Par Florence Beaugé

Publié aujourd’hui à 02h11, mis à jour à 09h11

Enquête 

Alors que resurgissent les débats sur la mémoire de cette période, la question des agressions et tortures sexuelles commises de manière quasi systématique par certains soldats français demeure l’angle mort des recherches historiques dans les deux pays.

C’est l’histoire d’un tabou qui n’aurait peut-être jamais été brisé sans le courage d’une femme. Pour en prendre la mesure, il faut remonter au 20 juin 2000. Ce jour-là paraît dans Le Monde un témoignage inédit sur les viols pendant la guerre d’Algérie.

Louisette Ighilahriz, une ancienne indépendantiste algérienne, livre les souvenirs qui la hantent depuis des décennies : « J’étais allongée nue, toujours nue (…) Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes, je me mettais à trembler (…) Le plus dur c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter… »

En quelques mots, elle dévoile la nature des sévices dont elle a été l’objet, en septembre 1957, à l’âge de 20 ans, au siège de la 10e division parachutiste (DP) à Alger. Si elle parle, c’est qu’elle a un espoir : retrouver un inconnu, un certain « commandant Richaud », qui l’a sauvée en la faisant évacuer à l’hôpital Maillot de Bab-El-Oued, puis transférer en prison. Elle voudrait lui exprimer sa gratitude.

Ce courage, Louisette l’a payé fort cher. Elle n’a jamais retrouvé Richaud, médecin militaire de la 10e DP, décédé en 1998. Aujourd’hui, à 84 ans, elle vit toujours à Alger, mais son fils ne lui pardonne pas d’avoir parlé. Sa fille, elle, ne parvient pas à sortir d’une dépression interminable qui a démarré en 2000. Quant aux autres moudjahidate (anciennes combattantes), beaucoup lui tournent le dos. Elles lui reprochent d’avoir dévoilé un secret qu’elles cachent depuis soixante ans.

Si Louisette reconnaît qu’elle n’avait pas mesuré les conséquences de son témoignage, elle ne regrette rien. « Il fallait que je partage un fardeau trop lourd pour moi. En mettant les mots sur mes maux, je pensais trouver un apaisement, dit celle qui est devenue psychologue après l’indépendance. Je suis juste un peu amère car je m’attendais à une libération de la parole, elle ne s’est pas produite. » Ce dont Louisette Ighilahriz souffre le plus, c’est du regard des autres. Elle sait que, d’un côté, elle est « celle qui a beaucoup fait pendant la guerre de libération et qu’on remercie ». De l’autre, elle reste « celle qui a été violée ».

« Le témoignage de Louisette Ighilahriz a fait l’effet d’une déflagration ! Tout est parti de là. C’est alors qu’on a commencé, en France, à s’intéresser à ce sujet », Tramor Quemeneur, historien

Deux traumatismes liés à la guerre d’indépendance subsistent en Algérie, et ils sont infiniment plus lourds que tous les autres : la question des disparus et celle des viols. Autant on parle du premier dans les familles, autant on tait le second.

De tous les sévices perpétrés par l’armée française, le viol est le plus caché, par les auteurs autant que par les victimes. C’est l’angle mort des recherches historiques. Sous-estimé ou ignoré, le sujet n’a jamais vraiment été creusé. Et pour cause : dans un pays comme dans l’autre, il s’agit d’un tabou très ancien.

A cela s’ajoute le fait que les historiens français ne disposent pas de financements pour se rendre sur le terrain. Ils doivent, le plus souvent, se contenter des archives ou des témoignages de vétérans, sans accéder à ceux des victimes. Mais certains s’y attellent tout de même. « Le témoignage de Louisette Ighilahriz a fait l’effet d’une déflagration ! Tout est parti de là. C’est alors qu’on a commencé, en France, à s’intéresser à ce sujet », souligne Tramor Quemeneur, historien spécialisé sur la guerre d’Algérie.

