Le conflit, qui fait exploser les prix agricoles, va considérablement accroître l’insécurité alimentaire de plusieurs pays pauvres, très dépendants des exportations de blé ukrainien et russe.

Six semaines après le début de la guerre déclenchée par la Russie, les alertes des agences de l’ONU sont de plus en plus pressantes sur les risques de pénurie alimentaire en Ukraine. Fin février, les silos du pays contenaient pourtant pour plus d’une année de consommation nationale de céréales. Mais comment accéder à la nourriture, dans les villes assiégées, alors que les circuits d’approvisionnement sont bouleversés à l’échelle du pays et que de nombreuses personnes ont perdu une partie de leurs moyens de subsistance ? Près de la moitié d’entre elles s’inquiètent « de ne pas avoir assez à manger », selon le Programme alimentaire mondial (PAM).

Si le sort de la population ukrainienne concentre l’attention immédiate, l’onde de choc du conflit se propage bien au-delà de l’Ukraine. Le pays est l’un des premiers exportateurs agricoles au monde. Il vend près de 80 % de son blé à l’étranger, et son tournesol, principalement destiné à l’alimentation animale, représente la moitié des exportations mondiales.

Les agriculteurs ukrainiens ont été dispensés de mobilisation afin de pouvoir semer. Mais, compte tenu des conditions de travail et des pénuries, « des estimations projettent la mise en culture d’une moitié des surfaces habituelles seulement », rapporte Gilles Menou, agriculteur à la Confédération paysanne, qui siège au conseil spécialisé « grandes cultures » de l’office agricole FranceAgriMer. C’est autant de tonnages qui manqueront au marché mondial dès l’an prochain, alors que l’Ukraine privilégiera sa population, et qu’elle est d’ores et déjà amputée d’une partie de ses infrastructures d’exportation, disposées sur son littoral maritime – Marioupol, rasée par les missiles russes, et Odessa, sous leur menace.

« La guerre, par ses conséquences, pourrait finalement tuer plus de personnes en Afrique qu’en Ukraine… »

La Russie est par ailleurs un poids lourd du commerce agricole mondial. Et les observateurs redoutent que Moscou n’utilise la menace d’une restriction de ses exportations agricoles – déjà activée pour stabiliser les prix intérieurs –, pour s’attacher l’appui ou la neutralité de pays dans le conflit. Blé, maïs, orge, tournesol, colza, etc., la Russie et l’Ukraine contrôlent environ 12 % des calories qui s’échangent sur les marchés internationaux.

L’Égypte, concentré de vulnérabilités

C’est le premier importateur mondial de blé, qui doit se procurer jusqu’à 60 % de sa consommation à l’international, achats provenant à 80 % d’Ukraine et de Russie. Seul 4 % du territoire est cultivable (les bords du Nil). Sans réserve de terres arables pour augmenter sa production locale de blé, avec seulement 2,6 mois de stock et peu de devises pour disputer les disponibilités raréfiées sur le marché international (alors que son économie dépend fortement du tourisme russe), l’Égypte est probablement le pays du Sud le plus durement affecté par la guerre en Ukraine. Le pain est un aliment de base pour la population de 105 millions de personnes, dont un tiers vit avec moins de 1,5 dollar US par jour (seuil d’extrême pauvreté). Et des « émeutes du pain » secouent régulièrement les villes dès que son prix monte. Pour en conjurer le spectre, le gouvernement, déjà très impopulaire, s’est empressé d’imposer un prix fixe pour la galette.Or, signale l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), une trentaine de pays, tous situés dans le Sud (à l’exception de la Finlande), dépendent à plus de 50 % des exportations ukrainiennes et russes pour leur consommation de blé. Une dizaine de pays (Liban, Pakistan, Libye, Somalie, Érythrée, Madagascar, Seychelles…) dépendent même à plus de 50 % de la seule Ukraine. Le cas de l’Égypte focalise l’attention (voir encadré). Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, redoute un « ouragan de famine » dans le monde, avec des émeutes de la faim comme lors des crises alimentaires de 2007-2008 et 2011. Pour David Beasley, directeur du PAM, il se prépare une catastrophe sans équivalent depuis la Seconde Guerre mondiale.

Car il ne s’agit pas que d’une question de tonnages disponibles. Dans l’immédiat, la plupart des pays ont de quoi tenir quelques mois. « Mais, d’ores et déjà, le ralentissement considérable des exportations ukrainiennes et russes – de près de 50 % – a conduit à une hausse mécanique des prix », relève Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre solidaire. Fin mars, la tonne de blé se négociait à 435 euros, près d’un doublement depuis le début de l’année. À la raréfaction des cargaisons s’ajoute une cascade de conséquences qui amplifient le désordre, comme lors des crises alimentaires mondiales précédentes. La spéculation joue à plein, des pays bloquent leurs exportations par précaution, les aléas climatiques surdéterminent certaines mesures politiques. Ainsi la Chine, qui a certes réalisé de mauvaises récoltes en raison de pluies diluviennes, a prévu d’importer du blé cette année bien que disposant d’une année de réserve dans ses silos. Un tel compétiteur, par sa puissance, jouera un rôle déterminant dans les batailles fiévreuses qui montent sur les marchés.

