Les réfugiés rwandais traversent la frontière de Rusumo vers la Tanzanie depuis le Rwanda, le 30 mai 1994. JEREMIAH KAMAU / REUTERS

Le groupe de chercheurs sur le Rwanda, réuni par Emmanuel Macron pour étudier le rôle de la France, a remis son rapport au président le 26 mars. Il conclut à « un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes », au sein de l’État français. Mais il écarte l’idée d’une complicité de génocide.

Par Pierre Lepidi et Piotr Smolar

Publié le 26 mars 2021 à 17h09 – Mis à jour le 27 mars 2021 à 09h05

Un naufrage politique, militaire, diplomatique, administratif, intellectuel et éthique. Un aveuglement idéologique de François Mitterrand et de ses conseillers, imposé au reste de l’appareil d’État. Un révélateur des stéréotypes coloniaux et d’une lecture purement ethnique qui ont irrigué la politique africaine de la France. Ainsi se dessinent les lignes de force du rapport de la commission d’historiens (présidée par Vincent Duclert) remis vendredi 26 mars dans l’après-midi à Emmanuel Macron.

Le président de la République avait décidé sa formation il y a deux ans, afin d’« analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda ». Vingt-sept ans après le génocide de près de 800 000 Tutsi par le régime hutu, soutenu par Paris, ce document de 1 200 pages, nourri par un accès sans précédent aux archives, marque une étape fondamentale dans la quête douloureuse de la vérité sur la « dernière défaite impériale [de la France], d’autant plus grave qu’elle n’est ni formulée ni regardée ».

La conclusion synthétise l’analyse des historiens au terme de leur voyage dans les archives au cours de la période 1990-1994, de l’opération Noroît jusqu’à la fin de l’opération Turquoise. « La crise rwandaise s’achève en désastre pour le Rwanda, en défaite pour la France, écrivent-ils. La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer. La France s’est néanmoins longtemps investie au côté d’un régime qui encourageait des massacres racistes. Elle est demeurée aveugle face à la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime. Elle a adopté un schéma binaire opposant d’une part l’ami hutu, incarné par le président Habyarimana, et de l’autre l’ennemi qualifié d’“ougando-tutsi” pour désigner le FPR [Front patriotique rwandais]. Au moment du génocide, elle a tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait et a continué à placer la menace du FPR au sommet de ses préoccupations. Elle a réagi tardivement avec l’opération Turquoise, qui a permis de sauver de nombreuses vies, mais non celles de la très grande majorité des Tutsi du Rwanda, exterminés dès les premières semaines du génocide. La recherche établit donc un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes. »

Soupçon de complicité

Pas de complicité de génocide retenue par la commission, qui ne prétend pas à l’expertise juridique sur cette notion, susceptible d’animer des colloques savants. C’est entendu : les historiens ne forment pas un jury de cour d’assises, ils ne siègent pas dans un tribunal international. Toutefois, l’analyse développée au fil des centaines de pages tend vers ce soupçon de complicité, même si la France n’a pas voulu sciemment participer à une entreprise génocidaire.Elle établit les mobiles, les moyens et les dénégations, en rupture avec la réalité du terrain au Rwanda, et les nombreux signaux d’alerte, lancés à partir de la fin de 1990. En 1998, la mission d’information parlementaire dirigée par Paul Quilès, sans moyens réels d’investigation ni volonté solide de mettre la vérité à nu, s’était contentée d’évoquer une France « mithridatisée face à un contexte dont elle a sous-estimé la gravité ».

Le président Emmanuel Macron reçoit des mains de l’historien Vincent Duclert, accompagné des membres de la commission Rwanda, le rapport intitulé « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) », à l’Elysée, le 26 mars 2021. GUILLAUME HERBAUT POUR ” LE MONDE”

Le rapport des historiens, avec la distance du temps et l’appui des archives, va bien plus loin. Il ne clôt donc pas les recherches, mais les ouvre davantage. Il rend à présent indiscutables certaines vérités, objets de déformations et de maquillage systématique de la part des gardiens du temple mitterrandien et de certains hauts gradés. Sans éclaircir toutes les zones d’ombre. Exemple : la commission ne se penche pas, curieusement, sur le rôle joué par Paul Barril, cet ancien gendarme sulfureux de l’Elysée reconverti dans la sécurité privée. Proche d’Agathe Habyarimana, la veuve du président assassiné (par ailleurs figure du cercle hutu le plus extrémiste), aujourd’hui réfugiée en France, il a lui-même signalé sa présence au Rwanda pendant le génocide.

