Plusieurs pays ont annoncé couper les vivres à l’UNRWA, vitale pour la population de Gaza. L’organisation compterait parmi ses 30 000 employés douze personnes ayant joué un rôle dans l’attaque du Hamas, selon le gouvernement israélien.

François Bougon et Rachida El Azzouzi

29 janvier 2024 à 19h36

ÀÀ Paris, des négociations ont lieu pour une éventuelle trêve à Gaza, entre Américains, Israéliens, Qataris et Égyptiens, dans un endroit tenu secret. Sur le terrain, dans l’enclave palestinienne, les bombardements se poursuivent et les civils continuent à mourir et à souffrir dans l’indifférence, malgré la décision rendue vendredi 26 janvier par de la Cour internationale de justice (CIJ), enjoignant à Israël de tout faire pour empêcher une situation de génocide. 

Sur le plan régional, les répliques se font toujours sentir, nourrissant la crainte d’une escalade militaire : dimanche 28 janvier, en Jordanie, à la frontière avec l’Irak et la Syrie, trois soldats américains ont été tués par une frappe de drone, une première pour les États-Unis qui ont accusé des milices pro-iraniennes, Joe Biden promettant des représailles

Comble du malheur, à Gaza, le seul acteur humanitaire international encore présent, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA, Agence de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), une instance de l’ONU créée en 1949 au lendemain de la « Nakba », est sur la sellette pour l’implication présumée d’une douzaine de ses employés dans l’attaque perpétrée par le Hamas le 7 octobre 2023, et qui a fait 1 200 morts.

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Distribution de sacs de farine par l’UNRWA à Rafah, dans la bande de Gaza, le 28 janvier 2024. © Photo Abed Zagout / Anadolu via AFP

L’UNRWA sera bientôt dans l’incapacité d’œuvrer, en raison de la décision de ses principaux bailleurs de fonds (une dizaine de pays occidentaux, dont les États-Unis, principal donateur, et la Grande-Bretagne) de suspendre les versements en raison de ces graves allégations.  

Or, selon le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, deux millions de personnes à Gaza, soit 87 % de la population, dépendent des services de l’UNRWA. « C’est le dernier fil de vie » dans l’enclave, plaide Johann Soufi, qui fut le responsable du département juridique de cette agence onusienne à Gaza entre 2020 et 2023.

L’attaquer, qui plus est après l’ordonnance de la CIJ reconnaissant le risque réel de génocide à Gaza, notamment en raison des conditions de vie catastrophiques imposées par Israël depuis le 7 octobre, est « criminel » selon lui. « L’UNRWA joue un rôle crucial à Gaza. C’est, depuis le blocus israélien en 2007, le poumon humanitaire et économique de la bande de Gaza, rappelle l’avocat, spécialisé en droit pénal international. L’UNRWA apporte non seulement une aide humanitaire classique, de la nourriture, des soins, un refuge, mais elle fournit aussi de l’éducation, du soutien psychologique à des centaines de milliers d’enfants… Les salaires des employés de l’UNWRA ont toujours fait vivre des milliers de personnes, les commerces locaux. L’immense majorité des employés des hôpitaux, des centres de santé, des écoles, sont des employés de l’UNRWA. » 

Enquête ouverte par l’ONU

Johann Soufi dénonce « une punition collective disproportionnée » et déplore « un double standard » : « Je suis outré de voir avec quelle rapidité certains États condamnent aujourd’hui toute une agence humanitaire des Nations unies pour le comportement allégué d’une dizaine de ses 30 000 employés, et l’absence totale de réaction de ces mêmes États pour mettre un terme aux crimes commis par Israël à Gaza, en particulier depuis quatre mois. À nouveau, cela jette un doute sur la volonté des États occidentaux à mettre un terme à l’impunité dont bénéficie l’État hébreu depuis longtemps. » 

Tout a commencé vendredi 26 janvier, le jour même où la CIJ rendait sa décision à La Haye. Dans un communiqué intitulé « Des allégations graves contre le personnel de l’UNRWA dans la bande de Gaza », le secrétaire général de l’organisation onusienne, Philippe Lazzarini, indiquait que les autorités israéliennes lui avaient fourni « des informations sur l’implication présumée de plusieurs employés de l’agence dans les terribles attaques perpétrées contre Israël le 7 octobre ».

« Afin de protéger la capacité de l’Agence à fournir une assistance humanitaire, j’ai pris la décision de mettre immédiatement fin aux contrats de ces employés et de lancer une enquête afin d’établir la vérité sans délai », a-t-il poursuivi, ajoutant : « Tout employé de l’UNRWA impliqué dans des actes de terrorisme devra répondre de ses actes, y compris par des poursuites pénales. »

L’UNRWA, une agence pour les réfugiés palestiniens

Créée en décembre 1949, l’UNRWA fournit de l’aide humanitaire et une protection aux Palestinien·nes qui ont été chassé·es ou ont fui lors de la guerre de 1948, à la création d’Israël, ainsi qu’à leurs descendant·es. Cela, « dans l’attente d’une solution juste et durable à leur situation ».

