L’écrivain palestinien devenu français Elias Sanbar dit lucidement son fait au Hamas, fauteur de « crime de guerre », tout en se montrant solidaire du peuple palestinien. Et tout en critiquant l’escalade meurtrière voulue par le gouvernement Nétanyahou à Gaza.

Antoine Perraud

14 octobre 2023 à 11h22

Elias Sanbar, 76 ans, est un écrivain palestinien installé en France après avoir grandi au Liban. Traducteur du poète Mahmoud Darwich, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, il est le commissaire d’une exposition qui, jusqu’au 19 novembre, fait les beaux jours de l’Institut du monde Arabe (IMA), à Paris, que préside Jack Lang : « Ce que la Palestine apporte au monde ».

Elias Sanbar, auteur d’un Dictionnaire amoureux de la Palestine, a fait partie des négociateurs du processus de paix d’Oslo, signé en 1993. C’était il y a trente ans. C’était à des années-lumière, quand Yasser Arafat, Yitzhak Rabin et Shimon Peres se serraient la main sous l’œil de Bill Clinton sur la pelouse de la Maison Blanche.

Contempteur de la politique d’Israël soutenue par Washington ayant vidé de son sens le processus de paix, solidaire du peuple palestinien mais refusant d’abdiquer tout esprit critique sur l’autel du nationalisme comme du communautarisme, Elias Sanbar revient pour Mediapart sur l’horreur, une fois de plus en cours, entre Jourdain et Méditerranée.

Mediapart : Vous aviez prévu qu’une catastrophe couvait, mais pas cette catastrophe…

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Elias Sanbar à Paris, 13 octobre 2023. Photo Antoine Perraud / Mediapart

Elias Sanbar : J’avais effectivement, le mois dernier, dans un entretien au Monde, pressenti que quelque chose de grave se tramait. Je n’étais bien entendu pas au courant de l’offensive que le Hamas s’apprêtait à lancer à partir de Gaza. En revanche, j’étais persuadé que les colons israéliens allaient conduire leur pays dans le mur, qu’ils y travaillaient même, pour que le cours des choses n’en fasse plus des agresseurs mais des agressés.

Avec un rêve chez eux permanent, qui vient à mon avis bercer chacune de leur nuit : voir la population palestinienne se volatiliser du paysage. Les représailles israéliennes à l’encontre de Gaza leur donnent sans doute, aujourd’hui, la sensation que les événements vont dans leur sens.

Comment considérez-vous les massacres perpétrés par le Hamas en Israël voilà huit jours, le 7 octobre ?

C’est un crime de guerre. Nous, Palestiniens, nous nous réclamons du droit international, qui stipule que s’attaquer à des civils relève du crime de guerre.

Vous n’êtes pas nombreux à oser qualifier aussi nettement les faits…

L’exacerbation est telle, dans les deux camps, que toute parole qui semble un tant soit peu accréditer l’autre bord passe pour absolument inacceptable. Si je peux vous répondre comme je le fais, c’est dans la mesure où je ne suis pas le porte-parole d’un peuple, ni le président d’un pays. Je le fais en tant qu’individu et cela n’engage que moi. Ce qui me vaudra peut-être d’être accusé de me compromettre avec l’occupant.

Toutefois, l’injonction qui m’est adressée de condamner, avant toute autre parole, ce qu’a commis le Hamas, vise trop souvent à m’obliger à me disculper d’emblée de mon prétendu antisémitisme organique, comme si j’étais génétiquement coupable. Il me faut, comme de nombreux Palestiniens, montrer en permanence patte blanche. Or de telles mises en demeure, que nous recevons quotidiennement, viennent parfois de personnes au tropisme raciste manifeste…

Ce n’est pas le cas d’Orly Noy qui espérait hier, dans un entretien à Mediapart, une telle parole de condamnation.

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Non, bien sûr, ce n’est pas le cas de la présidente de B’Tselem et je préfère accéder à sa demande plutôt qu’aux sommations d’un Éric Ciotti ! Orly Noy est une voix admirable, mais ce n’est pas la voix dominante en Israël : la voix dominante, c’est Nétanyahou.

Que projette, selon vous, Benyamin Nétanyahou ?

Il souhaite, en coordination avec Washington, convaincre l’Égypte d’ouvrir sa frontière avec Gaza en vue d’un « sauvetage des civils ». Sous cette appellation humanitaire, gît la volonté de vider Gaza de son peuple.