Au lendemain de l’indépendance, en 1962, le silence était le mot d’ordre dans les familles algériennes. Tous ceux qui avaient subi des atrocités, des sévices sexuels surtout, se voyaient priés de se taire. Aujourd’hui encore, un viol demeure synonyme de honte.

Malgré tout, les mentalités évoluent doucement. Entre elles, et sans témoin, les moudjahidate se confient désormais sur les violences subies lors de leurs interrogatoires. Non pas avec des mots explicites – le terme « viol » n’est jamais prononcé –, mais par une sorte de langage codé, avec des regard sparticuliers ou des pressions du bras lorsqu’il est question de tortures. Il arrive même que certains anciens combattants hommes remercient Louisette Ighilahriz quand ils la croisent en ville, et lui glissent à l’oreille : « Moi aussi, j’ai subi ce que tu as subi… » Ce à quoi l’ex-indépendantiste répond à chaque fois : « Mais ce n’est pas à moi qu’il faut le dire ! Aidez-moi et dites-le tout haut ! Il faut qu’on sache ce qui s’est passé… »

Viol collectif

Baya Laribi, surnommée « Baya la Noire » en raison de la couleur de sa peau, est, avec Louisette Ighilahriz, l’une des rares moudjahidate à avoir eu la force d’affronter le regard des autres. Son histoire nous renvoie aux années 1950, du temps où cette grande et belle jeune fille était étudiante infirmière.

En 1956, elle monte au maquis mais elle est capturée l’année d’après dans l’est du pays, en même temps que trois autres infirmières et un groupe de quatorze combattants. Désarmés, les hommes doivent s’allonger au sol, les uns à côté des autres. Un blindé roule alors sur leurs corps étendus, vivants… Selon Baya Laribi, ce crime de guerre a été commis par le 2régiment de dragons, dans la plaine de la Meskiana, dans le nord-est du pays. De son côté, elle est conduite à Alger, passant ensuite d’un centre de détention à un lieu de torture.

Aupalais Klein, dans la basse Casbah, elle subit un viol collectif. L’un de ses tortionnaires est le fils d’un richissime colon connu de tous. En la violant, il crie à ses copains : « Elle est bien foutue, la Noire, hein ! Elle est bien foutue ! » Au siège de la 10e DP, elle est ensuite violée par le capitaine Graziani (mort au combat deux ans plus tard), celui-là même qui a violé Louisette Ighilahriz et d’autres femmes, dont une au moins est encore en vie à Alger, mais qui gardent obstinément le silence.

« Torture morale »

Après l’indépendance,Baya Laribi devient sage-femme. Mais le jour où elle prend sa retraite, au milieu des années 1990, une psychose maniacodépressive la frappe. « Tant que j’ai mis des enfants au monde – et j’en ai fait naître à peu près 300 ! –, il me semblait que j’allais bien. En prenant ma retraite, j’ai brusquement replongé, et les années de terrorisme, au même moment, ont encore aggravé les choses », confiait-elle au Monde en 2004.

L’entretien se déroule, à l’époque, à Boufarik, à une trentaine de kilomètres d’Alger. « Nous avons eu l’indépendance, mais à quel prix !, s’exclame-t-elle tout à coup. Parlez des femmes violées dans les montagnes, celles dont on n’a jamais rien su ! Il faut que les générations montantes sachent ce qui s’est passé. La torture physique, ce n’est rien en comparaison de la torture morale. La mort, c’est la fin, mais la torture morale, c’est une souffrance qui ne se termine jamais, jamais ! Vous comprenez ? Les hommes font la guerre, mais ce sont les femmes qui en payent le prix ! »

Assise sur le canapé de son salon, Baya parle d’une voix désespérée. Soudain, elle se penche et supplie : « Avant de mourir, je voudrais savoir qu’on a gagné. » Que veut-elle dire ? « Je voudrais apprendre que le monde entier sait enfin ce qui nous est arrivé, et que les bourreaux ont été confondus. Si cela arrive et que je suis déjà dans la tombe, je vous demande une chose : venez me voir au cimetière, et dites-le-moi tout bas. » Baya Laribi n’aura pas eu la chance de voir son vœu exaucé. Elle est décédée en novembre 2017, à 81 ans.

