Pour la sociologue franco-israélienne, figure de la gauche intellectuelle, c’est bien sûr contre les projets de Benyamin Nétanyahou que les manifestants sont dans la rue depuis dix-sept semaines. Mais c’est aussi contre la radicalisation et la politisation de certains courants du judaïsme ultra-orthodoxe.

René Backmann

9 mai 2023 à 11h00

Trois chefs du Jihad islamique, ainsi que dix autres personnes dont quatre enfants, ont été tués mardi 9 mai avant l’aube dans des frappes aériennes israéliennes sur la bande de Gaza, a déclaré le Hamas, qui contrôle le territoire. Ces raids, moins d’une semaine après l’annonce d’une trêve entre Israël et les combattants du Jihad islamique à Gaza, font craindre une nouvelle spirale de violences. Ils mettent aussi en lumière l’acuité des débats qui traversent la société israélienne sur ses rapports avec les Palestiniens. 

Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et figure de la gauche intellectuelle en Israël, la franco-israélienne Eva Illouz est une des voix qui appelle son pays à regarder en face la réalité de l’occupation. « La démocratie israélienne est indéfendable tant que l’on continue à opprimer un autre peuple », déclare-t-elle dans un entretien à Mediapart

La sociologue, qui vient de publier Les Émotions contre la démocratie (éd. Premier Parallèle), analyse aussi les dix-sept week-ends de manifestations que vient de traverser Israël. Les manifestants visent bien sûr les projets de Benyamin Nétanyahou, analyse-t-elle. Mais ils s’opposent aussi à la radicalisation et à la politisation de certains courants du judaïsme ultra-orthodoxe.

Mediapart : Que veulent réellement les Israéliens qui manifestent chaque week-end, depuis 17 semaines ?

Eva Illouz : Pour comprendre ce qui se passe, il faut voir qui manifeste. Il faut mesurer aussi que les Israéliens n’ont jamais eu un gouvernement aussi religieux et aussi séfarade. Les gens qui manifestent ce sont les classes moyennes et les classes moyennes supérieures, les ashkénazes, les laïcs – séfarades et ashkénazes. En fait, tout le secteur productif.

Le camp de la démocratie est le camp de ceux qui travaillent et appartiennent aux classes moyennes. Alors que les ultra-orthodoxes et les sionistes religieux ont bénéficié de transferts de ressources inouïs. Ceux qui ont créé l’État et qui ont depuis toujours le contrôle sur les institutions de l’État manifestent. Ceux qui ont pillé les coffres de l’État sont au gouvernement. Il s’agit d’une révolte assez paradoxale. Ceux qui sont dans la rue veulent retourner au statu quo ante.

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Eva Illouz, chez elle à Jérusalem, en avril 2020. © Photo Emmanuel Dunand / AFP

Ils veulent que les règles du jeu ne changent pas…

Oui. Exactement. Plusieurs voix sont en train de demander un changement de fond. Mais au fond tout le monde ou presque pense qu’Israël d’avant le coup d’État était démocratique [le terme de coup d’État est désormais régulièrement utilisé par l’opposition à Benyamin Nétanyahou pour qualifier ses tentatives de réformes qui, si elles étaient votées et appliquées, permettraient à la majorité de gouverner seule, sans interférence ni contrôle de la Cour suprême – ndlr].

Ils sont en réalité satisfaits de la coexistence dans les institutions de deux systèmes juridiques. L’un, qui s’applique à la Cisjordanie, est le système juridique de l’occupation militaire, fondé sur la loi martiale et la suprématie juive. L’autre est un système juridique qui s’applique à l’intérieur de la « ligne verte » et qui est censé être démocratique.

La vérité oblige à dire qu’il n’est pas possible de séparer ces deux juridictions. Elles créent des schèmes et des habitudes de penser et d’agir. Car l’un, au fil du temps, a fini par imprégner l’autre. Et à changer les mentalités. On l’a vu assez clairement au moment de l’affaire Elor Azaria, en 2016, lorsque ce jeune soldat israélien a tué à bout portant un Palestinien de 21 ans, blessé, à terre et inerte, en invoquant son droit à l’autodéfense alors qu’il n’était pas menacé. Le pays s’était alors profondément divisé. Le soldat avait été condamné à 18 mois de prison. Et libéré après avoir purgé la moitié de sa peine.

Quelqu’un a dit alors que c’était l’affaire Dreyfus d’Israël, et il y avait du vrai dans cette comparaison. Car cette affaire avait profondément divisé le pays autour de la question de l’État de droit, de la suprématie d’un groupe, et d’une religion, sur un autre. Ceux qui étaient pour Elor Azaria sont pour donner plus de droits aux juifs qu’aux Arabes. Ils ne s’émeuvent pas de la suspension de l’État de droit dans les territoires. Et chacun avait dû choisir son camp. L’un se définissait par sa loyauté au groupe juif et israélien. L’autre se définissait par rapport à son attachement aux valeurs universalistes et aux droits de l’homme.