Ce serait alors une seconde catastrophe amplifiant la Nakba de 1948, ces expulsions de communautés villageoises ou urbaines palestiniennes condamnées à l’exil. Je suis issu d’une telle histoire puisque je suis né en 1947 à Haïfa, qu’il fallut que ma famille quittât l’année suivante pour le Liban, séance tenante et dans le dénuement.

Aujourd’hui, on parle d’un corridor de sécurité : un « safe passage » – l’expression est terrifiante quand on sait que cela signifie un aller sans retour. En 1948, des camions munis de haut-parleurs invitaient les populations arabes à quitter précipitamment leur terre en raison de pseudo-risques épidémiques – on leur assurait qu’elles pourraient revenir une fois la menace sanitaire disparue. Nom de code des autorités juives de l’époque, pour cette opération si trompeuse : « Trompettes de Jéricho ».

Désormais, les bombes pleuvent par milliers de tonnes sur les habitants de Gaza. Ce n’est pas le Hamas qui en pâtit – il n’est pas dans la rue –, mais tous ces civils priés de décamper. En dépit d’un tel chantage qui s’accompagne déjà de crimes de guerre de la part d’Israël, il va sans dire que je ne pense pas une seule seconde qu’il faille que les hommes, les femmes et les enfants palestiniens, ainsi menacés, restent sous les bombes en espérant se faire soigner dans les hôpitaux de Gaza, qui ne sont déjà plus que des morgues.

« La trahison en Palestine »

L’Égypte ne renâcle-t-elle pas face à une telle demande américano-israélienne ?

Le Caire se rend compte de ce que signifierait d’accueillir un million de Palestiniens dans un gigantesque camp de réfugiés sans doute appelé à perdurer. Et l’Égypte ne veut pas apparaître comme le pays ayant facilité, sous couvert de sauvetage, l’expulsion du peuple palestinien de Gaza.

Le régime du maréchal Abdel Fattah al-Sissi ne perd pas non plus de vue un point capital : ce que les historiens israéliens nomment « la naissance du problème des réfugiés palestiniens », en 1948, conduisit à des règlements de comptes politiques en série, soldant ce que les Arabes appelaient « la trahison en Palestine ». Il faut imaginer l’onde de choc ainsi déclenchée.

Du coup d’État contre le président syrien Choukri al-Kouatli, en 1949, au renversement du roi Fayçal II en Irak par Abdel Karim Kassem, en 1958 : la liste est longue. Le 17 juillet 1951, le premier ministre libanais Riad El Solh est liquidé. Trois jours plus tard, le 20 juillet 1951, Abdallah Ier de Jordanie (le grand-père de l’actuel monarque) est tué à Jérusalem par un réfugié palestinien. L’année suivante, le roi Farouk est déposé par des officiers menés par Nasser en Égypte…

On ne se rend pas compte, en Occident, à quel point la question des réfugiés palestiniens a été pesante dans tous les espaces arabes.

Ce surplomb, ce mépris et ce dégoût pour les populations colonisées, Israël en assure aujourd’hui le relais.

Elias Sanbar

Dominique de Villepin, dans une déclaration remarquée sur France Inter, a dénoncé « notre amnésie ». Celle-ci ne date-t-elle pas de la création même d’Israël, voulue par l’Europe tel un rachat, à la suite de la destruction des juifs du Vieux Continent ?

Cette idée de rachat est évidente. L’Europe a réglé sa dette liée aux crimes nazis, mais en faisant payer la note à ceux qui ne comptent pas aux yeux de puissances coloniales : les Arabes. Ce surplomb, ce mépris et ce dégoût pour les populations colonisées, Israël en assure aujourd’hui le relais, ainsi qu’en témoignent les déclarations du ministre de la défense Yoav Gallant : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence. »

Mais l’Europe a toujours eu plusieurs mépris à son arc. En 1947, par-delà son discours philosémite au moment où elle ouvrait aux juifs la Palestine mandataire, il me semble que s’imposait un soulagement : se débarrasser ainsi de la question juive.

Alors que commençait la guerre froide, concomitante de la création d’Israël, les juifs étaient encore perçus par bien des Européens comme des agents du communisme et de Staline. Les établir au Proche-Orient, c’était se protéger… Voilà un autre élément honteux de l’histoire européenne et je renvoie, à ce sujet, le lectorat de Mediapart au livre remarquable de l’historien israélien Tom Segev : Le Septième Million, paru voilà exactement trente ans.

