Par Ariane Chemin

Reportage Surpris par l’attaque russe, plus de 4 millions d’Ukrainiens ont déjà fui leur pays. Les bagages préparés à la hâte des réfugiés croisés en Pologne disent la vie d’avant, la sidération, les regrets. Ils racontent aussi, à leur façon, le plus grand exode européen depuis la seconde guerre mondiale.

Son sac rouge est d’abord resté dix jours dans le coin de sa chambre, chez elle, en Ukraine. Loin de ses yeux. À l’intérieur, ses diplômes, un bulletin scolaire, une photo d’identité de sa mère, un tee-shirt et un soutien-gorge taille 70, plus une polaire, une serviette de toilette et une paire de chaussettes encore mariées par le fil de l’étiquette. « Un petit sac pour deux jours », commente Anna Furman, 52 ans, professeure de philologie romane à l’Université nationale de Dnipro, grande ville russophone du centre de l’Ukraine, sur les rives du Dniepr. Un sac de voyage, pas un sac d’exil.

« Je ne voulais pas partir. » Anna Furman procrastinait chez elle en regardant United News, un canal de télévision unique qui réunit toutes les chaînes d’information ukrainiennes depuis le 26 février, deux jours après l’offensive russe. Ruines de Kiev ou de Mykolaïv, siège de Marioupol, prise de Kherson, avant, aujourd’hui, les charniers de Boutcha, c’était comme une télévision tout-horreur en continu.

De son neuvième étage, le dernier de l’immeuble, elle s’est mise à guetter les nuages d’une fumée noire ou le ronflement d’un avion russe. Dix fois, elle a pris son sac, raconte-t-elle dans l’ancien théâtre où des bénévoles d’associations l’hébergent, à Varsovie. « Dix fois je l’ai reposé. Cet immeuble, mon quartier, ma ville de Dnipro, c’est ma vie. Mon appartement, c’est ma patrie », une patrie de 37 mètres carrés dont elle s’est rarement éloignée.

Anna Furman, 52 ans, originaire de Kramatorsk, photographiée entre le 25 et le 27 mars, dans l’abri pour les réfugiés ukrainiens installé dans l’ancien théâtre de Varsovie. À ses pieds, son petit sac rouge d’exil. RAFAŁ MILACH POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Le passeport d’Anna Furman, et une photo de sa mère. RAFAŁ MILACH POUR M LE MAGAZINE DU MOND

Dnipro, ville juive d’un million d’habitants, a abrité quelques figures célèbres. C’est le berceau d’Ihor Kolomoïsky, le richissime homme d’affaires qui a mis en orbite Volodymyr Zelensky sur sa chaîne de télé, 1+1, du temps où les dirigeants européens tenaient le futur président pour une copie slave de l’Italien Beppe Grillo. Auparavant, la ville fut le berceau de la mère de Leonid Brejnev. Newsletter « M le magazine » Chaque dimanche, recevez le meilleur de M dans votre boîte mail. S’inscrire

Anna Furman se souvient bien de l’ère soviétique. « Je suis née en 1969, et hors de l’Ukraine je ne connais que la Russie. Je raffole de ses poètes, Pouchkine, Mikhaïl Lermontov [un Caucasien mort à 26 ans] et, bien sûr, mon préféré jusqu’à la mort, Vladimir Vyssotski » – sa guitare, ses chansons rauques et sa mort prématurée, en 1980. Elle a voyagé jusqu’à Moscou pour se recueillir sur leurs tombes. « Maintenant, “russe” est devenu un gros mot. »

L’aléatoire de l’exil

Pendant une semaine, mi-mars, les sirènes ont hurlé autour d’elle. Toujours pas un regard sur le sac. Mais, le jour où elle apprend que « les frappes russes ont liquidé une usine de chaussures » toute proche de son immeuble, elle achète un billet en ligne pour Varsovie. « Depuis que ma mère est morte, je ne suis responsable que de moi-même. » Puis change d’avis. Tente le remboursement. Appelle la gare, où une voix rogue lui explique que le ticket n’est pas échangeable. Attrape son sac, jette dedans son chargeur de téléphone et ses deux passeports, « l’un pour l’Ukraine, l’autre pour l’ailleurs ».