Sa longévité, 75 ans plus tard, est le résultat de l’absence de perspective de résolution du conflit. L’UNRWA intervient dans les territoires palestiniens mais aussi au Liban, en Jordanie et en Syrie. Quelque 5,9 millions de Palestinien·nes sont enregistré·es auprès d’elle, et peuvent bénéficier de services qui englobent éducation (plus de 540 000 enfants étudient dans les écoles de l’UNRWA), soins de santé, services sociaux, infrastructures des camps, microfinance et aide d’urgence, y compris en période de conflit armé. Une soixantaine de camps de réfugiés sont gérés par l’agence, dont 19 en Cisjordanie, territoire palestinien occupé par Israël depuis 1967.

Philippe Lazzarini a réitéré « sa condamnation la plus ferme des attaques odieuses du 7 octobre et appel[é] à la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages israéliens et à leur retour en toute sécurité auprès de leurs familles »« Ces allégations choquantes, a-t-il souligné, surviennent alors que plus de deux millions de personnes à Gaza dépendent de l’aide vitale que l’agence fournit depuis le début de la guerre. Quiconque trahit les valeurs fondamentales des Nations unies trahit également ceux que nous servons à Gaza, dans la région et ailleurs dans le monde. »

Selon le New York Times, le dossier fourni par Israël aux États-Unis liste les douze employés mis en cause, leurs noms, leurs postes et les accusations portées contre eux. Selon cette même source, dix sont membres du Hamas et un du Jihad islamique. Sept enseigneraient dans les écoles de l’UNRWA, dans des matières telles que les mathématiques et l’arabe.

Le quotidien états-unien affirme que les accusations les plus précises concernent une personne habitant Khan Younès, dans le sud de Gaza, qui, avec l’aide de son fils, aurait enlevé une femme en Israël. Un travailleur social de Nuseirat, dans le centre de l’enclave, écrit le New York Times, « est accusé d’avoir aidé à transporter le corps d’un soldat israélien à Gaza, ainsi que d’avoir distribué des munitions et coordonné des véhicules le jour de l’attaque ».  

Dès vendredi, les États-Unis ont annoncé suspendre leurs contributions à l’agence, suivis successivement par le Canada, l’Australie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse, la Finlande, l’Estonie, le Japon, l’Autriche et la Roumanie. 

L’Irlande, la Norvège et l’Espagne en soutien

La France, pour sa part, a expliqué ne pas avoir de versement prévu au premier trimestre 2024, après avoir « contribué aux actions de l’UNRWA en 2023 à hauteur de près de 60 millions d’euros », a précisé le ministère de l’Europe et des affaires étrangères dans un communiqué publié dimanche 28. Paris « décidera le moment venu de la conduite à tenir en lien avec les Nations unies et les principaux donateurs, en s’assurant que toutes ses exigences de transparence et de sécurité de l’aide sont bien prises en compte ».

Lundi, l’Union européenne (qui a représenté plus de 44 % des engagements de l’UNRWA en 2023) a réclamé « un audit par des experts indépendants, choisis par la Commission européenne », a déclaré son porte-parole, Eric Mamer.

La Commission européenne a par ailleurs précisé qu’elle déciderait ou non de suspendre son financement en fonction des résultats de l’enquête ouverte par l’ONU. Elle a ajouté qu’aucun paiement n’était prévu jusqu’à fin février. « Il est absolument normal que nous réclamions que ces allégations soient clarifiées et fassent l’objet d’une enquête alors que nous sommes l’un des principaux donateurs », a dit Eric Mamer.

Trois pays européens, l’Irlande, la Norvège et l’Espagne, ont au contraire exprimé leur soutien à l’agence, soulignant qu’elle réalisait un travail indispensable pour aider les réfugié·es palestinien·nes à Gaza.

Un communiqué du gouvernement norvégien juge que « l’on doit faire la distinction entre ce que des individus ont pu faire et ce que l’UNRWA représente », indiquant que des dizaines de milliers d’employé·es dans la bande de Gaza, en Cisjordanie et dans la région jouent « un rôle crucial » dans la distribution de l’aide, pour sauver des vies et préserver les besoins et les droits basiques.   

Un rôle crucial

Sur le réseau social X, le ministre des affaires étrangères irlandais, Micheál Martin, a indiqué que son pays n’avait pas l’intention de suspendre « le financement du travail vital de l’UNRWA à Gaza ». Son homologue espagnol a aussi annoncé, selon El País, que l’Espagne « ne changera pas sa relation » avec l’UNRWA, une organisation « indispensable pour atténuer […] la terrible catastrophe humanitaire », bien qu’elle « suive de près l’enquête interne » de l’ONU.

