Des instrumentistes interdits de concours, déprogrammés… Depuis le début de la guerre en Ukraine, les musiciens russes sont persona non grata. Pourtant, cette mise à l’écart est injustifiée, ont rappelé, en France, le ministère de la Culture et quelques grandes institutions.

Le chef d’orchestre Tugan Sokhiev, ici à la Halle aux grains de Toulouse, le 27 mars 2021, a dénoncé une nouvelle « cancel culture ».
Photo Francois Laurens / Hans Lucas via AFP

Tchaïkovski est-il responsable du conflit en Ukraine ? Les jeunes virtuoses du moment, parce que nés au pays de Poutine, ont-ils quelque chose à voir avec les ambitions guerrières de ce dernier ? La réponse à ces questions, de toute évidence, ne saurait être que négative. Et pourtant, dès le début de l’invasion, on a vu se multiplier sur la scène classique opérations de boycott et déprogrammations, ciblant des compositeurs et musiciens russes, au mépris de toute rationalité, et avec le risque de s’avérer tout à fait contre-productives, tant elles mettent en péril la sécurité des artistes et confortent la paranoïa du Kremlin. Un phénomène dont le chef russe Tugan Sokhiev a commencé à s’alarmer il y a dix jours en dénonçant une nouvelle « cancel culture ». Alors qu’on le sommait de prendre position sur les initiatives militaires de son employeur, il avait fini par opter pour une forme de non-alignement, démissionnant à la fois de son poste de directeur musical du Bolchoï, à Moscou, et de celui qu’il occupait à Toulouse, à la tête de l’Orchestre national du Capitole.

Ainsi, pour avoir commis la seule fausse note de posséder un passeport russe, des candidats ont été exclus d’office de plusieurs concours internationaux : le concours de piano de Dublin (Irlande) et le concours Honens à Calgary (Canada) ont refusé la participation du jeune Roman Kosyakov. Même punition pour Alexander Malofeev, interdit de récital à Montréal et à Vancouver – « à moins qu’il ne s’exprime ouvertement contre cette guerre », comme les organisateurs de Vancouver y enjoignent leurs invités russes. Le prodige du clavier, qui n’a pourtant rien d’un suppôt de Poutine – il n’était même pas né quand celui-ci accédait au pouvoir –, redoutait sur sa page Facebook que cette décision « affecte [sa] famille en Russie ». Quant à la pianiste Ludmila Berlinskaïa, bien que résidant en France depuis des décennies, elle a aussi fait les frais de cette analyse simpliste : plusieurs de ses concerts au Japon et en Allemagne ont été annulés « simplement parce qu’[elle était] russe », a-t-elle indiqué le 10 mars sur France Musique.

Plusieurs concerts de la pianiste Ludmila Berlinskaïa (ici en concert salle Gaveau à Paris, le 10 mars 2022) ont été annulés au Japon et en Allemagne « simplement parce qu’[elle était] russe ».
Plusieurs concerts de la pianiste Ludmila Berlinskaïa (ici en concert salle Gaveau à Paris, le 10 mars 2022) ont été annulés au Japon et en Allemagne « simplement parce qu’[elle était] russe ». Photo Philippe Dannic / SIPA

Tchaïkovski au pilori

Tout aussi problématique est la mise au ban de partitions issues du catalogue russe. Dans un raccourci intellectuel inquiétant, le Philharmonique de Zagreb a cru utile de rayer de ses programmes une symphonie de Tchaïkovski – alors même qu’en son temps le père de Casse-Noisette était critiqué pour son style trop « occidental ». L’Opéra national de Varsovie a, lui, déprogrammé un Boris Godounov jugé trop « nationaliste » – peu lui chaut que le livret puisse être lu comme une allégorie de la résistance d’un peuple face à la tyrannie d’un tsar. Au Théâtre-Orchestre de Bienne et Soleure (Suisse), c’est Mazeppa qu’on assassine : l’opéra a le mauvais goût de narrer une victoire russe sur un cosaque ukrainien. Tandis qu’au Philharmonique de Cardiff, c’est encore Tchaïkovski que l’on brûle : sa Marche slave et son Ouverture 1812, considérées comme « inappropriées » à la lumière des événements en raison de leurs accents militaristes pro-slaves, ont été remplacées par un Elgar anglais et un Dvorák tchèque, aux pedigrees plus acceptables. Dans le cas de l’Ouverture, un bête signe égal est placé entre une armée russe triomphant des troupes napoléoniennes il y a deux siècles et celle qui, aujourd’hui, pilonne des hôpitaux et des centrales nucléaires, alors que l’on pourrait tout aussi bien, s’il fallait faire des analogies dans le temps, inverser la charge, et dresser un parallèle entre la résistance moscovite de 1812 et celle de Kiev en 2022. Abonné À Paris, Kiev, Moscou, les artistes à l’épreuve de la guerre Débats & Reportages 6 minutes à lire