C’était le 23 mars. À 10 heures, Anna Furman a fermé le robinet d’eau, celui du gaz, et coupé l’électricité. À 10 heures et demie, elle était à la gare de Dnipro. A-t-elle pensé au Hasard, ce film de Krzysztof Kieślowski où un jeune homme file à la gare de Łódź et se met à courir sur le quai alors que son train s’ébranle, ouvrant la porte à plusieurs scénarios et autant de destinées ? La sentence du guichetier bourru a résonné comme le signe qu’il était l’heure de saisir sa chance et de rejoindre un temps la Pologne.

« Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible », écrivait David Rousset, résistant français déporté durant la seconde guerre mondiale, dans L’Univers concentrationnaire. Le destin d’un pays européen, en plein XXIe siècle, peut basculer dans le chaos en une journée. Des millions de sacs ont été préparés dans la plus grande hâte, en Ukraine, depuis le 24 février. Plus de quatre millions d’habitants (sur un total de 44 millions) ont traversé la frontière. Le plus grand exode sur le sol européen depuis la seconde guerre mondiale.

« Une place dans un car pour la Belgique… », annonce une voix dans le Stade national de Varsovie, reconverti en gare routière. « Je pars, je n’ai personne, je suis seule », répond une dame chic dans un anglais impeccable, ses affaires dans un chariot. « Trois places pour Marseille, cinq pour Budapest ! » C’est l’aléatoire de l’exil. Chacun choisit au petit bonheur son pays ou sa ville. Qu’importe, puisqu’il n’est pas question d’entamer une autre vie : les Ukrainiens fuient la guerre, pas leur pays.

Larissa est arrivée de Kramatorsk à Varsovie le 25 mars. RAFAŁ MILACH POUR M LE MAGAZINE DU MONDE.

Quatre millions de sacoches, besaces ou simples sacs plastique, quatre millions de vies minuscules racontent cet exode majuscule. Pas de figures masculines ou presque devant les postes-frontières qui mènent vers la Pologne, premier refuge : plus de 2 millions de personnes s’y sont arrêtées. L’armée ukrainienne a enrôlé tous les hommes de 18 à 60 ans. Pas de migration familiale à l’image de l’exode de juin 1940, plein de carrioles et d’automobiles chargées de matelas sur le toit, sous le soleil d’été. En 2022, les femmes tirent seules la poignée des valises en poussant les petits.

Les enfants forment la moitié de ces cohortes. Parfois, un grand-père ou un oncle acceptent de suivre, à contrecœur, comme ce vieil homme qui vient de débarquer de Lviv à Medyka, un des huit postes-frontières entre l’Ukraine et la Pologne. Il a accroché son sac de médicaments à son fauteuil roulant, mais aurait préféré rester en Ukraine, où les cimetières sont toujours fleuris et les tombes pleines de vie, car on y jette des graines pour attirer des volées d’oiseaux.

Garder les clés et faire promettre d’arroser les plantes

Arrivée en Pologne, Anna Furman a rangé son sac rouge sous le lit de camp du centre d’hébergement. Mais garde dans sa poche le plus précieux des trésors : le trousseau de clés de son appartement. Les clés sont là pour dire que rien n’est perdu, que cette errance n’est qu’une parenthèse. « Il y a celle du hall de l’immeuble, celle du semi-palier » (un grand classique ukrainien, le vestige des appartements collectifs soviétiques), celle enfin qui ouvre la porte de chez elle. Comme tant d’Ukrainiens, Anna Furman croit dur comme fer à une victoire rapide de son armée « héroïque ». Elle a laissé le double de son trousseau à ses chers voisins qui ont promis de jeter un œil sur le plant d’aloe vera et « d’arroser le pot de bégonias », pas plus de deux fois par semaine.