Le document comporte une large partie chronologique, remontant aux sources de l’engagement français au Rwanda, puis un dernier chapitre plus thématique, consacré à la « dérive des institutions » de la France et à l’« impensé du génocide ». Celui-ci offre une sorte de coupe transversale de l’Etat. Voici démantibulé le circuit de l’information, de la consultation et de la décision au sommet du pouvoir. Les cercles de connivence, les rapports de défiance et de domination, les réflexes administratifs, les stratégies de dissimulation sont exposés de façon méthodique.

Le tableau général est lourd d’enseignements et d’interrogations sur la mécanique de l’Etat républicain et la conduite des opérations militaires. Le Rwanda est un cas clinique – le plus terrible et opaque qu’il y eut depuis la guerre d’Algérie – du fonctionnement pyramidal de la Ve République, où tout découle du président. Jusqu’à l’excès possible, l’abus, la faute pour l’histoire, sans contre-pouvoirs ni contrôle réel.

Archives et « manque de coopération »

Le rapport s’appuie sur près de 8 000 documents, notes manuscrites, télégrammes diplomatiques, analyses de conseillers, synthèses des conseils restreints de défense. Tous déclassifiés, ils seront à la disposition des chercheurs et du grand public. Tel était l’engagement du président Emmanuel Macron, soucieux de surmonter le « triple blocage – mémoriel, politique et archivistique – », constaté depuis plus de vingt-cinq ans, selon la commission. Une partie de ces documents était connue grâce aux travaux déjà publiés. Mais la commission s’évertue d’abord à dresser un tableau cohérent et exhaustif, plutôt que de chercher l’anecdote inédite. A faire œuvre de pédagogie sur les termes, les concepts, les mécanismes. La lecture en est d’autant plus passionnante, malgré certaines répétitions.

La commission reconnaît que « certains documents ont sans doute échappé » à sa vigilance. Tout au long du texte, elle signale les cases vides. Les archives de Jean-Christophe Mitterrand, fils du chef de l’Etat et conseiller Afrique jusqu’en juillet 1992, sont introuvables. Le bureau de l’Assemblée nationale a refusé la consultation des archives de la mission d’information parlementaire de 1998. La grande chancellerie de la Légion d’honneur a fait montre d’un « manque de coopération », empêchant d’obtenir des informations sur la promotion des dignitaires du régime de Kigali, ainsi que sur les Français ayant bénéficié de décorations rwandaises, en particulier les gradés militaires. La « production brute », opérationnelle, des agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) présents au Rwanda en avril 1994 n’est pas déclassifiée en intégralité.

Mais le plus grave du point de vue du fonctionnement normal de l’État concerne « l’indigence » des archives de l’état-major particulier (EMP) de François Mitterrand à l’Élysée, qui fut au cœur « des pratiques irrégulières et des dérives institutionnelles. » Un unique carton subsiste de l’époque. Or le Rwanda fut, de 1990 à 1994, un sujet majeur pour l’EMP. Le pré carré non pas de la France, mais du président lui-même, qui avait noué une relation fraternelle avec Juvénal Habyarimana, son homologue rwandais.

Soutien indéfectible à un régime ami

La commission rappelle que « les autorités françaises ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent, pourtant conçu comme un laboratoire d’une nouvelle politique française en Afrique, introduite par le discours de La Baule », prononcé en juin 1990 par François Mitterrand. Pourquoi ce soutien ? L’analyse est faite depuis longtemps.

Photo de groupe du sommet franco-africain à La Baule, le 20 juin 1990. MARCEL MOCHET, FRANK PERRY / AFP

Après son indépendance en 1962, faisant suite à la domination belge, le Rwanda a développé une grande proximité avec la France. Juvénal Habyarimana, arrivé au pouvoir en 1973, et François Mitterrand vont nouer une vraie connivence, qui se manifeste notamment par un appui aux Forces armées rwandaises (FAR). Déclenchée en octobre 1990, l’opération Noroît a officiellement pour mission de protéger les ressortissants français au Rwanda face à l’offensive du Front patriotique rwandais (FPR). Des violences ciblent déjà les Tutsi et l’opposition, des appels à la délation sont lancés, des exécutions ont lieu.

La France prétend proposer une relation transactionnelle : un soutien politique et militaire au régime, seul légitime pour Paris car représentant la majorité hutu, en échange d’une démocratisation bien improbable. L’« ennemi » tutsi, lui, est qualifié de menace étrangère, de guérilla extérieure. Cette présentation va servir pendant quatre ans à délégitimer le FPR, qui ne serait qu’une excroissance de l’Ouganda anglophone. Ce qui est en jeu, c’est à la fois la défense d’un régime ami, et celle de la francophonie, de la zone d’influence française.