« Non, les tortures sexuelles commises en Algérie n’ont pas été de simples bavures mais le produit de la volonté politique des gouvernements », Claire Mauss-Copeaux, historienne

Le temps fait son œuvre d’oubli. D’ici deux à trois ans, il sera trop tard. Les victimes de viols meurent les unes après les autres, enferrées dans le silence et la douleur, parfois dans le déni. Bientôt, ce drame sera enterré, comme s’il ne s’était jamais produit, ce qui arrange tout le monde, à commencer par les politiques, français et algériens.

Comment traiter d’un sujet qui inspire horreur et sidération,et n’est pas abordé directement dans le récent rapport Stora? « Pour avancer, il faudrait réussir à se dégager des idées reçues, plus confortables, souligne l’historienne Claire Mauss-Copeaux. Non, les tortures sexuelles commises en Algérie n’ont pas été de simples bavures mais le produit de la volonté politique des gouvernements qui se sont succédé afin d’écraser l’adversaire et de l’humilier. »

Mme Mauss-Copeaux est l’une des rares chercheuses à enquêter sur le terrain, en Algérie. Son dernier ouvrage (Hadjira. La ferme Améziane et au-delà…, Les Chemins du présent, 2017) relate la terrible expérience d’une indépendantiste détenue à 21 ans dans l’un des pires centres d’interrogatoires et de tortures de la guerre d’Algérie, la ferme Améziane, à Constantine. L’ombre du viol y plane de bout en bout, sans que le mot soit jamais formulé. « Ce silence, ce tabou se disent quand même à bas bruit, il faut savoir les écouter », relève Claire Mauss-Copeaux.

Les viols par les forces de l’ordre faisaient partie du système de répression et d’intimidation mis en place dans les trois départements français d’Algérie bien avant le soulèvement de 1954. Depuis le début de la colonisation, en 1830, on torturait de façon routinière dans les commissariats et les PC de gendarmerie.

L’un des premiers à s’en être alarmé a été l’universitaire André Mandouze, en 1947 dans la revue Esprit. En décembre 1951, un journaliste de L’Observateur, Claude Bourdet, dénonce une « Gestapo » et énumère les modes de torture couramment employés en Algérie : électricité, baignoire, pendaison, et aussi, dit-il, « un procédé qui semble nouveau : la bouteille ». Après avoir déshabillé le prévenu, on le fait asseoir sur le goulot d’une bouteille, et ceux qui l’interrogent « appuient sur ses épaules, de toutes leurs forces ». A partir du début de la guerre d’indépendance, le viol des hommes avec des objets se généralise. S’y ajoute le viol des femmes.

« Bon, on tue les bébés »

Que faire des enfants nés de ces exactions ? L’écrivain Mouloud Feraoun évoque ce drame à plusieurs reprises dans son Journal, 1955-1962 (Seuil, 1962), et parle du viol comme d’une pratique courante en Kabylie, sa terre natale.

Quant à l’universitaire Danièle Djamila Amrane-Minne, elle cite, dans son livre Des femmes dans la guerre d’Algérie (Karthala, 1994), les confidences de deux moudjahidate : « Farida et moi avions posé le problème du viol. Les nôtres, au début, ne voulaient pas le croire. Bon, après, ils savaient. Toutes ces grossesses, qu’allons nous en faire ? Alors, le commandant Si Lakhdar, peut-être parce qu’il était jeune, a dit : “Bon, on tue les bébés.” Nous avons dit : “Non, ce n’est pas possible, on ne peut pas tuer des innocents.” (…) Effectivement, ils ne l’ont pas fait, ils ont gardé tous ces enfants. Les maris n’en voulaient pas, mais finalement ils les ont gardés. Il y a eu des difficultés, mais chacun a compris… »

