L’historien Laurent Joly, spécialiste de la Shoah et de Vichy, éreinte la « falsification » de l’histoire de cette période par Éric Zemmour. Tandis qu’un livre collectif pourfend, lui, l’ensemble des manipulations zemmouriennes de l’histoire de France depuis Clovis.

Quand son propre camp a commis des crimes odieux, des actes inqualifiables, marqués par la plus grande lâcheté et surtout la plus grande cruauté, contre des femmes, des enfants, des vieillards et des hommes marqués comme des bêtes, il devient vital de falsifier l’histoire, le récit du passé et sa mémoire. Dès le procès du maréchal Pétain à l’été 1945, ses défenseurs, avocats et partisans inventèrent ainsi la thèse « du glaive et du bouclier » : l’un, de Gaulle, continuant le combat contre l’envahisseur aux côtés des Alliés ; l’autre, Pétain, supposé « protéger » les Français contre la brutalité de l’occupant nazi (et leur éviter de connaître le sort subi, par exemple, par les Polonais). Chacun sait aujourd’hui, et beaucoup savaient à cette époque même, que cette grotesque mystification n’était destinée qu’à tenter de sauver aux yeux de l’opinion le chef de l’État français, les traîtres, les tortionnaires de la Milice et autres collabos.

En 1973, le jeune historien états-unien Robert Paxton publiait La France de Vichy (Seuil), tiré de sa thèse de doctorat. Selon son préfacier et directeur de thèse, Stanley Hoffmann, l’ouvrage constituait une véritable « rupture », « l’apport de Paxton [étant] révolutionnaire ». Il montrait d’abord que Vichy n’a « pas joué l’effet de bouclier » épargnant des souffrances aux Français, et surtout qu’il n’y a pas eu de « double jeu » de la part de Pétain. Mais l’apport le plus retentissant de l’ouvrage était de dévoiler que l’instauration du statut des juifs par Vichy, le 4 octobre 1940, puis les grandes rafles de juifs à partir de 1942 par la police et la gendarmerie françaises furent l’œuvre des autorités françaises, à leur initiative. Ni sur ordre ni sur demande des Allemands. Pire, l’État français devançait largement leurs exigences, s’appliquant à orchestrer avec le plus grand zèle une répression et une déportation antisémites que les nazis n’auraient pas espérées si rapides. Les plongeant même dans un certain embarras lorsque Vichy décida de déporter les enfants juifs, alors que rien n’était encore « prévu » en ce sens.

« Zemmour se sert de l’histoire pour légitimer la violence et l’exclusion, pour promouvoir une vision raciste et misogyne de l’humanité. »

On apprit également, particulièrement via les travaux de Serge Klarsfeld, qui a retrouvé l’original du manuscrit du statut des juifs, que celui-ci fut amendé, aggravé dans la rigueur de ses dispositions, de la main même de Pétain à la veille de sa promulgation, le 4 octobre 1940. Sans que rien fût alors exigé par les Allemands, qui descendaient de leurs fourgons militaires à Paris. Loin de Vichy, situé de l’autre côté de la ligne de démarcation.

C’est ce que s’emploie d’abord à rappeler, avec force sérieux et savoir scientifique, l’historien Laurent Joly, spécialiste du régime de Vichy, de la persécution des juifs, mais aussi de l’extrême droite française. Au moins deux de ses ouvrages font autorité et ont profondément marqué l’historiographie récente : Vichy dans la « solution finale » (Grasset, 2006) et Naissance de l’Action française (Grasset, 2015). Dans son nouvel essai, il dénonce les prises de position de l’ex-journaliste Éric Zemmour, qui, avec sa « culture historique à la fois limitée et datée », ne cesse pourtant de faire un « usage abondant » de l’histoire, dans « la filiation de la tradition maurrassienne ». Laurent Joly pointe ses innombrables « falsifications », « l’inexactitude érigée en méthode, la mauvaise foi ».

Une même réaction de dégoût mêlé d’indignation – comme un « trop, c’est trop ! » – a sans aucun doute inspiré le nouvel opus de la collection « Tracts » de Gallimard. Intitulé Zemmour contre l’histoire, il rassemble de courts textes d’interventions dans le débat public, tout aussi virulents et révoltés par les réécritures historiques (volontairement) erronées de l’ex-journaliste du Figaro. Qui est par ailleurs délinquant multirécidiviste, condamné pour « provocation à la haine raciale », et le sera probablement dans les prochaines semaines pour négationnisme, en raison de ses outrances concernant Pétain, qui aurait selon lui « sauvé » des juifs.

Car Zemmour attaque ouvertement les historiennes et les historiens, qu’il accuse de diffuser une « doxa mensongère » (comme celle de Paxton), tandis que lui énoncerait la « vraie histoire de France ». « Celle que les élites cacheraient délibérément afin de leurrer le peuple » ! Comme le rappelle, avec autant de brio que de rigueur, ce collectif de spécialistes en histoire contemporaine (parmi lesquels Laurent Joly), de médiévistes et de modernistes, sa prétendue « “véritable histoire” est en réalité truffée d’erreurs, d’approximations, d’interprétations abusives ou tendancieuses, quand ce n’est pas de mensonges grossiers ».

