Les enfants représentent, avec les femmes, la majeure partie des déplacés internes et des réfugiés ukrainiens. Dans l’ouest de l’Ukraine, des orphelins de la guerre et des enfants placés tentent de se reconstruire une vie, loin de leur maison et de leurs habitudes.

Nejma Brahim

26 mai 2022 à 10h07

Lviv (Ukraine).– Slava déboule d’un pas assuré au pied de l’immeuble datant de l’époque soviétique où il vit désormais. Un « dortoir » dans une cité populaire de la commune de Drohobych, dans la région de Lviv en Ukraine. « Olivia ! », crie-t-il à l’attention de sa petite sœur qui, une veste rose fluo sur le dos et une casquette flanquée de strass sur la tête, court à toute vitesse dans l’allée bordée d’arbres.

Elle lui saute dans les bras, tandis qu’il lui donne quelques consignes pour l’heure à venir. Déjà prête à repartir, il la retient pour lui tendre un bonbon qu’il extirpe de la poche de son jean. Slava, de son vrai nom Vyacheslav, a désormais la responsabilité de ses quatre frères et sœurs : Olivia (8 ans), Timur (10 ans), Nikoleta (11 ans) et Danylo (16 ans). Tous ont dû quitter leur village, Verkhnyotoretsk (région de Donetsk), le 15 mars dernier, après que leur mère a été tuée dans un bombardement des forces russes.

Avant d’évoquer le drame, l’aîné de la fratrie, tout juste majeur, fait bonne figure. Un sourire quasi figé sur une gueule d’ange, il partage son rêve de devenir médecin, décroche son téléphone toutes les cinq minutes pour répondre aux demandes des volontaires de Drohobych où il fait du bénévolat depuis son arrivée. Il doit aussi, à 19 heures ce mardi 17 mai, suivre des cours de maths et surveille donc sa montre. « Ce n’est pas trop mon truc, mais je sais que c’est pour mon bien », résume-t-il.

Slava et sa soeur Olivia, 8 ans, ont dû fuir leur village après avoir perdu leur mère dans la guerre en Ukraine. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

Mais lorsqu’on le ramène à la réalité – celle de la guerre –, le visage de Slava se transforme. Il laisse un silence, serre la mâchoire. « Il y avait déjà des explosions autour de notre village avant février dernier. Quand l’invasion des Russes a commencé, le village a été touché plusieurs fois par des bombes. »

Le regard plongé dans le vide, les mains croisées derrière le dos, Slava semble réciter, à voix basse, le déroulé de ce qui vient le hanter chaque nuit.

J’ai tout fait pour la sauver mais je n’ai pas pu l’aider. Elle est morte entre mes mains.

Slava, orphelin ukrainien

Deux frappes d’obus s’abattent sur le village alors qu’il marche avec sa mère dehors. « J’ai vu le premier tomber devant nous. On s’est couchés au sol et un second est tombé. » Il perd le contrôle, n’entend plus rien. Lorsqu’il reprend connaissance, il aperçoit sa mère, qui susurre « je suis OK ». Mais en s’approchant, il comprend qu’elle est dans un état critique.

Contraint dendosser, à 18 ans, le rôle de père de famille

« J’ai tout fait pour la sauver mais je n’ai pas pu l’aider, confie-t-il, le visage déchiré, la voix brisée. Elle est morte entre mes mains. » Impossible de l’enterrer dans un tel contexte. La dépouille de sa mère, Maryna, décédée à l’âge de 37 ans, repose dans le cratère d’une bombe, raconte-t-il en pleurs.

Après la « tragédie », il se presse chez des amis de la famille pour les appeler à l’aide. Il n’a qu’une idée en tête : évacuer ses frères et sœurs loin du village qui a vu sa mère mourir. Peu importe ce que ça coûte, il leur rendra l’argent, il le leur promet.

L’immeuble « dortoir » dans lequel sont hébergés Slava et ses frères et soeurs, à Drohobych, le 17 mai. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

« Un ami a collecté de l’argent pour qu’un chauffeur vienne nous chercher et nous achemine jusqu’à Kostiantynivka. J’ai commencé à réfléchir à comment je pourraisgarder mes frères et sœurs avec moi car j’avais peur qu’on me les enlève. » Constatant que cette ville n’est pas sûre non plus, la fratrie se rend à Kramatorsk et attend « longtemps » de pouvoir prendre un train en direction de Lviv.