Ceux qui ont fui ont reçu ce conseil : surtout, faire léger pour se tasser le plus possible dans les compartiments, jusqu’à seize parfois. « On nous a expliqué qu’il ne fallait qu’un seul sac par famille, car les trains sont bondés », explique Tatiana Syrodoieva, chignon de danseuse tout en haut de la tête. Elle était masseuse dans sa ville natale de Kramatorsk, la capitale de l’oblast de Donetsk, une partie du Donbass toujours sous contrôle de Kiev.

Tatiana Syrodoieva, 66 ans, avec le chat de sa petite-fille Eva. RAFAŁ MILACH POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

En Ukraine, les grands-mères sont souvent jeunes. Tatiana Syrodoieva, 66 ans, a fui avec sa fille, Diana, vendeuse de vêtements, et sa petite-fille, Eva, la plus blonde du trio (mais pas sûr qu’à 16 ans elle n’ait pas déjà tenté un brin de teinture). À Varsovie, elles partagent la même brosse à cheveux et, départ en catastrophe oblige, la même crème pour le visage. Toutes trois ont connu la « première guerre » du Donbass, en 2014, mais c’était déjà presque un vieux souvenir lorsque les sirènes se sont remises à hurler.

Tatiana Syrodoieva est venue rejoindre sa fille et sa petite-fille dans l’appartement de Kramatorsk pendant que les hommes se préparaient déjà à la guerre. À chaque nouvelle alerte, elles ont reçu les mêmes conseils du maire ou du préfet sur Telegram : éteindre la lumière, rejoindre des abris sûrs. Tatiana, Diana et Eva ont installé coussins et couvertures dans la baignoire et autour. En cette fin d’hiver 2022, les salles de bains des immeubles ukrainiens sont devenues les refuges de ceux qui n’avaient pas de caves et cherchaient des pièces sans fenêtres.

Que prendre ? Que laisser ?

Une nuit, en se précipitant vers cet abri de fortune, Eva est tombée dans le couloir de l’appartement. « Après, elle ne sortait plus de sa chambre, elle avait même peur d’aller aux toilettes, raconte Diana. Son visage était vert de peur, et il est resté vert. » Quant à la grand-mère, terrorisée, elle n’arrivait pas à mettre un pied dehors : « Elle descendait d’un étage jusqu’au hall et puis elle remontait. Elle a perdu 10 kilos en un mois. »

Un jour, une frappe russe creuse « un cratère de 5 mètres de diamètre » pas très loin de chez elles. Les vitres des fenêtres volent en éclats, les murs tremblent. « La rumeur a couru qu’après Marioupol ils allaient s’occuper du Donbass, raconte Diana. Ma fille a glissé : “Je suis encore jeune, je ne veux pas mourir.” Ce jour-là, j’ai dit : “On s’en va.” En moins d’une heure, c’était plié. »

Que prendre ? Que laisser ? L’argent liquide, plus personne n’en utilise. Et si les Russes ont aujourd’hui perdu l’usage de leurs comptes à l’étranger, la banque centrale ukrainienne a décidé, elle, de geler le taux de change du hryvnia, la monnaie du pays, pour que chacun puisse retirer les sommes voulues sur son compte au taux d’avant la guerre.

Ce 18 mars, Tatiana et Diana ont gentiment laissé Eva remplir la plus grande partie du sac. La lycéenne a tenu à emporter son sèche-cheveux lissant, ce must-have de toutes les ados d’Europe ou presque et dans son sac à main noir, une copie du modèle Ming de The Kooples, elle a rangé sa trousse de maquillage, avec son mascara volume et un fond de teint beige-rosé. Quand l’époque tourne au tragique, le superflu devient nécessaire.

