Graffitis, sabotage, recueil de renseignements sur la présence russe… Dans les territoires ukrainiens occupés, des civils, souvent des femmes, s’activent pour faire tout ce qui peut démoraliser leurs adversaires et aider les forces armées ukrainiennes.

Justine Brabant

14 janvier 2024 à 10h07

ÀÀ bien y regarder, Lilia Alexandrova faisait ses courses un peu trop souvent. Dans la ville de Kherson, occupée par les forces russes, en 2022, la femme avait pris l’habitude de se balader avec son chariot de courses. Mais elle ne faisait pas de grandes provisions. Elle transportait le matériel nécessaire pour peindre des slogans pro-ukrainiens sur les murs, à la nuit tombée. En d’autres termes, elle était résistante.

Lorsque d’autres membres du réseau de partisans qui s’était mis en place dans la ville l’ont enfin rencontrée après avoir interagi pendant des mois uniquement par messagerie sécurisée, « ils n’ont pas voulu croire que c’était [elle] », rit-elle encore.

Dans l’esprit de ces hommes, l’activiste qui fournissait de précieux renseignements et parcourait la ville pour y disséminer des messages pro-ukrainiens ne pouvait pas être cette femme de 53 ans qui ne quitte jamais son bonnet aux oreilles de lapin et qu’un handicap physique oblige à se déplacer avec une canne.

C’était pourtant bien elle. Lilia Alexandrova a réalisé son premier graffiti sur un pont qui enjambe une ligne de chemin de fer. Avec des bombes de peinture rouge trouvées dans une quincaillerie du coin, elle a laissé le message suivant, adressé aux occupants : « Les forces armées ukrainiennes approchent. » Le geste l’a « consolée », dit-elle a posteriori.

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Lilia Alexandrova, 53 ans, qui a participé à la résistance pendant l’occupation russe de Kherson, le 5 décembre 2023 à Kyiv, en Ukraine. © Photo Pete Kiehart pour Mediapart

L’activiste a continué sa double vie durant les huit mois qu’a duré l’occupation de Kherson (récupérée par une contre-offensive ukrainienne le 11 novembre 2022). S’occuper de ses trois enfants la journée et partir en « mission » dans la ville, armée de son chariot à roulettes, à la tombée de la nuit.

Du rouge, elle est passée à la peinture jaune – l’une des couleurs du drapeau ukrainien, devenue progressivement l’une des couleurs des mouvements de résistance. Elle a varié les slogans. L’un d’eux, repris par des dizaines de mains anonymes, était :« Kherson, c’est l’Ukraine. »

Une fois entrée en contact avec des groupes organisés de partisans – dont l’un des plus actifs, dénommé « le Ruban jaune » (voir ci-dessous) –, Lilia Alexandrova a également cousu et disséminé de petits rubans jaunes partout dans la cité. Elle a, enfin, tâché de fournir le maximum d’informations au réseau sur les soldats et fonctionnaires russes présents à Kherson : nombre, bâtiments occupés, déplacements…

Elle a vite appris à ouvrir l’œil, comme cette fois où des climatiseurs en marche sur la façade d’un bâtiment en principe abandonné l’ont mise sur la piste d’un groupe de militaires russes qui s’en servaient comme base.

Des petits gestes en apparence, qui nécessitaient en réalité un grand courage. On sait aujourd’hui qu’à Kherson, les militaires russes ont pratiqué la torture sur les civils qu’ils faisaient prisonniers. Selon des rapports d’organisations non gouvernementales et des enquêtes journalistiques, la torture y aurait même revêtu un caractère « systématique ».

Les témoignages d’anciens détenus s’additionnent pour raconter des « passages à tabac violents avec des bâtons et des matraques en caoutchouc, des décharges électriques, des menaces de mort ou de mutilation, ainsi que l’utilisation de positions de stress douloureuses », énumère Human Rights Watch dans l’un de ses rapports.

