage poursuit jusqu’à l’embarcation en détresse. À bord, une enfant d’une dizaine d’années les marque particulièrement. Alain Ledagunel a gardé un portrait d’elle dans son téléphone. Une petite fille brune au visage fermé, regard éteint, à la tristesse infinie. « J’en suis encore retourné. Et je n’arrête pas de penser que là, parmi les personnes qui se sont noyées en mer, il y a peut-être cette enfant qui aurait retenté la traversée, soupire David Godin. Je n’ose même pas y penser. »

La tragédie du 24 novembre s’est produite alors que la mer était calme. Une journée banale durant laquelle plusieurs dizaines d’embarcation traversent en même temps. Le lendemain, 80 personnes sont revenues d’elles-mêmes vers la côte française, après un mouvement de panique. Personne n’est décédé. « Un jour à brûler des cierges », dit Véronique Magnin, porte-parole du préfet maritime.

Tout début novembre, une opération massive a permis de sauver plus de 1 000 naufragés. Deux personnes sont mortes et une autre a disparu dans les eaux. Combien d’autres corps inconnus reposent dans le cimetière de la Manche ? Pour la porte-parole de la préfecture maritime, « c’est un miracle que depuis septembre on n’ait pas eu plus de morts ».

Sheerazad Chekaik-Chaila

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