« La commission a démontré l’existence de pratiques irrégulières d’administration, de chaînes parallèles de communication et même de commandement »

Alors que le cercle des extrémistes hutu autour du président Habyarimana est identifié très tôt par le colonel René Galinié, attaché de défense à Kigali, le soutien au dirigeant rwandais demeurera jusqu’au bout inconditionnel. Le FPR, lui, est présenté comme « un parti manipulateur, insincère, faussement politique et national », « ethnique et étranger », bref « un ennemi de la France », selon le rapport Duclert. « Fortement investie au Rwanda à partir d’octobre 1990, la France adopte la vision racialiste sans réaliser la contradiction qu’elle installe avec le projet de démocratisation » qu’elle prétend promouvoir en appuyant les accords d’Arusha, entre pouvoir et opposition.

La coopération militaire avec le régime hutu est si étroite que ce dernier continue, après le déclenchement du génocide, à réclamer des armes à la France, comme une évidence, un partenariat indéfectible. Une fiche de la Direction du renseignement militaire (DRM), en date du 15 avril 1994, « fait remonter des demandes précises de munitions et d’aide au transport d’armements achetés en Israël et en Pologne », formulées par l’attaché de défense de l’ambassade du Rwanda à Paris.

« La réponse apportée n’est pas connue », reconnaît la commission. Les archives étant très parcellaires, « il est impossible de rendre compte avec certitude de l’existence de flux d’armes transitant de la France vers le Rwanda » après le 7 avril. Mais, le 25, une nouvelle demande rwandaise de fourniture d’armements est signalée, dans une note du Quai d’Orsay. Sur cette question très sensible, aux nombreuses zones grises, les historiens atteignent les limites de leur exercice.

« L’ordre par la voix »

L’une des occurrences importantes dans le rapport est le mot « parallèle », comme hiérarchie ou circuit parallèle. La confiscation du dossier rwandais par François Mitterrand est allée jusqu’à un contournement des ministères et des administrations figurant dans les chaînons habituels de la prise de décision. « La commission, écrivent les historiens, a démontré l’existence de pratiques irrégulières d’administration, de chaînes parallèles de communication et même de commandement, de contournement des règles d’engagement et des procédures légales, d’actes d’intimidation et d’entreprises d’éviction de responsables ou d’agents. » Derrière la façade démocratique et institutionnelle de l’Etat français se dessinent des pratiques qui ne relèvent ni de l’une ni de l’autre.

« L’implication très grande des militaires français dans la formation des Forces armées rwandaises », d’octobre 1990 jusqu’au génocide d’avril 1994, et la transformation de ce pays africain en « laboratoire » – autre occurrence du rapport – portent la marque personnelle du président. Le secrétaire général de l’Elysée est alors Hubert Védrine. Il lit tout, annote souvent de quelques mots secs, organise la circulation de l’information. Il veille à la mise en musique des directives présidentielles. « A chaque moment de crise, une note vient radicaliser les options, cliver les situations », dit le rapport, au sujet de la remontée des écrits des conseillers, civils et militaires, sur le Rwanda.

Des réfugiés hutu accueillent des marines français dans un camp à quatre kilomètres à l’extérieur de Butare, le 3 juillet 1994, dans le cadre de l’opération Turquoise, vieille de 10 jours. HOCINE ZAOURAR / AFP

En principe, l’état-major particulier répond directement devant le président. Il n’a pas de fonction opérationnelle, en dehors de la dissuasion nucléaire. « Le dossier rwandais démontre l’inverse », note le rapport, qui insiste sur une pratique du pouvoir opaque : « L’ordre par la voix », qui ne laisse pas d’empreintes. Il « pose incontestablement problème », car il « transfère sur l’exécutant (…) la paternité de la décision ».

Les archives exhumées par la commission sur ce point sont surtout signées par le général Jean-Pierre Huchon, adjoint au chef d’état-major particulier auprès de l’amiral Jacques Lanxade puis du général Christian Quesnot. L’emprise de l’EMP s’exerce sur toutes les administrations, et même à l’Elysée, sur les conseillers de la cellule Afrique, où Bruno Delaye a remplacé Jean-Christophe Mitterrand. C’est le syndrome de la pièce close enfumée. Même ceux qui ne tirent pas sur une cigarette en véhiculent l’odeur.