Gares et aires d’autoroutes ont vu débouler de véritables ménageries : boxers et bergers allemands, siamois, écureuil, tortue, lapin, poissons dans leur bocal…

Elle a aussi choisi un mini-album de photos de son enfance : Eva en barboteuse rose, Eva en bonnet tricoté main, Eva à la plage… Les photos de son amoureux de 20 ans, réquisitionné (mais pas encore mobilisé sur le champ de bataille, lui a-t-il assuré), ne quittent pas le secret de son téléphone. Qu’il s’agisse de lui, des hommes partis se battre comme son père, des horreurs de la guerre, il y a pour Eva des sujets tabous. Enfin, avant de monter dans le train pour Lviv (la plus grande ville du versant occidental de l’Ukraine), Eva a passé une laisse au cou de son angora de 8 mois, Milka, un chaton blanc « comme le lait ». Milka est resté « cool dans le sac à dos pendant tout le voyage, détaille Eva, soudain volubile, sans faire pipi ni rien ».

Mais Maurice, le bouledogue français de sa mère, a, lui, eu une « crise de stress ». « C’était la première fois qu’il prenait le train, il a eu peur, il avait du mal à respirer. Durant les soixante-douze heures de voyage, il ne voulait ni s’asseoir ni s’allonger. On avait emporté des croquettes, mais il n’a rien mangé. » Raconter son animal de compagnie, c’est souvent la seule façon de parler de soi. « Maurice n’a pas compris ce qu’il se passait, lâche Eva. Pas davantage aujourd’hui, d’ailleurs»

Diana et son bouledogue, Maurice. RAFAŁ MILACH POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Les chiens les plus chics viennent de Kiev. Des petits formats, habillés de manteaux en tricot ou en tissu imperméabilisé. Gares et aires d’autoroutes qui mènent hors d’Ukraine ont vu débouler de véritables ménageries : des boxers et des bergers allemands, des siamois et des chats de gouttière, un écureuil, une tortue, un lapin, des poissons dans leur bocal…

Avant de rejoindre la France, le 25 mars, une famille venue de Kiev a traversé l’Ukraine jusqu’à l’ancien théâtre de Varsovie avec chiens, chats, hamsters et même un perroquet gris et rouge, dans une cage à oiseaux. Le perroquet est un cadeau qu’en Ukraine on fait souvent aux petits garçons, et, s’ils ne consolent pas toujours l’enfant qui rêvait d’un gros chien, ils font partie de la famille, celle qu’on trimbale avec les graines et les croquettes, sur les routes, dans les trains.

La souffrance des animaux

Quel exode a déjà embarqué tant d’animaux de compagnie ? En 1940, 8 millions de personnes s’en allèrent sur les routes, venues du nord de la France, des Pays-Bas, de Belgique et du Luxembourg. Après 1945, les frontières de la Pologne ont subi un « glissement » de 200 kilomètres vers l’Ouest, accompagné de transfert de populations depuis l’Ukraine (URSS) ou l’Allemagne. Pas d’images de chats blottis dans les doudounes, alors, ou d’épagneuls perchés sur les épaules. Est-ce parce que les Ukrainiens sont un peuple de paysans, et que, comme les Polonais, ils aiment la compagnie d’animaux ? Ou parce que cet exode est plutôt celui des classes moyennes, la population qui possède le plus d’animaux domestiques ?

Les Ukrainiens n’ont pas oublié l’évacuation de Tchernobyl en 1986. Les militaires soviétiques avaient reçu l’ordre d’abattre tous les animaux, y compris domestiques.

Dans l’un de ses podcasts, la psychothérapeute polonaise Marta Niedźwiecka éclaire tout autrement cet exode animal – « l’une des plus grandes nouveautés de cette guerre ». Selon elle, « notre civilisation » est peut-être « en train de comprendre ce que disait Svetlana Alexievitch » dans La guerre n’a pas un visage de femme. Pour ce livre (traduit en français en 2004, Presses de la Renaissance), la future Prix Nobel de littérature avait interrogé des centaines de femmes et donc posé, pour la première fois, un regard féminin sur la seconde guerre mondiale en URSS, entre 1941 et 1945. Elle expliquait, raconte la psychothérapeute, « que les humains ne sont pas seuls à souffrir, mais aussi la nature, les arbres, les pierres », les chevaux et les oiseaux.