En réalité, tout le monde n’a pas « compris », loin de là. Que dire du cas de Kheïra Garne, victime à 15 ans d’un viol collectif en août 1959, dans le camp de détention de Theniet El-Had, tenu par l’armée française à 170 kilomètres d’Alger ? Un enfant est né de ce drame, Mohamed. Il a aujourd’hui la double nationalité. « Français par le crime », comme il se définit, il ne se remettra jamais des conditions de sa naissance. Au terme de longues et difficiles actions en justice contre le ministère français de la défense, il a été reconnu comme victime de la guerre d’Algérie et a obtenu une pension symbolique, en 2001. Mais rien n’apaise sa souffrance, pas même l’écriture d’un livre, Lettre à ce père qui pourrait être vous (JC Lattès, 2005), après avoir livré son histoire au Monde en novembre 2000).

« Ma mère est un peu mon enfant, et c’est ce qui me fait mal, dit-il. Elle est ma chair et je la porte en moi. Je suis l’enfant terrorisé qui fuyait, qui pleurait… Je suis l’enfant violé. Nous sommes nombreux en Algérie, nous, les enfants violés par l’armée française. Il faut que ce soit dit et reconnu par la France. Sinon cela restera comme une saleté dans son histoire. »

Kheïra Garne est décédée en 2016. N’ayant jamais recouvré sa santé mentale, elle a passé l’essentiel de sa vie dans le cimetière Sidi Yahia d’Alger. « Laisse-moi avec les morts, disait-elle à son fils. Eux ne me font pas de mal. Les vivants m’ont trop fait souffrir, tu le sais bien, tu en es la preuve éclatante. »

« Dans ma tête, j’ai tous les jours 21 ans. Je repense à tout cela chaque soir… J’ai réussi à me reconstruire, mais je mourrai avec ça », Benoist Rey, 83 ans, ex-appelé, témoin de violences commises par des militaires

Après l’indépendance, l’historien Mohammed Harbi a voulu creuser ce dossier, en tant qu’universitaire. Il a dû y renoncer, « les femmes refusant obstinément de [lui] livrer la moindre confidence ». Paradoxalement, c’est de France, non d’Algérie, qu’est venue une insistante demande de vérité, au début des années 2000. « Enquêtez, écrivez ! Faites savoir ce qui s’est passé ! », ont supplié nombre d’anciens combattants français, comme si cette « torture privée », suivant l’expression de l’un d’entre eux, n’avait jamais fini de les hanter…

« Violez, mais faites ça discrètement. » Telle était la consigne du sous-lieutenant P. à ses hommes, au début de 1960, dans le Nord-Constantinois. « La seule fois où j’ai armé mon fusil, c’était pour empêcher plusieurs types de ma section de violer une gamine, du côté de Texenna, dans l’Est algérien », témoigne Benoist Rey, 83 ans, ex-appelé dans un commando de chasse. « Le soir, en rentrant, les mecs n’étaient pas très fiers d’eux, poursuit-il. Quoique, ça m’a toujours étonné : le même type est capable de violer sans aucun état d’âme, et le soir, d’écrire à sa femme… » Sur la centaine d’hommes de son commando, une vingtaine, dit-il, profitait régulièrement des occasions offertes par les opérations de contrôle ou de ratissage dans les campagnes. Seulement deux ou trois osaient protester, les autres se taisaient, même s’ils étaient révulsés par ces violences.