« Des pratiques d’officine »

Le général Huchon envoie des courriers directement « à des agents de l’Etat aux fins de les influencer voire d’exiger d’eux un alignement sur la politique élyséenne ». Même chose sur le terrain, au Rwanda. Le rapport évoque notamment « une collection de télécopies adressées confidentiellement, et toujours hors circuit officiel, à l’attaché de défense à Kigali ». Dans certains cas, il lui est demandé instamment de les détruire sur le champ. D’où le manque d’archives complètes dans ce domaine sensible. Un grand nettoyage a été opéré.

L’état-major particulier du président de la République « exerce un pouvoir direct et permanent sur l’engagement militaire français au Rwanda, jusqu’à ses aspects matériels et opérationnels »

Objectif de ces envois : s’assurer de la conversion du colonel René Galinié, sur le terrain, à la grille de lecture idéologique promue par l’Elysée. En octobre 1990, celui-ci est conseiller militaire et politique officieux du régime rwandais. Il rencontre le président Habyarimana à quatre reprises en huit jours. Ce qu’exige le général Huchon du colonel Galinié « pourrait s’apparenter à des pratiques d’officine », explique le rapport. Il lui demande ainsi, dans un fax du 27 octobre 1990, d’organiser une « manipulation (…) que l’on peut qualifier d’“intoxication” », résument les historiens. Il s’agit d’inventer, de brandir des « preuves » (les guillemets autour du mot figurent dans le fax lui-même) de l’emprise de l’Ouganda anglophone sur l’offensive lancée par le FPR. Si l’opinion internationale était convaincue de l’existence d’une agression extérieure, alors l’intervention militaire française en serait légitimée.

Mais le rôle de l’état-major particulier dépasse largement la coordination et la partition idéologique. L’EMP « semble s’être transformé en acteur direct du dossier rwandais, au moyen de pratiques irrégulières », sous l’approbation du président, « marginalisant de fait les institutions légalement en charge du commandement opérationnel, l’état-major des armées et la mission de coopération militaire. » La situation est sans précédent. L’EMP « exerce un pouvoir direct et permanent sur l’engagement militaire français au Rwanda, jusqu[e dans] ses aspects matériels et opérationnels ».

L’Élysée en liaison téléphonique directe

L’année 1991 est celle du développement des « liaisons parallèles ». Sont alors mis en place « des dispositifs de communication entre les unités sur le terrain, c’est-à-dire le DAMI “Panda” [Détachement d’assistance militaire et d’instruction], armé par les opérateurs du 1er RPIMa, et une chaîne de commandement qui apparaît au premier regard polycéphale ». Le rapport cite notamment un fax du 26 juillet 1991, envoyé de Ruhengeri, une ville du nord du Rwanda, par le chef du DAMI « Panda ».

Il fait mention de deux types de liaisons, radioélectriques et téléphoniques, chiffrées et cryptées, qui relient le détachement à l’opération Noroît, également au Rwanda, et à une double tutelle à Paris : le ministère de la coopération et l’état-major des armées. Puis, entre juillet et octobre 1991, la liaison avec la mission militaire de coopération « disparaît au profit de l’Elysée, à savoir l’EMP ». L’Elysée se trouve donc en liaison téléphonique directe avec les soldats français déployés auprès des Forces armées rwandaises. A notre époque, la sophistication des communications permet tout, y compris un dialogue par messagerie instantanée entre chefs d’Etat. Mais, il y a vingt-sept ans, la mise en place d’un tel dispositif était chargée de sens politique et opérationnel.

« Le danger est grand, pour la France, (…) de passer pour complice de l’actuel gouvernement rwandais », met en garde la DGSE dans une note du 11 mai 1994

Autonomie et surveillance, opacité. Tout cela, Pierre Joxe le met en cause. Début février 1993, le ministre de la défense – rare homme politique dont les positions de principe républicaines sont saluées dans le rapport – propose une réorganisation de la prise de décision militaire. Il s’agit de revenir à une pratique plus conventionnelle et normée. Les comités restreints de défense qu’il envisage doivent permettre, selon les historiens, « de réformer des pratiques d’opacité, de communication orale, et des phénomènes de déresponsabilisation tant politique qu’administrative, qu’il constatait particulièrement sur le dossier rwandais ».

Joxe propose ainsi à Mitterrand de « préserver le pouvoir présidentiel » sur la défense, alors que la cohabitation se profile. Il réclamera un enregistrement écrit des propositions faites au président, des objectifs visés et des décisions prises. En vain.