Les coûts de production agricole vont quant à eux inéluctablement grimper partout dans le monde : ils sont peu ou prou indexés sur les cours des hydrocarbures, qui flambent depuis la crise énergétique déclenchée par la guerre. Et ils affectent directement le prix des carburants (machines agricoles, camions et navires de transport). Mais aussi celui des engrais et des pesticides, synthétisés à partir de pétrole ou de gaz, et dont la Russie et l’Ukraine produisent le quart des volumes mondiaux. Le prix des engrais, déjà monté très haut en octobre 2021 à la suite des tensions mondiales sur le gaz, est passé de 600 à 800 euros la tonne depuis le conflit, sommet jamais atteint. « Dans six ou sept mois, c’est donc l’ensemble des prix agricoles mondiaux qui vont répercuter le choc », traduit Valentin Brochard. C’est mécanique pour l’élevage industriel, très dépendant du cours des céréales et des oléoprotéagineux (tournesol notamment), « qui interviennent à 70 % dans le coût de production d’un kilo de viande de porc, par exemple », illustre l’économiste Bruno Parmentier, spécialisé dans les questions agricoles et alimentaires. Au nombre des arbitrages, il prévoit que les exploitations agricoles les plus serrées en trésorerie réduiront leurs épandages d’engrais, « ce qui amoindrira leurs rendements ».

Autre conséquence aggravante : la production d’agrocarburants, déjà plus rentable hors crise que la fourniture d’aliments, va encore gagner en attractivité avec l’envolée du cours des hydrocarbures. « On le constate déjà au Brésil, avec une augmentation des livraisons de canne à sucre aux usines d’éthanol, indique Valentin Brochard. Ces phénomènes sont de véritables bombes à retardement, qui préparent une des pires flambées des prix du XXIe siècle. »

Les alarmes de l’ONU sont d’autant plus justifiées que la situation alimentaire mondiale était déjà très préoccupante avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine. Les prix agricoles étaient au plus haut, au-dessus même des cours constatés lors des crises alimentaires de la fin des années 2000. Les événements météorologiques extrêmes, conséquence du dérèglement climatique, se sont multipliés, tout comme les épidémies dans les élevages de volailles. Et, surtout, la pandémie de covid a détruit des circuits économiques qui permettaient à des millions de personnes de survivre, aujourd’hui endettées et réduites à des stratégies parfois désespérées, « tel l’éleveur peul réduit à manger ses vaches reproductrices ou l’agricultrice burkinabè qui consomme le sac de mil gardé pour les semailles, illustre Valentin Brochard. C’est toute une population déjà en état de grande précarité qui pourrait basculer dans la faim ». Alors qu’un tiers de la population mondiale (2,4 milliards de personnes) se trouve déjà en situation d’insécurité alimentaire, après six années de dégradation continue, « la guerre, par ses conséquences, pourrait finalement tuer plus de personnes en Afrique qu’en Ukraine… » redoute Bruno Parmentier.

Face à la vague qui s’annonce, l’Union européenne, activement aiguillonnée par la France, qui en assure la présidence, a immédiatement opté pour une augmentation de la production et des exportations. Le ministre français de l’Agriculture, Julien Denormandie, a annoncé la mise en culture des 4 % des surfaces agricoles annuellement laissées en jachère pour protéger la biodiversité. « Pour produire un supplément d’à peine 2 000 tonnes de céréales par an, fustige Valentin Brochard. Une goutte d’eau, et avec des intrants chimiques ! » À FranceAgriMer, Gilles Menou constate également un assaut opportuniste contre les mesures environnementales de la politique agricole commune, « qui brideraient la production de l’UE. Nos grands céréaliers, qui disposent de bureaux dans tous les pays importateurs, s’inquiètent surtout d’être pénalisés par la disponibilité des engrais azotés, alors qu’ils voient tant de marchés à prendre à l’export. »

Pas à la hauteur, critiquent une vingtaine d’organisations associatives et professionnelles qui publient une analyse virulente (1). « Avant toute fuite en avant productiviste en Europe, il conviendrait déjà de réfléchir à la régulation des prix agricoles et alimentaires, à la mobilisation et juste répartition des stocks de céréales existants et à la réorientation vers l’alimentation humaine de la culture d’immenses exploitations agricoles pour nourrir des élevages industriels et pour fournir des agrocarburants. » Au mieux des perspectives de moyen terme, ont conscience les observateurs, qui redoutent qu’à échéance de quelques mois la catastrophe annoncée soit imparable.

(1) « Crise agricole, crise alimentaire, une alternative est possible », porté par les Amis de la Terre, le CCFD-Terre solidaire, la Fondation pour la nature et l’homme et Greenpeace France.


par Patrick Piro
publié le 6 avril 2022

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