C’est une femme originaire de leur village qui les achemine ensuite, en voiture, jusqu’à Drohobych. Oksana, directrice du département de l’enfance à la ville, qui dit avoir l’habitude de s’occuper d’orphelins, leur trouve cette solution d’hébergement.

« Ils n’ont vraiment aucun proche, dit celle qui précise que les enfants vivaient déjà sans père avant le drame. Les premières semaines ont été très difficiles pour Slava. » Depuis, l’aîné de la fratrie a réussi à obtenir les documents lui confiant la responsabilité de ses frères et sœurs.

Il veille énormément sur eux et suit leur scolarité au jour le jour.

Oksana, directrice du département de l’enfance à la ville de Drohobych

Deux semaines après leur arrivée, il les poussait déjà à retourner à l’école. Le reste de leur parcours est déjà tout tracé, selon la personnalité de chacun. Danilo sera spécialiste des technologies de l’information, Nikole avocate, Olivia juge, Timur travaillera dans l’armée ou les services de sécurité. « Il veille énormément sur eux et suit leur scolarité au jour le jour », poursuit Oksana.

En attendant d’acheter leur propre logement dans une ville dont il préfère taire le nom, Slava s’occupe de leur cuisiner des plats qu’il espère « sains » – des soupes, des pâtes ou de la purée maison. « Je me prépare à l’idée de préparer du bortsch [soupe traditionnelle ukrainienne – ndlr]. J’ai aussi tout nettoyé et rangé à notre arrivée dans l’appartement », dit-il non sans fierté.

Se sent-il dépassé par ses nouvelles responsabilités ? « Tout çama rendu plus fort. » Mais il ajoute malgré tout : « Je ne comprends pas pourquoi je dois payer un tribut aussi fort dans cette guerre. Quoi qu’il en soit,l’histoirenous montre qu’on ne peut pas briser notre nation, notre peuple et notre langue. On n’oubliera jamais ce que la Russie nous a fait subir. On gagnera cette guerre même si ça doit prendre du temps. »

Une orpheline hébergée avec sa famille d’adoption dans une église à Lviv, le 17 mai. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

Plus tôt dans la matinée, dans une petite pièce de l’église catholique de Lviv, Natalya fait défiler les photos de famille sur son smartphone. « Quand on se réunit en famille, on se retrouve vite à 50 », s’amuse-t-elle. À 38 ans, Natalya a onze enfants. « Trois biologiques et huit adoptés. » Mais elle souligne ne pas faire de différence entre les uns et les autres.

Originaire de Lysychansk (région de Louhansk), la famille a dû partir dès le 1er avril, les conditions de vie dans les sous-sols devenant intenables. « On a passé quarantejours sous terre. Notre logement a été frappé par les bombes, les fenêtres ont explosé. On n’avait plus d’électricité, ni de gaz », raconte-t-elle en montrant des images des enfants dans les sous-sols.

« Il faisait très froid et les enfants ont commencé à tomber malades, alors on a appelé à l’aide pour être évacués. » Le département de l’enfance de leur ville, ainsi que celui de Kyiv (Kiev) leur envoient deux bus. Ils n’ont que 40 minutes pour faire leurs bagages.

Ma mère a onze enfants adoptés, ma sœur aînée a dix enfants dont huit adoptés et ma sœur cadette a dix enfants dont neuf adoptés.

Natalya, mère adoptive de huit enfants

« Je suis partie à l’appartement pour récupérer quelques vêtements et des couvertures. J’avais déjà pris les documents, sur les conseils de mon mari, qui est sur le front depuis le début du conflit. » La mère et les deux sœurs de Natalya ainsi que leurs propres enfants décident de ne pas évacuer le même jour – le deuxième bus, qui devait leur servir, permet à d’autres habitants de la ville de fuir vers l’ouest.

« Ma mère a onzeenfants adoptés, ma sœur aînée a dix enfants dont huit adoptés et ma sœur cadette a dix enfantsdont neuf adoptés », résume-t-elle pour expliquer pourquoi il fallait deux bus à eux tout seuls.

