La journaliste Marion Guénard restitue la mémoire collective des manifestants de la place Tahrir dans une fiction qui mêle la politique et l’intime.

vAffiche du général Fatah Al-Sissi au Caire, en novembre 2014. MOHAMED EL-SHAHED / AFP

Par Fabien Mollon

Le « problème », quand un journaliste se fait romancier, c’est que le réel l’emporte souvent sur la fiction. Au printemps on coupe les ailes des oiseaux, de Marion Guénard, ne déroge pas à la règle et c’est tant mieux. Avec « Le Monde Afrique »,

L’auteure, qui a vécu en Egypte pendant une dizaine d’années, a couvert la révolution de 2011 pour plusieurs médias français, dont Le Monde. Onze ans plus tard, son premier roman raconte cet élan brisé, cette jeunesse sacrifiée, ces rêves étouffés, à travers le parcours de plusieurs personnages de son invention : Kaouthar, fille et sœur de Frères musulmans, militante pro-démocratie ; Mariam, avocate parisienne née de parents égyptiens, qui disparaît du jour au lendemain ; Antoine, son compagnon, qui part à sa recherche ; mais aussi Ashraf, Halim, Amal ou Amar, ce dernier n’étant pas sans rappeler le street-artiste Ammar Abo Bakr, dont une œuvre orne la couverture du livre.

« Guerre permanente »

Au Caire, la réalité est parfois digne d’une fiction de George Orwell. « Comme dans le monde de Winston, où l’Oceania, l’Eurasia et l’Estasia se livrent une bataille perpétuelle, l’Egypte du Maréchal est en guerre permanente », écrit Marion Guénard en référence à l’œuvre phare de l’écrivain britannique, 1984, dans laquelle Big Brother aurait pu prendre, dans une version nord-africaine, les traits du président Abdel Fattah Al-Sissi. La photographie du fossoyeur de la révolution, qui s’affiche partout en Egypte, « a été prise de telle sorte qu’il est impossible d’échapper à ce regard mouvant qui vous suit, gluant presque, d’une pénétration indiscrète et dérangeante ».

C’est justement cette immixtion de la politique dans l’intime que le roman permet, mieux que le journalisme, de saisir. Si elle ne fait pas l’économie des flash-backs historiques sur le mouvement de la place Tahrir, du 25 janvier au 11 février 2011, suivi de l’arrivée au pouvoir de l’islamiste Mohamed Morsi en juin 2012 puis de son renversement par les militaires un an plus tard, Marion Guénard parvient aussi à peindre des personnages touchés au plus profond d’eux-mêmes – parfois sans même s’en rendre compte – par l’échec de la révolution et la violence de l’Etat ; des êtres niés, certains résignés sous le joug de la dictature, d’autres n’attendant qu’une étincelle pour se réveiller.

Comme Kaouthar, qui se décide un jour à vendre sa télévision pour « mettre fin à cette logorrhée incontrôlable du régime », écrit l’auteure : « Elle ne lui permettra plus d’entrer ni dans leur salon, ni dans leur tête. Ses images ne peupleront plus leurs rêves » – et là encore, on pense au « télécran » d’Orwell. Tel est le rouleau compresseur de la propagande d’Etat, qui substitue aux idéaux révolutionnaires les menaces terroristes ; aux aspirations à la liberté, les impératifs de sécurité.

Disparitions forcées

Mais cette « logique d’effacement » prend un autre aspect, à la fois invisible et terriblement concret, sur lequel le roman met le doigt : les disparitions forcées. « Les gens disparaissent en pleine rue, à la sortie de leur travail, derrière le portail des écoles, dans leur salon », explique l’un des personnages, Halim, révolutionnaire devenu défenseur des droits humains : « Ils laissent derrière eux un geste, une parole en suspens, une porte qui grince, une clope qui se consume sur le rebord d’un cendrier, un livre ouvert au milieu d’un chapitre, un mari, une femme, des amis, des enfants. »v

Et plus loin : « C’est ça, la logique d’effacement. Au début, c’était une immense vague, haute de plusieurs mètres, qui a détruit nos rêves et nos espoirs. Quand elle s’est retirée, on a cru que l’on pourrait reconstruire. Mais non : elle revient sous la forme d’un clapotis insidieux cette fois. Elle érode en silence ce qui nous appartient, nous sépare de ceux que nous aimons. Elle nous prend tout sans qu’on s’en aperçoive. Que reste-t-il de nous ? Les traces ont été effacées des espaces publics, les figures des martyrs de la révolution recouvertes par la gueule du Maréchal. La mémoire collective est tous les jours remaniée en profondeur. »

C’est cette mémoire que Marion Guénard tente de restituer, tout en rendant hommage aux disparus – l’étudiant italien Giulio Regeni, le réalisateur et photographe Shady Habash, la militante LGBT Sara Hegazy… – comme à ceux, bien vivants, qui continuent, à travers l’art et le militantisme, de souffler un vent de printemps sous la chape de plomb du régime égyptien.

Au printemps on coupe les ailes des oiseaux, de Marion Guénard, éd. de l’Aube, 280 pages, 20 euros.

EDITION DE L’AUBE

Fabien Mollon

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