Pour Benoist Rey – qui avait lu La Question (Éditions de Minuit, 1958), livre autobiographique majeur du journaliste communiste Henri Alleg, torturé en juin 1957 par les parachutistes du général Massu en même temps que le militant communiste Maurice Audin, disparu la même année – ces quatorze mois se résument à un mot : « l’horreur ». En rentrant en France, Benoist Rey a écrit un livre de témoignage, Les Égorgeurs, interdit dès sa parution (Éditions de Minuit, 1961). « Dans ma tête, j’ai tous les jours 21 ans, avoue-t-il. Je repense à tout cela chaque soir… J’ai réussi à me reconstruire, mais je mourrai avec ça. »

« Expéditions vide-burnes »

D’après les anciens combattants français, les victimes et les témoins, il y avait deux types de viols. D’une part, ceux perpétrés dans les multiples centres d’interrogatoires répartis dans tout le pays : à Alger, la villa Sésini, l’école Sarrouy, le Café-Bains maures, notamment ; à Tlemcen, le Bastion 18… D’autre part, les viols qui avaient lieu dans les mechtas (maisons en torchis) lors d’expéditions de la troupe dans les villages et les hameaux isolés.

Dans son carnet personnel, rédigé en avril 1957 à Batna, et qu’il a partagé avec des chercheurs dans les années 2000, Denis, sous-lieutenant, parachutiste au 18e régiment de chasseurs parachutistes, évoque avec effroi ces « expéditions vide-burnes », comme on disait dans sa section. Les femmes se couvraient le visage de suie, parfois même d’excréments pour tenter de décourager leurs agresseurs. André Décérier, un appelé, caporal au 4e bataillon de chasseurs à pied, dans la région d’El-Milia en 1955, rapporte lui aussi dans son journal de bord plusieurs séances de « strip-tease » dans les mechtas, mot utilisé, dans sa section, pour qualifier les viols. « Dussé-je vivre 100 ans, je me reprocherai toute ma vie de n’avoir pas crié mon indignation », note-t-il dans son récit, qu’il a fait lire à Claire Mauss-Copeaux.

En réalité, tout dépendait du chef. D’une compagnie ou d’une section à l’autre, on passait du « tout au rien ». Si l’officier affichait clairement ses positions morales, il n’y avait ni viols, ni tortures, ni « corvées de bois » (exécutions sommaires). En cas de bavure, il y avait même une sanction, et elle pouvait être exemplaire.

Loin d’être de simples dépassements, les viols ont cependant eu un caractère massif un peu partout entre 1954 et 1962, dans les campagnes beaucoup plus qu’en ville, avec un crescendo au fur et à mesure des années de guerre. Parce que les parachutistes du général Massu se sont vu confier les pleins pouvoirs au début de 1957, la bataille d’Alger a sans doute constitué un tournant dans ce domaine. Mais, d’après les témoignages, les viols ont été particulièrement nombreux pendant les opérations du plan Challe, destiné à « éradiquer » une fois pour toutes, en 1959 et 1960, les unités de l’Armée de libération nationale (ALN) dispersées sur le terrain.

Ce que disent les archives privées

L’ouverture des archives, dans les années à venir, ne donnera en aucune façon une idée de l’ampleur de ce phénomène, à Alger comme ailleurs. En effet, il n’y a jamais eu d’ordres explicites de viols, et encore moins d’ordres écrits. « Les quelques affaires qui parfois émergeaient étaient étouffées par le commandement militaire, soucieux des apparences », souligne l’historienne Claire Mauss-Copeaux.

En revanche, les archives privées révèlent l’étendue du drame. Ceux qui se sont rendus coupables de tels actes ne s’en sont pas vantés. Mais les témoins, eux, ont relaté d’innombrables scènes dans leurs carnets personnels et lettres à leurs parents… La psychologue Marie-Odile Godard (décédée en 2018) a consacré une thèse aux traumatismes des anciens combattants d’Algérie. Tous ceux qu’elle a interrogés lui ont parlé des viols comme quelque chose de systématique lors des raids dans les mechtas. « C’est à l’occasion de ces scènes d’une extrême violence, disait-elle, que leur équilibre psychique a souvent basculé. »

