Par Thomas Saintourens

Enquête« Les chansons de l’enfer » (6/6). Aleksander Kulisiewicz a consacré l’essentiel de sa vie à recueillir et transmettre les musiques et les chansons composées dans les camps nazis. Depuis sa mort, en 1982, son fils Krzysztof lutte pour faire connaître son inestimable collection.

Lorsqu’il regagne son cottage, dans un vallon du Jura cracovien, Krzysztof Kulisiewicz aime se reposer sur le canapé en écoutant du jazz ou en se plongeant dans un livre d’histoire. Duffy, son petit chien, se recroqueville sur ses genoux. Alors, Krzysztof oublie le tumulte du centre-ville de Cracovie, ses soucis d’argent, sa santé fragile. Une autre présence le hante, pourtant. Où qu’il pose le regard, dans ce chalet de bois brut, le souvenir de son père, Aleksander, « Alex » pour ses amis, se rappelle à lui : sa machine à écrireErika noire trône sur la commode ; son magnéto est posé sur une étagère ; les portraits de famille, peints dans les années 1960, ornent le mur du salon ; dans les bibliothèques, des disques vinyles et des dossiers évoquent la folle mission de celui que l’on surnommait le Barde de Sachsenhausen.

Ce père au destin d’exception interpréta et figea dans sa mémoire les chansons-testaments de ses codétenus du camp de concentration de Sachsenhausen, avant de vouer le reste de son existence à la recherche de la musique composée dans les autres camps de la seconde guerre mondiale. Cet ancien chanteur de cabaret accumula ainsi plus de 600 chansons, la plupart enregistrées lors d’entretiens avec des survivants, au long de 52 kilomètres de bandes sonores.

Krzysztof Kulisiewicz pose dans son salon muni des partitions écrites par son père. Au dessus de lui, des tableaux peints par ce dernier également. Cracovie, le 9 juillet 2021. A droite , une des armoires d’Aleksander Kulisiewicz remplie de documents et de ses disques à Grębynice le 9 juillet 2021. KAROLINA GEMBARA POUR « LE MONDE »

Kulisiewicz « fils » présente bien des similitudes avec son illustre père : un Polonais polyglotte au visage de clown triste, angoissé et drôle à la fois, bavard mais volontiers solitaire, vivant avec des musiques plein la tête… Krzysztof Kulisiewicz, 61 ans, dissipe tout malentendu : « Je n’ai pas le caractère fantastique de mon père. Je n’ai pas cette âme héroïque. » Professeur privé d’anglais et d’allemand durant l’année scolaire, il est réceptionniste, chaque été, dans un camp de vacances des collines de l’Eifel, dans l’ouest de l’Allemagne. Pourtant, tel un agent double, Krzysztof poursuit sans relâche la mission paternelle. Ou, plutôt, le sauvetage de son œuvre.

Que reste-t-il de ce travail d’enquête ? Et de cette voix protéiforme, capable de captiver son auditoire ? Pour trouver la réponse, il faut emprunter des chemins sinueux. Comme si le facétieux Alex, si habitué à jouer différents personnages, avait continué à brouiller les pistes après sa mort, en 1982. A se jouer de son monde et des nerfs du fiston… Par où commencer ? Par Krzysztof. Par Cracovie. C’était il y a bientôt quarante ans.

Un travail de titan

Repartons donc du 12 mars 1982. A la mort d’Alex, Krzysztof a 22 ans. L’appartement familial où son père vivait reclus est encombré de huit armoires remplies de partitions, de lettres, de photographies, d’interviews. Krzysztof sait à quel point ce travail de titan a peu à peu consumé la santé physique et mentale du vieil homme. Il pressent qu’elle l’éprouvera à son tour. D’autant que, à peine terminé l’enterrement au cimetière Salvator de Cracovie, sa grand-tante vend le logement qu’il squattait. Par la même occasion, elle met le fils à la porte, puisqu’il était devenu l’assistant d’Alex, de plus en plus faible. « Je vivais littéralement dans ses archives, se souvient-il, j’étais entouré des voix des musiciens des camps. »

Krzysztof Kulisiewicz pointant du doigt les biens de son père (Aleksander Kulisiewicz) et d’autres affaires en attente d’être triées à Grębynice, Pologne, le 9 juillet 2021. KAROLINA GEMBARA POUR « LE MONDE »

Krzysztof Kulisiewicz montrant des photos d’archives de son père. Cracovie, le 9 juillet 2021. KAROLINA GEMBARA POUR « LE MONDE

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Que faire de cette collection ? Le jeune homme se tourne vers le Musée-mémorial d’Auschwitz-Birkenau, celui de Varsovie, l’université Jagellonne de Cracovie, où son père étudia avant la guerre… Personne n’est intéressé par ces monceaux de musiques maudites. Un membre du Parti communiste, admirateur d’Alex, propose de jouer les entremetteurs. Rusé, il relance le musée d’Auschwitz en brandissant cette menace : « Si vous ne récupérez pas ces archives, elles iront aux Russes, à Moscou ! » Le stratagème fonctionne. En 1983, le contenu des armoires est acheminé vers Auschwitz. Mais le dossier Kulisiewicz y est simplement stocké dans un baraquement réaménagé en entrepôt. La musique des captifs est de nouveau sous cloche, au sein même du camp symbole de l’extermination.