De rares voix divergentes

Au sein de l’appareil d’Etat, la dissidence n’est pas de mise par rapport à la ligne décidée à l’Elysée. Pourtant, dès octobre 1990, sous l’autorité du ministre Jean-Pierre Chevènement, le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) émet une note sur les « limites de l’engagement français ». En réponse à l’offensive du FPR de Paul Kagamé, les 300 hommes de l’opération Noroît viennent d’être déployés trois semaines plus tôt. Le document souligne les intérêts « très limités » de la France sur place et suggère que Habyarimana, pour sauver son régime, risque de « relancer les vieilles rivalités en appelant à une sorte de “guerre sainte” contre les Tutsi ». L’analyse est transmise à l’Elysée. Sans effet aucun.

Le rapport Duclert relève, au cours de ces quatre années, d’autres écrits divergents. Comme l’ont déjà montré de nombreux articles et ouvrages, la DGSE se distingue par une approche nuancée. Une forte tension traverse ses notes, qui essaient de tout concilier, la doctrine et la réalité, l’obéissance et la droiture. Elle relativise fortement, pendant ces années, le soutien apporté par l’Ouganda au FPR. A plusieurs reprises, elle souligne l’absence d’éléments tangibles allant dans ce sens. En outre, le service « renvoie une image critique » de Habyarimana, doute de sa volonté de démocratisation.

Après le 6 avril 1994 et l’attentat contre l’avion du président rwandais, très vite la DGSE met en cause les responsables génocidaires : « Munies de listes préétablies, les militaires de la garde présidentielle ont entrepris de massacrer tous les Tutsi, ainsi que les Hutu originaires du sud ou soutenant les partis d’opposition. » Dès le 2 mai, elle estime que le FPR est « très certainement étranger » à l’attentat. Le 11 mai, le service affirme que le pouvoir paraît être « entièrement sous la coupe de la faction hutu la plus extrémiste ». Puis, à l’aube de l’opération Turquoise, le service dit : « Le danger est grand, pour la France, (…) de passer pour complice de l’actuel gouvernement rwandais. »

« L’approche générale oscille entre la minimisation des faits ou tout simplement un silence complice », dit la commission

Mais toutes ces subtilités d’analyse, nourries par les faits relevés sur le terrain, ont été délibérément ignorées par l’Elysée. Globalement, note le rapport, « la lecture ethniciste du Rwanda domine », ainsi qu’un soutien à « un régime raciste, corrompu et violent ». Les faits clairement établis et les noms des coupables, lorsque les tueries de masse sont déclenchées, « n’apparaissent pas toujours clairement » dans les télégrammes et les rapports envoyés à Paris. Nommer la réalité sans verres idéologiques correcteurs obligerait l’Etat à remettre en cause sa stratégie, ses analyses, son engagement. « L’approche générale oscille entre la minimisation des faits ou tout simplement un silence complice », dit la commission.

Ceux qui contestent cette vision – cette « minorité d’hommes libres », auxquels les historiens rendent un hommage appuyé – sont écartés ou mal notés, comme le rédacteur du Quai d’Orsay Antoine Anfré, ou le général Jean Varret, chef de la mission militaire de coopération jusqu’en avril 1993. De la même façon, lors des retours sur expérience et autres analyses commises à partir du second semestre 1994, l’autocritique est peu en cour. La grille d’analyse de l’Elysée l’emporte, dans une sorte de mouvement de repli, face aux révélations qui émergent.

Dans les prises de parole officielles, le mot « génocide », employé notamment par le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, pour la première fois le 16 mai 1994, fait vite place à celui de « massacres ». Un terme renvoyant dos à dos victimes et bourreaux, au nom d’une sauvagerie, d’une folie ethnique supposée, effaçant la réalité de la préméditation hutu, base essentielle du crime des crimes.

Ce renversement conduit au discours de Mitterrand sur le prétendu « second génocide » (qui aurait été commis contre les Hutu jusqu’au Zaïre, où les réfugiés avaient afflué), prononcé au sommet de Biarritz, où le Rwanda n’a même pas été invité. Les derniers mots de la commission Duclert, eux, dépourvus de la moindre ambiguïté, semblent lui répondre en écho, vingt-sept ans après. « La réalité fut celle d’un génocide, précipitant les Tutsi dans la destruction et la terreur. Nous ne les oublierons jamais. »

Pierre Lepidi et Piotr Smolar

Conclusion du rapport “La France, le Rwanda et le génocide tutsi” by LeMonde.fr on Scribd

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