Nous avons donc, en définitive, affaire à une amnésie de patients européens non amnésiques. Tout le monde sait ce qui s’est passé. Personne n’a oublié. Mais personne ne veut se souvenir, s’en remettant à une perte de mémoire réconfortante…

L’art suprême de l’Amérique dans la fabrication de réserves – je pense bien entendu aux réserves indiennes.

Elias Sanbar

Avec en prime le rôle joué par les États-Unis d’Amérique, au lourd passif historique et mémoriel…

Les actuels pourparlers américano-israéliens menés avec l’Égypte et qui n’ont pas abouti à ce stade, en plus de me faire penser à 1948, m’ont rappelé les manœuvres américaines pour mettre fin, en 1995, à la guerre en ex-Yougoslavie. À quoi avons-nous alors assisté, lors des accords de Dayton sous la houlette de Richard Holbrooke réglant la partition de la Bosnie-Herzégovine ? À l’art suprême de l’Amérique dans la fabrication de réserves – je pense bien entendu aux réserves indiennes.

Personne ne sait échafauder des réserves aussi bien que les Américains : ils sont nés de ça ! Si vous faites fi des déclarations humanitaires pour la galerie et si vous étudiez les procédures, vous décelez à quel point tout est conçu en faveur de départs sans retour.

Pensez-vous que nous soyons à la veille d’un retournement géopolitique au Moyen-Orient ?

Les Israéliens devraient réfléchir à deux fois tant la politique du pire, vers laquelle leurs représailles les poussent à Gaza, risque de déclencher une guerre infiniment plus vaste. Et dangereuse pour Israël.

Mais la tentation est si grande d’évincer le peuple palestinien ! Juste après 1948, un homme pourtant considéré comme une colombe, Chaïm Weizmann, premier président d’Israël (1949-1952), écrivait que l’exil imposé aux populations arabes de la Palestine avait été « une simplification miraculeuse des tâches d’Israël ».

Je crains que Nétanyahou et son gouvernement n’aient l’obsession de s’engouffrer dans une simplification qu’ils voudraient miraculeuse.

« Toujours bredouilles »

La simplification n’est-elle pas aussi du côté du Hamas, qui entend mettre fin à toutes les variétés fécondes de la société palestinienne, dont rend compte l’exposition de l’Institut du monde arabe : « Ce que la Palestine apporte au monde » ?

Le Hamas, mouvement islamiste dans la mouvance des Frères musulmans en Égypte, a été promu en sous-main par Nétanyahou, comme le rappelle à juste titre Charles Enderlin. J’ai le souvenir, tandis qu’Israël organisait un blocus financier à l’encontre du Fatah et de l’Autorité palestinienne, que les transferts d’argent au Hamas passaient alors par des banques israéliennes !

La créature d’Israël s’est retournée contre lui. Entre-temps, elle s’est nourrie des échecs de l’Autorité palestinienne, dont les représentants sont accusés d’être des naïfs, sinon des traîtres, partant depuis 1993 dans des négociations avec Israël pour en revenir toujours bredouilles.

Le Hamas, refusant la solution de deux États, a imposé le projet de libération de la Palestine tout entière, en s’articulant avec des puissances régionales, au premier rang desquelles l’Iran. Il a également imposé une idée monolithique de l’identité palestinienne, mais qui ne passe pas du tout auprès du peuple.

Paradoxe intéressant : s’il y avait des élections, le Hamas les gagnerait en Cisjordanie, qu’il ne contrôle donc pas. Inversement, il les perdrait à Gaza, qu’il a mis sous une coupe à laquelle la société se montre plus que rétive.

L’exposition de l’Institut du monde arabe s’attache à montrer une multiplicité et une vitalité culturelles palestiniennes souvent insoupçonnables.

Et même une pluralité cultuelle, à mille lieues de l’islamisme…

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Oui, et cela ne tient pas à une vision politique ou à une élaboration théorique d’Arafat ou d’autres dirigeants. Il se trouve qu’en Palestine, la religion passe par le lieu et non par le dogme. La Terre sainte, quelle que soit la prévention que vous inspire cette dénomination, la Terre sainte, fussiez-vous athée, s’impose à vous dans toute sa pluralité. Et elle vous appartient, que vous soyez chrétien, musulman ou juif.

La variété palestinienne est intrinsèque au lieu même, qui ne saurait être réduit à une seule religion ; tout comme la Palestine ne saurait être réduite au seul Hamas. Il s’agit-là d’une force culturelle inouïe, dont voudrait rendre compte une exposition, à Paris, et que menace d’éradiquer l’armée israélienne, à Gaza.

Antoine Perraud

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