Lorsqu’il dirigeait le bureau juridique de l’UNRWA à Gaza, Johann Soufi faisait partie de la douzaine d’employés internationaux qui travaillent là-bas. L’immense majorité des 13 000 travailleurs et travailleuses de l’agence onusienne à Gaza étaient des réfugié·es palestinien·nes. À ces 13 000 employé·es, venaient s’ajouter des centaines de personnes qui bénéficiaient de petits contrats, pour quelques semaines, quelques jours. « Accuser l’UNRWA d’être responsable de ce qui aurait été commis par une dizaine de ses employés, s’indigne l’avocat, c’est comme dire en France que l’ensemble de la fonction publique, du corps enseignant, est responsable des actes criminels ou terroristes commis par certains car ils auraient fréquentés l’école de la République française. » 

Samedi, Philippe Lazzarini s’était dit choqué par la décision de suspension temporaire des financements à l’UNRWA. « Ces décisions menacent notre travail humanitaire en cours dans toute la région, y compris et surtout dans la bande de Gaza, a-t-il dit. Il est choquant de voir une suspension des fonds de l’agence en réaction à des allégations contre un petit groupe d’employés, en particulier compte tenu de l’action immédiate que l’UNRWA a prise en mettant fin à leurs contrats et en demandant une enquête indépendante transparente. »

Il a souligné que plus de deux millions de personnes dépendent de l’UNWRA à Gaza : « Nombre d’entre elles souffrent de la faim, alors que la famine menace. L’agence gère des abris pour plus d’un million de personnes et fournit de la nourriture et des soins de santé primaires, même au plus fort des hostilités. »  

Les Israéliens ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas gagner la guerre contre Gaza si l’UNRWA n’était pas démantelée. Quel signal plus clair voulez-vous ?

Chris Gunness, ancien porte-parole de l’UNRWA

Ce n’est pas la première fois que l’UNRWA se retrouve dans le collimateur depuis sa création en 1949. Mais jamais l’agence onusienne n’avait été mise en péril dans de telles proportions. L’un des derniers coups de boutoir lui avait été porté en 2018 par les États-Unis, son plus important donateur, en l’occurrence par l’administration de Donald Trump, qui venait de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël, au grand dam de l’Autorité palestinienne. 

Une semaine après avoir supprimé plus de 200 millions de dollars d’aide aux Palestinien·nes, l’administration américaine avait décrété qu’elle ne financerait plus l’UNRWA. Le gouvernement israélien avait salué cette décision, tandis que la communauté internationale accusait le coup, ainsi que les Palestinien·nes. Ces coupes intervenaient alors que, depuis des semaines, l’Égypte et les Nations unies négociaient un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Il faudra attendre 2021 et l’élection de Joe Biden pour que Washington reprenne ses versements.

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Interviewé par la télévision qatarie Al Jazeera dimanche 28 janvier, Chris Gunness, ancien porte-parole de l’UNRWA, a estimé qu’elle n’avait plus que quelques semaines devant elle avant d’être à court d’argent, s’étonnant de la passivité des pays arabes.

« Mon message au monde arabe, en particulier au Golfe, est le suivant : où êtes-vous ? Parce qu’ils gagnent des milliards chaque jour grâce aux revenus du pétrole. Une infime partie de ces revenus pétroliers ferait disparaître les problèmes financiers de l’UNRWA du jour au lendemain. Ce déficit inadmissible infligé par ces pays occidentaux serait comblé très rapidement », a-t-il lancé. Chris Gunness a dénoncé une « attaque politique coordonnée » contre l’agence. « Les Israéliens ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas gagner la guerre contre Gaza si l’UNRWA n’était pas démantelée. Quel signal plus clair voulez-vous ? »

Pendant ce temps, les Gazaouis sont livrés à eux-mêmes. Témoignant de manière anonyme sur le site +972, lancé en 2010 par des journalistes et photographes israéliens, palestiniens et nord-américains, un journaliste de Gaza fait part de son désespoir, citant également des témoignages d’habitant·es qui dénoncent aussi bien l’indifférence des responsables palestiniens, qu’ils proviennent du Hamas ou de l’Autorité palestinienne.

« Je ne sais plus, ou peut-être ne puis-je plus savoir, qui est responsable de nos souffrances. Certes, la cause principale est le gouvernement israélien. Mais nous commençons à nous interroger : le monde s’est-il mis d’accord avec Israël pour nous éliminer ? Le Hamas coopère-t-il avec Israël ? Où est l’Autorité palestinienne ? Pourquoi Israël et le Hamas ne sont-ils pas encore parvenus à une quelconque solution ? Les médiations américaine, qatarie et égyptienne ne suffisent-elles pas ? Le gouvernement du Hamas ou l’Autorité palestinienne ont-ils des réponses à nos questions quotidiennes ? Savent-ils comment satisfaire nos besoins fondamentaux ? Notre dignité et nos vies sont bafouées chaque jour, et personne ne nous aide – le savent-ils, mais s’en moquent-ils ? »  Autant de questions toujours sans réponses. 

François Bougon et Rachida El Azzouzi

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