Les Ukrainiens n’ont pas oublié l’évacuation de la centrale nucléaire de Tchernobyl après l’accident de 1986, à 100 kilomètres seulement de Kiev. Les employés avaient eu interdiction d’emmener leurs animaux de compagnie avec eux. Les militaires soviétiques dépêchés sur les lieux avaient reçu l’ordre d’abattre tous les animaux, y compris domestiques. Dans La Supplication (1997, traduction française en 1999, JC Lattès), récit consacré à cette catastrophe, Svetlana Alexievitch décrit des « chiens hurlants, essayant de monter dans les bus » tandis que « les soldats les repoussaient et les jetaient dehors ».

Une souffrance secondaire, à l’époque. Plus aujourd’hui. En quelques décennies, le rapport des hommes aux animaux s’est trouvé chambardé. Après la mort d’une autruche, plusieurs pays ont proposé d’évacuer les animaux du zoo de Kiev, le plus grand d’Ukraine, le seul où les enfants peuvent approcher les bêtes et leur donner à manger. Côté polonais, une partie des contraintes sanitaires pour l’entrée des animaux a été supprimée.

Diana et son bouledogue, Eva et son chat, ici dans les bras de la grand-mère de la jeune fille, Tatiana. RAFAL MILACH POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Et si une mascotte de la guerre a émergé sur les réseaux sociaux ukrainiens, c’est bien Stepan, un chat de Kharkiv pour lequel ses maîtres ont créé il y a deux ans un compte Instagram. Il est devenu la figure de l’exode des Ukrainiens : plus d’un million d’abonnés, une cagnotte amassée sur son nom pour aider les refuges animaliers, un portrait stylisé qui tourne sur les téléphones…

Dans certaines gares, dès le début de l’exode, les Polonais ont aménagé pour les nouveaux arrrivants deux endroits stratégiques : un coin avec des gamelles remplies d’eau pour les chiens, un autre avec des batteries de prises pour recharger les smartphones. WhatsApp et le portable sont l’autre symbole de cet exode contemporain. Sur les graphiques des opérateurs téléphoniques, les puces distribuées gratuitement aux réfugiés forment des nuages de points bleus, massés le plus souvent près des frontières. L’exode n’est pas l’exil. Rester près de l’Ukraine. Ne pas laisser loin de soi un mari, un fils, un frère.

Papiers et téléphone dans un sac de plage

Dans une rue de Varsovie, une femme déjà âgée erre, sacs plastique à la main et fichu sur la tête. Pour tout GPS et seul répertoire, un portefeuille lardé de petits papiers tenus par des élastiques et couverts de noms et de numéros à huit chiffres, écrits avec des stylos de couleurs différentes. Des mots en cyrillique, d’autres en lettres bâton, des tas d’indicatifs téléphoniques de pays enfermés dans des parenthèses, rébus décourageant qui doit en principe mener chez des amis de cousins d’amis, mais comment faire, sans téléphone ?

Anna Furman a gardé sur son portable les alertes de la messagerie Viber installée à Dnipro. Comme l’application Dia ou illiwap, elles prévenaient des risques de bombardements. C’est sa manière de rester là-bas avec ceux qui souffrent : ni désertion ni abandon. En 2022, le téléphone sert à tout : une fois passée la frontière, grâce à deux photos échangées, il aide à reconnaître celui qui vient vous chercher en voiture.

« Avant, on disait que tout était cher, qu’on ne partait pas en vacances… On ne savait pas qu’on avait une belle vie. » Oksana, originaire de Zaporijia

Les smartphones sont aussi l’autre mémoire des hommes, les témoins du monde d’avant qui permettent de mesurer l’absurdité de la guerre. Avant même les photos de leur immeuble brûlé ou éventré, chaque Ukrainien en exode commence par faire défiler devant vous celles des jours heureux. Pour les adolescentes comme Eva, ce sont des étés en crop top au-dessus d’un nombril piercé, pour d’autres, des bières joyeuses à Kiev ou à Odessa.

Oksana, 51 ans, a teint ses cheveux en noir et porte de longs ongles violets à paillettes, des glitter ultra-fines. « Des ongles faits pour durer une guerre », dit-elle. La pose a été faite le 4 mars par sa belle-fille, esthéticienne à Zaporijia, à quatre heures de route de Kharkiv, devenue depuis le début du mois d’avril un refuge intérieur pour les martyrs de Marioupol. Résine et vernis n’ont pas bougé, en effet.