Ceux qui appartenaient au premier camp tenaient Elor Azaria pour un héros. Les autres considéraient son acte comme une atteinte à leurs valeurs. L’occupation, il faut en être conscient, ne peut pas être séparée du reste du pays. La gauche israélienne le dit depuis longtemps mais personne ou presque ne nous a écoutés.

Anne Sinclair et Alain Finkielkraut sont déçus et étonnés. Mais cela fait des années que nous tirons la sonnette d’alarme. Ou étaient-ils ? Il y a en Israël un nombre croissant de gens – des jeunes, mais pas seulement – qui se disent prêts à sacrifier la démocratie au caractère juif du pays. C’est un grand changement.

Ce qui peut aussi expliquer que, dans ce mouvement de protestation, les « Arabes israéliens », c’est-à-dire les citoyens palestiniens d’Israël, soient largement absents. À leurs yeux, c’est une « affaire de juifs » ?

Oui. Mais je pense que c’est une erreur. Ils commencent d’ailleurs à discuter et à réviser cette attitude. Pendant très longtemps ils ont pensé qu’il n’y avait pas de différence entre la gauche et la droite. Que l’une ou l’autre soit au pouvoir, ils avaient le même statut – inférieur. C’est pourquoi pendant longtemps ils ont fait le choix délibéré de ne pas se mêler du débat politique israélien. Je peux comprendre. Mais ils comprennent de plus en plus désormais qu’il y a une différence entre des proto-fascistes (le gouvernement actuel) et la démocratie imparfaite qui a précédé.

Mais la loi discriminatoire de 2018 sur « Israël État-nation du peuple juif » a été pour eux une humiliation et un déni d’égalité insupportable.

Bien entendu. Mais comme vous le savez, être un « Arabe israélien », c’est depuis longtemps n’être qu’une sorte de demi-citoyen. Donc la loi n’est venue qu’alourdir un passif déjà très lourd. Ce qu’il ne faut pas négliger non plus, c’est que le vote de la loi de 2018 s’est inscrit dans un contexte de progression de la classe moyenne arabe israélienne. Démographiquement, les juifs se sentent plus menacés, un peu comme aux États-Unis où les Blancs se sentent menacés par les « Latinos » ou les « Africains-Américains ».

Ce sentiment de menace démographique commence à se répandre partout. En Israël, mais aussi aux États-Unis, en France, en Hongrie, en Italie… La peur de la mixité, la peur d’être tout à coup dépassés en nombre, submergés par la minorité, est très forte. C’est pourquoi cette loi a été votée. Elle est vécue comme une humiliation, c’est vrai.

Mais je pense aussi qu’il faut la regarder avec un peu de nuance, car les Arabes ont aujourd’hui beaucoup plus accès à la classe moyenne que par le passé et il y a beaucoup plus de mariages entre juifs et Arabes qu’autrefois.

Il y a aussi un refus du contrat social entre laïcs et religieux.

À voir et à entendre dans les manifestations certains slogans comme « Nétanyahou Crime minister », on peut penser que les manifestants ne veulent pas seulement préserver un système mais en finir avec un politicien avide et corrompu qui veut utiliser le pouvoir pour se protéger de la justice.

C’est probablement vrai. Mais il y a autre chose dans ce rejet. Il y a aussi un refus du contrat social entre laïcs et religieux. C’est aussi, c’est surtout une révolte existentielle. En Israël, dans les rapports entre les religieux et la société, nous avons une situation qui rappelle un peu le système médiéval.

Jusqu’à une période récente, les juifs ultra-orthodoxes se comportaient comme le clergé du Moyen Âge qui percevait la dîme. Mais avec le temps, ils sont devenus plus radicaux dans leur idéologie et sur le plan politique. Et certains groupes ont cherché à imposer aux laïcs leur vision des choses, sur l’ouverture ou non des magasins le samedi, sur l’homosexualité, sur l’interdiction pour les femmes d’agir en politique.

N’oublions pas qu’aucun parti religieux en Israël n’a de femmes sur ses listes de candidature. Ce qui est anticonstitutionnel dans les pays démocratiques. Ce que les laïcs n’acceptent plus. En fait, il y a eu une sorte de rupture de contrat. Jusqu’à présent, les laïcs laissaient faire et donnaient de l’argent aux religieux pour avoir la paix. Les orthodoxes prenaient l’argent et grignotaient progressivement un peu plus d’autorité et d’influence. Jusqu’au point de devenir plus insistants et explicites dans leurs exigences.

C’est l’une des raisons pour lesquelles les gens sont dans la rue. Car nous ne sommes pas au Moyen Âge mais dans un contexte de démocratie et de capitalisme globalisé. Et l’une des conséquences de la crise provoquée par les projets de réforme annoncés par Nétanyahou est la mise en question du statut économique d’Israël. Or la menace est déjà là. La monnaie a été dévaluée. Beaucoup d’entreprises de high tech ont déjà transféré leurs sièges à l’étranger. Des milliards de shekels ont déjà été perdus.