Dans ce contexte, se sont produits des actes de résistance dont on se souvient en Algérie, tant ils exigeaient de courage. Jusqu’à sa mort à Alger, en 2013, Zhor Zerari, une moudjahidate devenue journaliste, a cherché un certain Jean Garnier, sergent, pour le remercier de l’avoir sauvée d’un viol en août 1957. Alors qu’elle était nue pour une séance de torture à l’école Sarrouy – dirigée par le lieutenant Maurice Schmitt – qui allait devenir général et chef d’état-major des armées françaises de 1987 à 1991 –, un parachutiste a promis à la jeune fille de la « faire passer le soir même à la casserole ». Jean Garnier l’a entraîné dans la cour de l’école et a eu avec lui une violente altercation. Puis il est revenu et a dit à la jeune fille : « Tu peux être tranquille maintenant. »

A leur avocate Gisèle Halimi, les militantes disaient, parlant de leur viol : « Ça, tu n’en parles pas, car, ensuite, qui acceptera de m’approcher ? Je serai bonne pour la poubelle »

Pour l’avocate Gisèle Halimi (1927-2020), l’une des premières à avoir dénoncé l’ampleur des viols pendant la guerre d’Algérie, « neuf femmes sur dix étaient violées lorsqu’elles étaient soumises à un interrogatoire ». Auteure avec Simone de Beauvoir du célèbre ouvrage Djamila Boupacha (Gallimard, 1962), Gisèle Halimi a assuré la défense de nombreuses indépendantistes et connaissait ce dossier mieux que personne. « Tomber aux mains des forces de sécurité françaises était pour les militantes indépendantistes une tragédie, expliquait-elle, car elles cumulaient le fait d’être femmes au fait d’être des terroristes”. » Les militantes qu’elle a défendues refusaient énergiquement qu’elle fasse état de leurs viols devant le tribunal. « Ça, tu n’en parles pas, car, ensuite, qui acceptera de m’approcher ? Je serai bonne pour la poubelle », disaient-elles.

La presse de l’époque n’aidait pas cette avocate engagée à surmonter les difficultés. Ainsi, un rédacteur en chef adjoint du Monde avait-il refusé, sur instruction de la direction du journal, une tribune qu’elle avait écrite avec Simone de Beauvoir. « Vous parlez de “bouteille dans le vagin”, cela nous gêne », lui avait-il dit pour justifier son refus. « Pour que le papier soit publié, nous avons dû le réécrire et parler de bouteille dans le ventre, ce qui était ridicule, sans compter que nous étions bien en deçà de la vérité, se souvenait l’avocate. La femme dont il était question n’avait pas seulement été violée avec une bouteille, mais aussi par les paras… »

Dans de nombreux ouvrages écrits par des anciens d’Algérie, le viol est omniprésent. Ainsi, Tombeau pour cinq cent mille soldats (Gallimard, 1967), de Pierre Guyotat, est d’une lecture insoutenable. Le viol y est relaté sous toutes ses formes. Il est question de zoophilie, de pédophilie, de prostitution enfantine, le tout sur un mode scatologique. « Ce n’est pas du fantasme ni du roman. C’est malheureusement très proche d’une certaine réalité qu’a vécue ou vue cet écrivain », analyse l’historien Tramor Quemeneur, qui a beaucoup travaillé sur l’œuvre de Guyotat et ses archives.

Des chiens dressés pour violer

Raconté sur un mode moins cru, mais tout aussi insoutenable, est le récit de Mohand Sebkhi, décédé en 2019. Cet agent de liaison d’Amirouche, colonel de l’ALN, s’est confié à Daho Djerbal, historien et fondateur de la revue algérienne Naqd. De ces échanges est sorti un livre, Souvenirs d’un rescapé de la Wilaya 3 (Barzakh, Alger, 2014). Dans le camp de Ksar Ettir, situé près de Oum Almène,non loin de Sétif, des chiens avaient été dressés pour violer les prisonniers. Le plus connu était Moumousse, un molosse noir d’une soixantaine de kilos « dressé de manière diabolique ». Pour s’amuser, les soldats lui avaient donné le titre de sergent et le saluaient quand ils le croisaient.