Avant de fuir Oksana, 51 ans, s’est fait faire des ongles « pour durer une guerre ». RAFAŁ MILACH POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Et pourtant. Le lendemain même de la manucure, « les Russes ont occupé la centrale à côté de chez nous. C’est la plus grande d’Europe, six réacteurs à elle seule. On a eu vraiment peur et on a filé en panique, sans réfléchir, ma belle-fille, le petit, et moi ». Laissant là son job de vendeuse dans l’alimentation, mais surtout son mari et ses deux fils de 24 ans et 32 ans, tous partis au combat.

« Il nous a fallu moins d’une heure pour quitter Zaporijia. Je n’ai pris que les papiers, un rechange pour ma belle-fille et pour moi, et les couches du petit. » Elle a fourré le tout dans un sac molletonné à motifs de flamants roses. « Un sac de plage, celui que ma belle-fille prenait pour aller se baigner avant la guerre» La mer d’Azov n’est qu’à deux heures de route de Zaporijia, et sa belle-fille aimait bronzer à Berdiansk, ce port dans lequel les Ukrainiens ont « coulé un bateau russe », le 24 mars. Aujourd’hui, les flamants roses ont migré à Varsovie. « Avant, on disait que tout était cher, qu’on ne partait pas en vacances… On ne savait pas qu’on avait une belle vie. »

Quelques bijoux et des regrets

Chacun ses remords, chacun ses regrets. Dommage de n’avoir pas insisté pour faire venir « grand-père ». Dommage d’avoir tant critiqué le maire qui, depuis le premier jour de la guerre, envoie des messages formidables sur WhatsApp. Dommage d’avoir laissé derrière soi quelques chats… « Grada avait 21 ans, et Ashley 16 – j’adore Autant en emporte le vent. Chacun trop vieux pour voyager », se désole Nina Blake, 46 ans dont vingt-cinq de coiffure, partie d’Odessa le 10 mars, après une frappe de missile à cent mètres de chez elle.

À chacun ses pansements, ses amulettes, ses doudous. Une coiffeuse a emporté ses ciseaux. Une autre a choisi la Bible. Un troisième son tapis de yoga.

Quant à Lina, étudiante en relations internationales de 22 ans, elle a pensé à ses robes d’été mais oublié ses boucles d’oreilles à Kiev, explique-t-elle à la patinoire de Varsovie, où elle a trouvé refuge avec sa sœur jumelle. Sa thèse sur « la transformation sociale et culturelle en Iran », sa bibliothèque de livres, tout ça est dans le cloud, explique-t-elle en montrant son téléphone, mais ses bijoux sont là-bas, sauf la croix orthodoxe de son baptême qu’elle ne quitte jamais et sort de son col roulé.

Veronika est une jolie petite fille de 9 ans qui venait de recevoir « le vélo de ses rêves » pour Noël, explique, à Varsovie, sa grand-mère Irina Ripina, une couturière de Kharkiv. « Elle l’avait tant attendu ! Elle a à peine pu s’en servir. » Dans la valise cabine, sa mère avait heureusement pensé à glisser « de l’ibuprofène et des trucs contre la toux » : la petite est tombée très malade pendant le voyage. Veronika tousse encore, d’ailleurs.

Danil, 11 ans, regrette, lui, ses gants de boxe, « trop gros » pour son sac à dos, et les médailles des championnats interrégionaux qu’il avait accrochées au mur de sa chambre, à Malyn, dans la région de Jytomyr, que la Russie bombarde sans relâche. Et ne parlons pas de la nouvelle carabine, « grande comme ça », dit-il en écartant ses bras d’un mètre, elle aussi abandonnée en Ukraine. « Tous mes copains en avaient une, sauf moi»

« Passionné » de mathématiques et d’astronomie, Maxim Lysak n’a pas pu emporter ses livres de classe, quand, le 9 mars, il a quitté l’appartement de ses grands-parents, dans le centre de Kiev. Yeux immensément tristes, teint pâle comme tant d’­Ukrainiens, il porte un catogan semblable à ceux de tous les garçons de son âge, 16 ans. La façon dont son regard se perd très loin, lorsqu’il a son casque sur les oreilles, aussi.