Si Zemmour s’essaie à jouer les historiens (ou à se jouer d’eux), ce n’est pas toutefois sur le terrain de la seule connaissance que ses pitoyables interventions tentent de se situer et de faire usage de l’histoire. Avec sa maigre et obsolète culture historique, l’ancien journaliste s’affaire surtout à construire « un récit obsessionnel, qui ramène toute évolution historique à un affrontement entre la France, son essence et ses héros, d’un côté, et de l’autre, les acteurs de son “déclin” ou de son “suicide”, des huguenots aux islamistes en passant par les révolutionnaires ou les féministes ». Quand ne sont pas d’abord ciblés les historiens et les historiennes eux-mêmes.

« Cette réhabilitation du régime pétainiste vise à rendre acceptables des mesures jusqu’alors impensables à cause du souvenir des crimes de la collaboration. »

Or, si ceux et celles-ci ont décidé de consacrer un temps précieux à répondre à ses élucubrations d’extrême droite – qui taxent les programmes scolaires de « propagande antifrançaise » (sic) – quand ils et elles auraient sans doute préféré « traiter ses prises de position par le silence qu’elles méritent », ce n’est pas seulement que leur discipline est convoquée par lui « comme une “arme politique” au mépris des travaux et des usages scientifiques ». C’est d’abord que Zemmour « maltraite, déforme ou nie des vérités historiques, sur des thèmes souvent essentiels ».

Il s’agit de défendre non seulement leurs travaux, mais les principes du savoir, de la raison et, plus largement, des fondements républicains résumés par la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Celle que Pétain s’était empressé de supprimer (et de remplacer par « Travail, Famille, Patrie », aussi ultra-réactionnaire que de sinistre mémoire). Leur tâche et leur engagement sont ainsi d’importance puisque, expliquent-ils dès l’ouverture du volume, « Zemmour se sert de l’histoire pour légitimer la violence et l’exclusion, pour promouvoir une vision raciste et misogyne de l’humanité ». Et « fait mentir le passé pour mieux faire haïr au présent… et ainsi inventer un futur détestable ».

Cet excellent « Tract » éreinte, dans de courts chapitres pugnaces (non signés), les outrances zemmouriennes sur l’histoire de France à travers les siècles, depuis le « mensonge assez grossier » qui voudrait que le baptême de Clovis ait « été oublié volontairement, jeté “à la poubelle” par de méchants historiens œuvrant contre l’identité française » jusqu’au procès (« politique », écrit Zemmour) de Maurice Papon en 1998, en passant par la première croisade, « victoire française » (sic), ou le délirant « génocide vendéen » en 1793.

Il nous faut cependant accorder une attention particulière à l’ouvrage de Laurent Joly qui, s’il a certainement rédigé les deux ou trois chapitres de ce « Tract » consacrés aux mensonges du candidat d’extrême droite sur Vichy et sa responsabilité dans la déportation et le judéocide en France, s’est attelé, dans La Falsification de l’histoire, à démanteler ses outrances négationnistes. Car il décrypte l’objectif politique de l’ex-journaliste ultra-réactionnaire : réhabiliter, sinon « dédouaner Vichy » et « relativiser sa politique antijuive ».

Laurent Joly balaie sans appel le mythe du sauvetage de certains juifs par Pétain et les collabos, et pointe, avec force et précision, le premier objectif zemmourien et sa dialectique dangereuse. « Cette réhabilitation du régime pétainiste et de sa politique antisémite est un élément fondamental de sa construction politique. Elle vise à libérer la droite de ses complexes supposés ; à rendre acceptables des mesures jusqu’alors impensables à cause du souvenir des crimes de la collaboration ; à lever l’hypothèque Vichy afin de réunir droite et extrême droite ; à préparer les esprits à une réaction nationaliste et antimusulmane. »

Car c’est bien là le cœur de la stratégie politicienne d’Éric Zemmour : l’union des droites, fascistes et résistantes, a priori « irréconciliables » à cause du sang versé entre elles entre 1940 et 1945. C’est sans aucun doute là où l’on voit l’importance politique de l’histoire. Et du travail des historiennes et des historiens. Ou quand la connaissance de l’histoire devient un gage des libertés publiques, de l’État de droit et de l’égalité (républicaine) entre tous les hommes.

La Falsification de l’histoire. Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs Laurent Joly, Grasset, 140 pages, 12 euros.

Zemmour contre l’histoire Collectif, Gallimard, « Tracts », no 34, 64 pages, 3,90 euros. En librairie le 3 février.


Olivier Doubre

par Olivier Doubre
publié le 26 janvier 2022

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