Cinq cents hommes environ étaient détenus dans ce camp, entouré de barbelés électrifiés et de mines, avec sentinelles et bergers allemands, a expliqué Mohand Sebkhi à Daho Djerbal. D’après lui, il régnait à Ksar Ettir « la répression, la faim, l’humiliation et les travaux forcés ». Mais le pire, pour les détenus, était ce chien, « une honte, il a fait un massacre parmi les prisonniers », disait-il. « Sa voix tremblait quand il en parlait. Il refusait d’entrer dans les détails, mais avouait que c’était ce qui l’avait le plus traumatisé », se souvient Daho Djerbal. Pareil récit ne surprend pas Andrea Brazzoduro, historien italien. Lui aussi se remémore un vieil homme, rencontré en 2017 dans les Aurès, lui racontant « en larmes, avoir été violé, de surcroît avec des chiens… »

Il est assez peu probable que d’autres témoignages surgissent dans les années à venir. La période terroriste des années 1990, durant laquelle se sont produits d’innombrables viols, a recouvert celle de la guerre d’indépendance.

Dalila Iamarene-Djerbal s’en désole. « C’est toujours le même silence », déplore cette sociologue et militante du réseau Wassila (Association contre les violences faites aux femmes et aux enfants). Sa collègue Fatma Oussedik, elle aussi sociologue et féministe, est moins pessimiste. Elle décèle pour sa part des avancées dans la prise de parole des plus jeunes : « Louisette Ighilahriz a ouvert la voie en témoignant. Elle nous a fait un cadeau. Sa souffrance a pris du sens en même temps qu’elle la transmettait à la jeune génération. »

Dans quelques rares colloques ou émissions de télévision, ces dernières années, des jeunes femmes ont témoigné à visage découvert des viols subis pendant la « décennie noire ». Plus récemment, un étudiant, Walid Nekiche, arrêté en novembre 2019 lors d’une manifestation du Hirak, le soulèvement populaire en Algérie, a affirmé publiquement avoir été victime d’un viol dans un commissariat d’Alger. La justice a dû ouvrir une enquête. Une première.

« Il faudrait que la question des viols soit inscrite dans l’histoire comme quelque chose qui a eu lieu, non pas par esprit de revanche, mais pour remédier au silence des archives », Alice Cherki, psychiatre et psychanalyste

Les psychiatres, eux, n’ont pas fini de s’inquiéter des conséquences de ce non-dit qui se transmet de génération en génération, des deux côtés de la Méditerranée. C’est en travaillant avec Frantz Fanon, médecin né Antillais et mort Algérien à l’âge de 36 ans, qu’Alice Cherki a été très tôt sensibilisée à cette question. « Ce n’est qu’en parlant qu’on lève le déni et que tout se dénoue », souligne cette psychiatre et psychanalyste renommée.

Alice Cherki cite plusieurs cas, en France et en Algérie, de jeunes, garçons et filles, souffrant de troubles psychiques qui ont pris fin avec la révélation du lourd secret familial : le viol de leur mère ou grand-mère pendant la guerre d’indépendance. « Il faudrait que les choses soient dites, insiste-t-elle, que la question des viols soit inscrite dans l’histoire comme quelque chose qui a eu lieu, non pas par esprit de revanche, mais pour remédier au silence des archives. Chacun pourra alors travailler sur sa propre histoire et se reconstruire. Il n’est pas trop tard… »

Pour survivre à son traumatisme, Louisette, elle, milite. Chaque semaine, elle descend dans la rue, à Alger, avec ses cannes, et apporte son soutien au Hirak, à la démocratie, aux prisonniers politiques, aux droits humains… Elle est fêtée et entourée par les manifestants. Ce militantisme est pour elle « une thérapie » personnelle. « Je pleure tout le temps, mais j’essaie de garder le moral. En militant, j’oublie ma nudité, ce qui m’est arrivé en 1957. Cette torture animale. » Elle réfléchit une seconde, avant d’ajouter dans un souffle : « Une torture “normale”, j’aurais été moins blessée… »

Florence Beaugé

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