Maxim Lysak, 16 ans, originaire de Kiev, limite l’écoute des informations pour ne pas angoisser. RAFAŁ MILACH POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Lui n’a emporté que son ordi, sa tablette et son téléphone. « Au début de la guerre, raconte-t-il, je regardais les infos tout le temps. Maintenant, je ne le fais qu’une fois par jour, pour éviter d’être trop angoissé. » À la place, il écoute du hip-hop lo-fi, cette musique instrumentale qui a fleuri au mitan des années 2010, bande-son mélancolique et désabusée d’une génération qui peinait déjà, avant la guerre, à croire en des jours meilleurs. « Ça me calme. »

Conjurer le désastre

À chacun ses pansements, ses amulettes, ses doudous. Une coiffeuse a emporté ses ciseaux avec elle. Une autre a choisi la Bible. Un troisième son tapis de yoga. Les enfants trimballent leurs nounours en pagaille, on croise une ribambelle de poupées, avec des tresses blondes et des pommettes bien roses, comme leurs petites propriétaires, leurs cartables Hello Kitty sur le dos – un peu de couleur dans le décor gris des postes-frontières.

« Romantic butterfly collection », affiche l’un, cousu de papillons. « Dream, believe, achieve », lit-on sur un autre : une « motivational quote » (comme disent les Américains) qui vaut « aussi pour l’Ukraine », insiste la maman de l’adolescente. Il y a quelque chose de bizarrement tragique et d’absurde dans ces sourires kawai (« mignon », en japonais), accrochés au dos de gens qui fuient la guerre.

Danil, le petit boxeur de Malyn, n’a pas trop envie de raconter ce qui se passe dans son pays. Il préfère « aller se balader », dit-il pour couper court. Comprendre : se plonger dans un jeu vidéo. Sur Minecraft, il est « Steve », c’est plus cool. D’autres, plus grands, se sauvent par la poésie : le 8 mars, jour anniversaire de la mort de Taras Chevtchenko, le grand poète national ukrainien, de nombreux exilés ont posté des citations sur les réseaux sociaux ou déclamé un vers sur une vidéo.

Danil, 11 ans, multichampion régional de boxe, s’adonne à son jeu vidéo préféré. RAFAŁ MILACH POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Pour conjurer le désastre, Anna Furman, elle, se récite du Pouchkine, quelques strophes « de circonstance » : « Protège-moi, mon talisman/Protège-moi quand on m’opprime./ (…) Quand des vagues de l’océan monte autour de moi le tapage/Quand le ciel tonne dans l’orage/Protège-moi, mon talisman./ Quand je m’angoisse en combattant/Quand je m’ennuie à ne rien faire/Quand je suis seul, loin de ma terre/Protège-moi, mon talisman. » C’est son sortilège à elle.

Dans le hall encore bondé de la gare centrale de Varsovie, l’une des trois que compte la capitale polonaise, au milieu d’un flot d’arrivants, passe Jaroslava Mirochmichko, en transit pour Berlin. Elle a dû abandonner « père, mari, grands-parents, amis » et quitter la frontière biélorusse. Partie avec sa mère malade, du coup arrachée à sa chimiothérapie, et ses deux filles, elle est grave, désespérée, révoltée face à la barbarie russe révélée jour après jour.

Sans elle, on n’aurait pas su ce que cachent aussi les cartables, les cartables Hello Kitty, les sacs de plage à flamants roses, les besaces griffées. « Dans ma valise, dit Jaroslava Mirochmichko après inventaire, j’ai entassé nos quatre vies et, coincées entre les chaussettes, les âmes aimées de ceux qui sont restés en Ukraine, dans l’enfer. »

Ariane Chemin

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