Elles font partie de ces famillesd’adoption pouvant accueillir des orphelins ou enfants placés, en passant par un long processus visant à vérifier les conditions de vie du foyer et la santé psychologique des adoptants, en échange d’une petite somme d’argent versée tous les mois.

Maryna a adopté six soeurs (entre autres enfants) pour éviter qu’elles ne soient séparées. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

« Je crois que c’est 000hryvnia par enfant par mois, mais mon mari gagne plutôt bien sa vie, donc je n’y fais pas attention », assure Natalya. Sa mère se lance, douze ans plus tôt, en voulant « aider » une petite fille sans père dont la mère était mourante. « Ensuite, ça a été le frère de cette fillette. » Puis un autre petit garçon qui, en l’apercevant à l’orphelinat, l’implore de l’adopter.

« Elle a compris qu’il n’y avait pas assez de familles. On était contre au début, mais elle a tenu bon, dit en riant Natalya, qui s’est elle-même laissé convaincre par sa fille biologique. Mon mari ne voulait pas, car il estimait qu’on avait déjà assez de travail avec trois enfants. Mais elle l’a convaincu aussi. Finalement, on ne fait même plus attention à leur nombre ! » Mais dans l’église, qui accueille désormais 47 personnes (dont 40 enfants), leur nombre se fait sentir.

L’évacuation a été très difficile pour les enfants. Certains sont arrivés malades et l’un d’eux, qui fait de l’asthme, a été hospitalisé à Lviv.

Ludmila, mère adoptive de onze enfants

« Ma mère et mes sœurs ont finalement été évacuées le 9 avril. On leur a proposé de venir ici, et on a demandé à être réunis tous ensemble », poursuit Natalya, qui est d’abord passée par une autre église et une crèche à son arrivée à Lviv. Plusieurs pièces ont été réaménagées en chambres avec des lits superposés. Les repas leur sont aussi fournis.

« On s’est habituées à être aussi nombreux, complète Ludmila, la mère de Natalya. Mais l’évacuation a été très difficile pour les enfants. On a attendu jusqu’à ce qu’on ne puisse plus rester. Certains sont arrivés malades et l’un d’eux, qui fait de l’asthme, a été hospitalisé à Lviv. »

Entourées d’une trentaine d’enfants, Natalya, Ludmila, Julia et Maryna tentent de se faire entendre dans le joli brouhaha qui envahit le troisième étage de l’édifice religieux. Bien qu’en sécurité ici et « reconnaissante » de l’accueil qui leur est fait, la famille attend de pouvoir retrouver sa vie « d’avant » : « On se sent mal car on est loin de chez nous, confie Julia. Quand on a entendu la sirène et les explosions autour de Lviv cette nuit, ça nous a rappelé ce qu’on avait fui. »

Yvan, un orphelin âgé de 5 ans, a développé des troubles du langage depuis qu’il a dû fuir l’est de l’Ukraine. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

Yvan, 5 ans et orphelin, dit avoir eu très peur au début de la guerre et a depuis développé des problèmes de langage. « Je suis content d’être ici, mais ma maison et mon papa [adoptif] me manquent. Je lui parle tous les jours pour lui dire qu’on sera bientôt avec lui. »

Près de lui, Sonia, 7 ans, orpheline également, tente de décrypter le texte qu’elle a sous ses yeux. Elle et ses cinq sœurs ont été adoptées par Maryna début 2021. « Quand ils sont plusieurs, la procédure préfère qu’on les adopte ensemble », conclut-elle en cherchant à les retrouver parmi la foule de bambins.

Une forme d’accoutumance aux épreuves de la vie

Face à l’arrivée des enfants de l’est de l’Ukraine, l’orphelinat de Lviv, situé dans le quartier de Lychakivskyi, a lui aussi dû s’adapter. « Lorsque la guerre a commencé, se souvient Svitlana, directrice de l’établissement, l’orphelinat de Lysychansk nous a appelés pour nous demander d’accueillir leur public. » L’évacuation dure deux jours, durant lesquels la directrice n’a aucune nouvelle des enfants.

