Si la situation dramatique des citoyens ukrainiens mérite « toute notre sollicitude », l’instauration par les Etats d’une « hiérarchie dans le palmarès des drames » répond souvent à un agenda politico-médiatique, analyse dans une tribune au « Monde » le médecin et chercheur en relations internationales Jean-François Corty.

Tribune. L’heure est toujours à la sidération plus d’une semaine après le début de la guerre en Ukraine, et une avalanche de chiffres et d’indicateurs décrivent déjà les contours d’une crise humanitaire d’ampleur.

Plusieurs milliers de blessés, des centaines de morts civils et militaires probablement sous-estimés, et près de 2 millions de réfugiés, sans compter les nombreux déplacés internes, qui ont déjà franchi les frontières vers les pays limitrophes, majoritairement en Pologne.

Leviers dramaturgiques

En écho au drame vécu par les Ukrainiens s’affichent les annonces politiques à caractère humanitaire dont les principes et la faisabilité font débat. En effet, le droit humanitaire international, dont l’objectif majeur est de protéger les civils et les aidants dans une tentative périlleuse d’humanisation de la guerre, peine à être respecté dans de nombreux conflits.

L’intérêt de chiffres sanitaires délivrés quotidiennement lors d’une crise pose question, que celle-ci soit secondaire à un conflit armée ou pas, au-delà des déterminants classiques nécessaires à la planification des interventions humanitaires et des enjeux de viabilité des données. Il s’agit d’illustrer l’inhumanité du conflit et d’objectiver les conditions d’existence dramatiques des civils en pointant la responsabilité des belligérants.

Selon les points de vue et les dynamiques de propagande, on comptabilisera les morts occasionnés par l’adversaire, relevant de fait ses fragilités en quantifiant aussi ceux de ses propres rangs. Les chiffres peuvent ainsi activer les leviers dramaturgiques pour capter l’indignation et, par là même, la solidarité et le soutien d’acteurs extérieurs. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Bertrand Badie : « La mondialisation conduit à des jeux diplomatiques opportunistes »

Or l’exercice de comptabilité régulier des morts tel qu’il a pu être mené dans le conflit syrien n’a pas eu d’impact flagrant sur le déroulé de la guerre et l’atténuation de ses conséquences délétères. Les soignants et les lieux de soins étaient des cibles délibérées dans une stratégie de guerre totale de terreur, où le respect du droit humanitaire international passait en second plan. De fait, connaître le nombre de morts au quotidien dans un conflit n’est pas forcement bénéfique à la population et ses victimes. Il en sera probablement de même en Ukraine.

Mécanique compassionnelle

Dans le conflit yéménite, les discours officiels ont recensé pendant plusieurs années le même nombre de morts civils, environ 10 000, alors qu’il est maintenant reconnu que ce chiffre était sous-évalué.

Cet indicateur des morts violentes ne tient pas compte des décès consécutifs à la perte de chances de soins à la suite de l’effondrement d’un système de santé, ni de l’accentuation de la précarité liée à la situation de guerre. Pourtant, dans ce cas aussi, le fait de connaître le nombre des victimes n’a pas eu d’impact réel sur le déroulé de la guerre et ses atrocités et n’a pas amélioré le sort des survivants. Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Dans vingt pays, 274 millions de personnes sont dépendantes de l’aide humanitaire »

La mécanique compassionnelle des chiffres a pourtant déjà fonctionné dans le cadre du conflit ukrainien. Les Nations unies, qui ont estimé les besoins d’aide d’urgence à 1,7 milliard de dollars (environ 1,56 milliard d’euros), ont récolté près de 1,5 milliard de dollars en seulement deux jours. Les besoins sont réels et la crise des réfugiés ukrainiens, comme le drame vécu par ceux restés dans le pays, doit attirer toute notre attention, les associations humanitaires déjà en place dans la région ne s’y sont pas trompées.

Mais cela pose question dans un contexte où les pays européens limitrophes de l’Ukraine ont la capacité logistique, l’ingénierie et les moyens financiers pour accueillir dans de bonnes conditions les milliers d’exilés.

Bons ou mauvais migrants

Les autres pays européens se sont engagés à les aider à absorber la charge migratoire, rompant ainsi avec l’échec des accords de réadmission censés soulager l’Italie et la Grèce, en première ligne lors de la crise de l’accueil de 2012.

Il est à remarquer qu’à cette époque, la grande majorité des exilés provenaient d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient, confirmant la construction politique européenne consistant à définir des bons ou des mauvais migrants selon leur origine et pas selon la nature des violences subies. Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Il n’y a pas que “chez les autres” que la guerre met sur la route des millions de familles »

Ce décalage de traitement par rapport à d’autres crises est d’autant plus flagrant que l’Afghanistan attend toujours près de 90 % de l’aide internationale promise alors que l’état sanitaire de sa population est au plus bas. La guerre au Yémen, considérée comme la pire crise humanitaire au monde il y a encore quelques mois, continue, dans l’indifférence générale, d’occasionner un blocus et des bombardements d’une coalition déterminée sur une partie de la population exsangue.

Force est de constater que l’instauration d’une hiérarchie dans le palmarès des drames renvoie à une proportionnalité des engagements humanitaires étatiques qui répond souvent à un agenda politico-médiatique parfois loin des considérations humanitaires élémentaires.

Un tiers crédible

Les dernières négociations entre belligérants ukrainiens et russes ont accouché d’une proposition de corridors humanitaires afin de permettre aux civils d’évacuer les lignes de front. Si le dispositif semble approprié, l’histoire récente de ces échappatoires de fortune à Alep, en Syrie, nous rappelle ses limites dès lors que ces corridors ne sont pas organisés par un tiers crédible.

Lorsqu’ils impliquent des parties prenantes au conflit – comme ce fut les cas avec les Russes en Syrie –, cela induit une mise à l’épreuve de la confiance des ayants droit qui sont réticents à s’y engager. Ces mêmes supposés protecteurs sont en effet ceux qui, la veille, bombardaient leur maison. L’impact de ces corridors sur les civils en Ukraine risque donc aussi d’être relatif, comme on le constate à Marioupol.

Ne nous y trompons pas, la situation dramatique des citoyens ukrainiens et les intentions belliqueuses des Russes méritent toute notre sollicitude. Les associations humanitaires redoublent d’énergie pour répondre aux besoins des réfugiés et pour appuyer les structures de santé sur le territoire ukrainien, afin de prendre en charge les blessés et assurer la continuité des soins.

Mais les démarches humanitaires des Etats relèvent aussi de stratégies de communication et de guerre. Qu’ils soient liés au conflit directement ou indirectement, leurs productions de données et leurs dispositifs de protection souvent hasardeux – comme les corridors – auront davantage d’impact sur le désir d’humanisation de la guerre des spectateurs à distance que sur la survie des civils qui la vivent au quotidien et vont payer un lourd tribut.

Jean-François Corty est ancien directeur des opérations de l’association Médecins du monde (2008-2018).

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