On le voit donc, la tentation est grande de céder à ce bon vieux manichéisme consubstantiel à tout contexte de guerre, de sombrer dans les anachronismes pervers, les généralisations à l’emporte-pièce qui font le lit des nationalismes. Y compris dans le monde de la musique, censé être le lieu du partage, du dialogue, de la pensée complexe.

Après plusieurs semaines d’errements, le milieu du classique serait-il revenu à plus de discernement ? Il semblerait que oui, comme en attestent les nombreux rappels à l’ordre enregistrés ces derniers jours. La Fédération mondiale des concours internationaux de musique (WFIMC), tout en condamnant « de la façon la plus vigoureuse » la guerre en Ukraine, a appelé à ne pas « discriminer » ou « instrumentaliser » les jeunes musiciens, quel que soit le pays d’où ils viennent. « Aucun ne doit être automatiquement déclaré comme représentant d’une idéologie du simple fait de sa nationalité. » De même, en France, le syndicat professionnel Les Forces musicales a indiqué que les orchestres et opéras « ne sauraient conditionner l’engagement d’artistes russes ou d’origine russe à des déclarations d’opposition à leur gouvernement qui risqueraient de les entraîner dans une situation dangereuse ». “La majorité des musiciens russes n’est en aucune façon responsable de cette horrible guerre.” René Martin, programmateur

Du côté des festivals, un programmateur majeur comme René Martin a également tenu à souligner qu’il ne boycotterait que les seuls artistes qui se seraient positionnés en faveur de Vladimir Poutine. « La majorité des musiciens russes n’est en aucune façon responsable de cette horrible guerre », note-t-il dans un communiqué. Le patron de La Roque-d’Anthéron et de la Folle Journée de Nantes continuera donc d’accueillir les Sokolov, Volodos et Lugansky « comme vecteurs de paix ». Plus question, en revanche, d’inviter Boris Berezovsky, qui vient de tenir dans un talk-show russe des propos d’un bellicisme sidérant, appelant notamment à faire pression sur Kiev en y coupant l’électricité. Les regrets maladroits exprimés par le pianiste n’ont convaincu personne, à commencer par les productions Sarfati, qui travaillaient avec lui depuis vingt ans, et ont annoncé jeudi matin se trouver « dans l’obligation de suspendre la représentation de Boris Berezovsky au sein de [leur] bureau ».Le directeur de la Philharmonie de Paris Olivier Mantei s’est, quant à lui, engagé dans un entretien à l’AFP à « préserver autant que possible le lien avec la culture russe et ses artistes ». Si, comme la plupart de ses collègues européens, il a annulé la venue de l’encombrant Valery Gergiev, soutien notoire de Poutine, et de son orchestre du Mariinsky de Saint-Pétersbourg, il entend distinguer « le pouvoir dictatorial de l’histoire du pays et de son patrimoine culturel ». Et n’exigera pas des artistes qu’ils prennent parti contre leur gouvernement avant de les inviter.

Enfin et surtout, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot s’est fendue d’une mise au point qui a le mérite de tracer une ligne rouge nette entre bonnes et mauvaises pratiques. Sont annulées ou reportées uniquement les manifestations organisées par : « un, les institutions officielles russes ; deux, les artistes qui ont pris clairement position pour le régime de M. Poutine ». « Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie, donc il n’y a aucune raison d’avoir une démarche punitive vis-à-vis de ses artistes », a-t-elle précisé à l’AFP, rappelant que la France sera toujours du côté « des artistes dissidents ».

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