La juge qui a dit non

La juge Yuliya Matvieva a aussi été, à sa manière, une résistante. Originaire de Marioupol, la magistrate a vu sa ville être progressivement conquise par les forces armées russes – qui en ont pris le contrôle en mai 2022. L’administration d’occupation lui a proposé de devenir juge de la Cour suprême de la République de Donetsk, une promotion spectaculaire. Elle a refusé. Ce qui lui a valu sept mois de détention et de tortures, raconte-t-elle aujourd’hui.

Arrêtée en mars 2022 à un checkpoint alors qu’elle voulait quitter Marioupol et ses bombardements, elle ne sera relâchée qu’en octobre de la même année. Entre les deux, une captivité ponctuée de « torture à l’électricité », d’« yeux bandés », de « simulacres d’exécution » et de « toutes sortes d’humiliations », détaille-t-elle. « Ils voulaient que j’accepte ce poste parce qu’ils ont besoin de montrer que des Ukrainiens originaires de la région acceptent de travailler pour eux », analyse-t-elle.

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La juge Yuliya Matvieva, 42 ans, dans une salle de la cour de justice de Chevtchenko (Kyiv, Ukraine), le 7 décembre 2023. Elle a été détenue et torturée pour avoir refusé de travailler pour l’administration russe dans les territoires occupés d’Ukraine. © Photo Pete Kiehart pour Mediapart

Elle continuera de refuser, malgré « la voiture avec chauffeur » et tout le confort promis, parce que « mourir est plus facile que trahir », expose-t-elle : « Si tu trahis, tu restes avec ça toute ta vie. Je ne veux pas que ma fille soit l’enfant d’une traître. »

Pour Lilia Alexandrova et Yuliya Matvieva, ces heures sombres sont terminées : la première a vu sa ville, Kherson, reprise par l’Ukraine en novembre 2022. La seconde a été libérée à la faveur d’un échange de prisonniers, et exerce aujourd’hui comme juge dans une cour de district de Kyiv, la capitale.

Mais pour les civils des territoires ukrainiens toujours occupés par la Russie, le combat continue. Des groupes de partisans tentent de s’y organiser, de Kherson à Zaporijjia (régions partiellement occupées depuis 2022), en passant par les républiques de Donetsk et de Louhansk (sous administration prorusse depuis 2014) et la Crimée (annexée par Moscou la même année).

Les femmes et hommes qui les composent y affichent des symboles et des slogans pro-ukrainiens, récoltent et transmettent des informations sur les forces armées russes et les Ukrainiens soupçonnés de collaboration, ou pratiquent le sabotage. Leurs réseaux s’appellent le « Ruban jaune », les « Mouettes de combat criméennes » ou « Atesh » (le « feu »).

https://datawrapper.dwcdn.net/7C3h6/2/ © Infographie Mediapart

« Nous avons des militants qui travaillent comme plombiers, mécaniciens automobiles ou enseignants dans les territoires occupés », détaillent à Mediapart deux fondateurs du Ruban jaune, Ivan et Taras (lire la Boîte noire).

Chacun contribue, à sa manière, à compliquer la vie des autorités russes d’occupation. « Un plombier peut délibérément remplacer un tuyau pour qu’il éclate et oblige les autorités d’occupation à déménager dans un autre bâtiment », observent-ils, tandis qu’« un mécanicien automobile peut mettre du sable dans le réservoir d’essence » d’un occupant « et faire tomber le moteur en panne ». Quant aux enseignants, ils « peuvent enseigner selon le programme ukrainien plutôt que russe ».

Dans ce paysage, Lilia Alexandrova, la résistante au sac de courses de Kherson, n’est pas une exception statistique : ces réseaux sont très largement constitués de femmes. Il y a ainsi « plus de militantes que de militants » au sein du Ruban jaune, renseignent ses fondateurs.