« Certains sont arrivés avec des maux de tête ou d’estomac, d’autres avec des troubles psychologiques. Plusieurs ont été hospitalisés et sont encore traumatisés aujourd’hui. On a aussi eu des cas d’enfants très agressifs durant les premiers jours, qui ont même cassé des fenêtres. »

Katya, 10 ans, a été placée dans un orphelinat avec ses deux frères à Lviv en mai 2022. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

Arrivés sans documents d’identité, perdus lors de l’évacuation, Svitlana dit ne pas connaître « toutes les histoires ». Mais elle sait par les autorités locales que le groupe compte des orphelins.

D’autres sont des enfants placés, dont les parents ont perdu la garde pour des faits de maltraitance ou différentes formes d’addiction. Dans la chambre des filles à l’étage, dont les murs ont été peints en rose, Katya, 10 ans, est allongée sur son lit à l’heure du déjeuner.

J’essaie de ne pas trop penser à la guerre mais des fois, on se sent quand même en insécurité.

Katya, une enfant placée

Elle vit ici depuis quelques jours avec ses deux frères, après avoir dû évacuer la ville de Popasna (région de Louhansk). « Ma mère me manque beaucoup », chuchote-t-elle, sans vraiment savoir où celle-ci se trouve. « Je n’aime pas tellement cet endroit car les adultes nous crient dessus. Mais j’ai réussi à me faire des amies. J’essaie de ne pas trop penser à la guerre mais des fois, on se sent quand même en insécurité », poursuit-elle.

« C’est notre petit top-modèle ici », sourit l’une des employées, qui précise que la mère de la fratrie, alcoolique, ne pouvait plus s’en occuper. Dans les couloirs, à 14 heures passées, les plus âgés s’occupent de faire le service pour les tout-petits, qu’une bénévole tente de calmer dans le réfectoire. Maryna, queue-de-cheval blonde et survêtement militaire, multiplie les allers-retours entre la cuisine et la salle à manger, des assiettes à la main.

Des orphelins et enfants placés lors d’un atelier jeu dans un centre d’accueil à Lviv, le 14 mai. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

Elle est arrivée ici avec son amie Natalia, du khôl aux yeux et des boucles en forme de croix aux oreilles. Les adolescentes s’imaginent, si elles étaient dans leur ville, à Lebedyn, vaquer aux occupations simples qu’elles aimaient tant : « On se sentirait libres, on se baladerait en ville et on mangerait une glace. » Elles ignorent, en partant, où elles atterriront. Mais ici, elles peuvent poursuivre leur scolarité en ligne et se confier à des psychologues. « On en a besoin, ça aide un petit peu », admet la première.

C’est très difficile pour certains d’entre nous, même si on tente de cacher nos émotions.

Natalia, une jeune de l’orphelinat de Lviv

Et Natalia d’ajouter : « C’est très difficile pour certains d’entre nous, même si on tente de cacher nos émotions. Une de nos amies se sent stressée et déprimée. » Svitlana, la directrice, distingue deux catégories d’enfants : « Il y a ceux qui n’ont jamais eu de parents et de maison, et qui voient tout cela comme une aventure. » Puis ceux qui ont été placés ou envoyés par leurs parents (souvent partis au front), qui ont perdu leur maison, leur école, leurs amis. « Pour eux, la situation est très dure. »

À l’église, où un psychologue suit les enfants adoptés par les trois sœurs et leur mère, certains ne réalisent pas forcément ce qu’il se passe. « Le psychologue parle de la guerre avec eux, commente Natalya. Une partie des enfantsestperturbée, d’autres sont habitués à avoir une vie instable, à changer de maison ou de famille. »

À l’orphelinat, où une centaine d’enfants ont déjà transité depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, un garçon vient demander un énième ballon de foot à la directrice, qui fait non de la tête. « Tu en as déjà perdu plusieurs, on ne t’en donne plus ! », répond en riant Svitlana.

Elle s’empresse de demander aux employés si les tissus prévus pour le jour du Vyshyvanka (une fête annuelle du nom d’une tenue traditionnelle ukrainienne) sont prêts. « La police du quartier nous offre une partie du tissu », se réjouit-elle en dépliant l’une des blouses en taille enfant posées sur la commode. Non loin de la guerre et de ses monstruosités, la vie continue.

Nejma Brahim

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