La légitimité du pays est en péril. Il faut comprendre qu’Israël est un pays très jeune, qui vit avec la conscience suraiguë qu’il pourrait après-demain ne plus exister. Or sa légitimité est liée à sa nature démocratique. Même s’il s’agit d’une démocratie imparfaite. La perception, ici, c’est que si on laisse tomber la démocratie, c’est la mort. Ce n’est pas le cas en France ou en Allemagne. Même si ces pays deviennent « bruns », ils ne s’arrêteront pas d’exister. C’est pourquoi les projets de Nétanyahou ont provoqué une mobilisation aussi ample.

C’est aussi pourquoi vous avez qualifié cette révolte d’existentielle ?

Oui. C’est en effet un enjeu et un débat existentiels. Et c’est aussi un débat sur le caractère du judaïsme. Ce qui est inédit, c’est que nous avons aujourd’hui des formes de judaïsme qui sont extrêmement antimodernes, qui ressemblent à ce que l’on peut trouver dans l’islam. Ils ont radicalisé leurs pratiques et fait du judaïsme une théorie politique. Le judaïsme radical s’est politisé.

Comme l’islam a donné naissance à l’islamisme ?

Exactement. Le judaïsme est en train de se politiser. Mais parallèlement, il y a aussi au sein du judaïsme des groupes très importants de juifs qui, en revanche, se sont modernisés. Qui sont laïcs ou qui ont reformulé de nombreux éléments de la théologie juive dans le rabbinisme conservateur ou le rabbinisme de la réforme aux États-Unis.

Et ce courant présente des formes du judaïsme tellement différentes des précédentes qu’on assiste aujourd’hui à une crise doctrinale comme il n’en avait jamais existé auparavant au sein du peuple juif. La division au XVIIIsiècle entre hassidim et mitnagdim est triviale au regard des divisions qui séparent les antimodernistes et les modernistes. Cette crise est aussi l’une des composantes de la révolte existentielle à laquelle nous assistons aujourd’hui.

La démocratie israélienne est indéfendable tant que l’on continue à opprimer un autre peuple.

Quelles sont les issues possibles de cette révolte ?

Mis à part la possibilité que le gouvernement s’effondre (parce qu’une partie de ses membres refuse de s’aligner avec ses politiques) et de nouvelles élections, il me semble qu’il y a trois hypothèses.

Un : l’un des deux camps dit stop, je me suis trompé. Autrement dit, l’un des deux camps concède tout, ou beaucoup, à l’autre. Compte tenu de la nature du conflit et de son enjeu, c’est une hypothèse très peu vraisemblable.

Deux : la radicalisation des deux camps s’accroît avec le temps et la violence surgit. Les manifestants, jusqu’à présent, ont fait preuve d’une discipline et d’un pacifisme incroyables qui, d’une certaine manière, me désespèrent. On a l’impression que même quand ils manifestent, ils continuent d’être responsables pour les institutions du pays. Car c’est aussi ce qu’ils sont puisque l’appareil d’État est dans la rue : l’armée, les services secrets, les unités d’élite, les industriels, les banquiers. Et ce sont en quelque sorte les démunis qui sont au pouvoir. Combien de temps peut-il encore s’écouler avant que ces contradictions explosent, et la violence avec ?

Trois : par renonciation, résignation, fatigue, les choses se tassent. Ou parce qu’un conflit avec un voisin régional éclate, ce qui pourrait émousser la ferveur protestataire et permettre au gouvernement d’en profiter pour faire passer à la Knesset ce qu’il veut. Ce serait le début d’un très mauvais processus qui amènerait à une déchéance progressive du pays. À lire aussi Israël : Nétanyahou face au mur de la société civile

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J’ai lu récemment l’analyse d’un économiste selon laquelle il suffirait que 20 000 personnes, dans les secteurs critiques en capital humain (ingénieurs, informaticiens, médecins, chercheurs, enseignants), partent pour que le pays affronte une crise très difficile. Et pour que le processus de déliquescence commence. Déliquescence qui pourrait être fatale.

En attendant, c’est toujours au nom de la défense de la démocratie que les manifestations se poursuivent. Ce qui pose un problème majeur, incontournable : peut-on continuer à défendre la démocratie israélienne quand on ne peut pas ne pas voir qu’elle est compatible avec l’occupation et l’oppression d’un autre peuple ?

Non, je ne pense pas. Je suis de ceux qui pensent que la démocratie israélienne est indéfendable tant que l’on continue à opprimer un autre peuple. L’occupation militaire d’un peuple ne peut pas ne pas affecter et miner de l’intérieur les valeurs de la démocratie.

L’oppression du peuple palestinien est aujourd’hui injustifiable. Et les arguments de ceux qui affirment que les Palestiniens n’ont jamais renoncé à jeter les juifs à la mer n’ont jamais été moins plausibles qu’aujourd’hui. Les Palestiniens aussi sont fatigués et veulent une solution. Et le rapport de force entre eux et Israël n’a jamais été aussi démesurément favorable à Israël.

René Backmann

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