Des laxatifs dans des bouteilles d’alcool

Un réseau exclusivement composé de femmes partisanes, Zla Mavka, relève que « ses activistes bénéficient de la misogynie bien ancrée des forces d’occupation, qui ne soupçonnent jamais que les femmes puissent jouer un rôle aussi actif dans la résistance ». L’un des slogans du groupe est : « Je ne veux pas de fleurs, je veux mon Ukraine. »

Entre autres actions, Zla Mavka a revendiqué d’avoir dilué des laxatifs dans des bouteilles d’alcool artisanal destinées à des militaires russes dans la région de Melitopol. « Des laxatifs, pas du poison », précisent les militantes, car « tuer les occupants est le rôle des forces armées », estiment-elles.

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Photos postées par le groupe de femmes partisanes ukrainiennes « Zla Mavka » le 29 décembre 2023. Ses membres y revendiquent avoir préparé « de l’eau-de-vie avec des doses de cheval de laxatifs » à destination des militaires russes. © Capture d’écran / compte Telegram de Zla Mavka

Tous ces groupes n’ont pas le même rapport à la violence. Atesh a revendiqué des attentats à la bombe, dont celui ayant blessé l’écrivain nationaliste russe Zakhar Prilépine en mai 2023 en Russie. Les services de renseignement ukrainiens eux-mêmes pratiquent l’assassinat ciblé de citoyens considérés comme des collaborateurs – pratique qui soulève des questions éthiques et fait d’ailleurs l’objet de débats internes, si l’on en croit cet article de l’hebdomadaire britannique The Economist.

Malgré son nom, le mouvement « Mort aux occupants et collaborateurs russes » (C.P.O.K. en ukrainien), créé au printemps 2023, n’a pas à ce jour revendiqué d’assassinats. Mais ses membres surveillent étroitement les militaires et fonctionnaires russes, ainsi que leurs soutiens. Avec pour objectif affiché de les exposer publiquement – et de leur faire peur.

En octobre 2023, des partisans du C.P.O.K ont peint le chiffre « 200 » sur plusieurs bâtiments de Mélitopol, dans la région de Zaporijjia. « Nous avons marqué les maisons saisies et utilisées par les Russes à des fins militaires », expliquent-ils à Mediapart, afin de les afficher aux yeux de tous les habitant·es, et de leur faire savoir « qu’ils ne peuvent pas se cacher. » Le tout avec un symbole choisi pour intimider : 200 est une référence à « Cargo 200 », expression qui désigne dans l’armée russe les soldats morts, tués au combat.

Conseils pratiques

Alors que la contre-offensive lancée en 2023 par les forces armées ukrainiennes n’a pas donné les résultats espérés et que le front militaire avec la Russie semble globalement enlisé, Kyiv a compris l’importance de cette autre bataille, hautement symbolique, qu’est la résistance dans les territoires occupés.

Elle tâche de mettre en avant les actions des partisans, mais aussi, plus simplement, de prodiguer des conseils pratiques aux citoyens et citoyennes lambda. Un « Centre national de la résistance » a été mis sur pied en 2022. Il fait « partie intégrante des forces spéciales de l’armée ukrainienne » et s’est donné pour but de « former les civils vivant dans les territoires occupés », détaille son porte-parole, interrogé par Mediapart.

Sur le site internet du centre, on trouve des conseils particulièrement pratiques et détaillés sur la meilleure manière de neutraliser des caméras de surveillance ou de saboter un réseau électrique, ainsi que de petits exposés sur les vulnérabilités des chars d’assaut russes, la prise en main d’un lance-grenades RPG-7 et la conduite à tenir en cas d’explosion de bombe au phosphore.

C’est le cas dans la version ukrainienne du site. Dans sa vitrine anglaise, le discours est plus policé et nettement moins concret. Il appelle tout de même aux dons pour soutenir « les partisans qui font de la vie des occupants un enfer ».

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Schémas présentant « les zones de vulnérabilité » (en rouge) des chars russes T-72BV et T-80BV lors d’attaques à la grenade, diffusés sur le site du Centre national de la résistance ukrainien. © Capture d’écran / sprotyv.mod.gov.ua

« Si ce ne sont que les civils qui résistent, il est facile de les réprimer », expose le porte-parole du centre. À l’inverse, si des militaires combattent sans soutien des civils, ils peuvent manquer de moral et de renseignements. « Ce qui fonctionne, c’est l’interaction entre les deux. C’est le plus démoralisant pour les Russes », théorise-t-il.

Le travail coordonné entre partisans et armée régulière semble effectivement avoir permis quelques victoires conjointes. En septembre 2023, le groupe Atesh a affirmé avoir recueilli des informations stratégiques sur la flotte russe en mer Noire en soudoyant certains officiers russes. Selon la presse ukrainienne, ces informations auraient aidé les forces armées ukrainiennes à mener une importante campagne de frappes contre le quartier général de cette flotte à Sébastopol.

Chasse aux saboteurs

Des mois, voire des années de clandestinité ne vont-ils pas avoir raison de la détermination des partisan·es ukrainien·nes ? La question se pose d’autant plus que tous les témoignages convergent pour dire que ces derniers mois, militaires et fonctionnaires russes ont intensifié la chasse aux saboteurs dans les territoires qu’ils occupent.

Mais, dans un milieu par définition très secret, avoir un état clair des forces et du moral des partisan·nes est une mission quasiment impossible. Tou·tes ou presque répètent que la victoire est proche et l’état d’esprit sans faille – c’est le jeu pour ne pas laisser prise à l’adversaire.

Pour les représentants du C.P.O.K., l’intensification de la répression russe est le signe que les actions des partisan·nes touchent au but. « Les raids réguliers et les répressions contre la population menées par les envahisseurs, particulièrement actifs ces derniers mois dans les régions de Donetsk, Zaporijjia et Kherson, indiquent que nos activités les gênent », assure à Mediapart un représentant du groupe.

« C’est très compliqué pour les résistants, très difficile, concède tout de même le porte-parole du Centre national de la résistance. Si tu es arrêté là-bas avec de la peinture bleue ou jaune, pour les Russes, c’est comme si tu transportais des grenades ou des mines. Tu peux être abattu à tout moment. »

La situation est peut-être légèrement différente en Crimée, annexée depuis 2014, où « le mouvement de résistance s’est accéléré » après la grande invasion de février 2022, diagnostique Tamila Tacheva, représentante du président ukrainien pour la Crimée.

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Le début de cette nouvelle guerre a eu pour effet de ramener la péninsule occupée au centre des objectifs militaires de Kyiv – et donc de l’attention mondiale. « L’Ukraine a signalé aux Criméens : “Nous sommes là, on va se battre pour vous regagner et on va utiliser tous les moyens possibles” », ce qui a galvanisé les résistant·es sur place, analyse Tamila Tacheva.

Lilia Alexandrova, elle, ne cache pas qu’elle est « fatiguée ». Sa lutte a contribué, indirectement, à faire libérer Kherson. Mais la liberté n’est pas la paix et la ville continue d’être lourdement bombardée par les forces armées russes, rendant le quotidien quasiment invivable pour ses habitant·es.

Elle ne peut pas y retourner pour le moment, alors elle loge à droite et à gauche, tout en cherchant une solution plus pérenne pour vivre au calme, « peut-être en Pologne » pour quelque temps. En attendant peut-être, un jour, de rentrer dans les livres d’histoire, les résistantes et résistants aussi doivent se débrouiller.

Justine Brabant

Boîte noire

Lilia Alexandrova, Yuliya Matvieva et Tamila Tacheva ont été rencontrées à Kyiv en décembre 2023. Le Centre national de la résistance a été interviewé par téléphone le 12 décembre 2023. Son représentant a demandé à relire ses citations afin de ne pas laisser figurer de détail opérationnel qui pourrait mettre ses équipes en danger. Les représentants du Ruban jaune et de C.P.O.K. ont répondu à nos questions par écrit en janvier 2024. Nadiya Pavlova a contribué à cet article en tant que fixeuse et interprète.

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