Krzysztof ne peut se satisfaire de cette situation. Il craint qu’elles disparaissent à la chute du régime communiste… Ne reste donc qu’une solution : l’étranger. L’Amérique. A Washington, un Musée de l’Holocauste est en construction. On dit que ce sera le plus grand du monde. Autrefois, son père était parti en tournée là-bas, jusqu’au Wisconsin. Krzysztof fouille dans son répertoire téléphonique, appelle des amis juifs de Milwaukee.

La parole du rabbin

Quelques mois plus tard, un Américain frappe à la porte de l’appartement de Cracovie. Ce n’est pas un conservateur de musée, mais un vieux rabbin charismatique, qui furète, consulte les documents encore en possession de la famille, pour évaluer leur valeur historique.Soudain, il interpelle Krzysztof et sa mère : « S’il vous plaît, asseyez-vous dans un coin de la pièce et restez silencieux. Je dois prier Dieu. » Après quelques minutes, le rabbin se retourne vers eux, le visage apaisé : « Cette collection est importante. Je ferai tout mon possible pour la sauver. » Le rabbin tiendra parole.

La suite de l’histoire est racontée par Barbara Milewski, qui était alors traductrice stagiaire au Musée de l’Holocauste, chargée de répertorier les collections en langue polonaise, avant son ouverture. « Un jour, le directeur des collections du Musée de l’Holocauste de Washington, Jacek Nowakowski, se promène dans les archives d’Auschwitz. Il avise de grosses boîtes recouvertes de suie. Il demande ce que c’est, et l’employé du musée répond : “Oh, ça, c’est rien, juste les trucs d’un vieux fou.” Nowakoski réplique : “Ça a l’air intéressant… Laissez-moi voir”, et on a commencé à déballer les archives d’Alex Kulisiewicz. Tout a changé, à ce moment-là… Y compris ma vie. » Les documents qui prenaient la poussière dans le camp polonais sont alors transférées aux Etats-Unis.

A Washington, Barbara Milewski a pour mission d’expertiser chaque boîte, d’écouter chaque enregistrement. « Je m’enfermais huit heures par jour dans un placard à balais. C’était passionnant. Alex Kulisiewicz donnait la parole aux rescapés, il reconstituait avec eux les chansons, mais il racontait aussi ses doutes, sa vie personnelle, de façon très crue ! »

Barbara Milewski, professeure de musicologie à Swarthmore College (Pennsylvanie), est aujourd’hui la meilleure spécialiste du Barde de Sachsenhausen, dont les archives sont conservées au Musée des Etats-Unis du Mémorial de l’Holocauste (USHMM). « S’il n’a pas reçu la reconnaissance qu’il mérite, c’est parce qu’il ramène sans cesse les gens vers un passé tragique. Pour ne rien arranger, il avait un caractère querelleur et travaillait en langue polonaise, derrière le rideau de fer. Enfin, contrairement aux artistes virtuoses détenus au camp de Terezin, tel Gideon Klein, son œuvre n’est pas ce qu’on appelle de la “grande musique”. Qui veut écouter un vieil homme pleurer ses chansons folk ? »

Selon la musicologue, le dossier Kulisiewicz n’a pas encore livré tous ses secrets. Au-delà de l’intérêt académique, elle ne cesse de s’interroger sur ces chansons, dont il était l’unique messager. Dans quelles conditions faut-il les écouter ? Est-il encore possible de les interpréter sur scène ? « Ce n’est pas une musique que l’on joue pour le divertissement, estime-t-elle. Les archives musicales de Kulisiewicz, c’est un travail ethnographique inestimable. Son héritage symbolise aussi une valeur fondamentale : la réconciliation. »

Alter ego italien

Loin de Cracovie, loin de Washington, c’est dans le sud de l’Italie, dans les Pouilles, que l’on retrouve la trace des chansons d’Alex Kulisiewicz. Dans un appartement de la ville de Barletta, où les partitions débordent aussi jusqu’à la chambre à coucher, vit et travaille son alter ego italien. Dès l’aube, posté à son piano ou devant son ordinateur, le pianiste Francesco Lotoro, 56ans, poursuit la mission du pionnier de Cracovie : retrouver, cataloguer, mais aussi interpréter toutes les musiques composées en captivité durant la seconde guerre mondiale. Même les complaintes ténébreuses d’« Alex ». « Sa grande intuition fut de créer des méthodes de recherche toujours opérantes de nos jours – par camp, par auteur, par style… analyse M. Lotoro. Mais aussi de voyager, rencontrer les survivants dès que cela est possible, car rien ne vaut la transmission directe. Toute la recherche musicale concentrationnaire actuelle vient de lui. »

L’Italien a le même caractère têtu, la même puissance de travail, les mêmes obsessions. Mais les techniques d’investigation ont changé. Les sources directes sont presque toutes taries. Les voix se sont tues à jamais. « Krzysztof a tout compris de la grandeur de son père. Il a rendu le travail plus facile, mais c’est une exception, constate Lotoro. Tant d’autres musiciens des camps ont été oubliés, même au sein de leur propre famille. »

Revenons au « cottage » du Jura cracovien, où plane encore l’ombre d’Alex. Oublions la quiétude de la forêt de sapins. Ecoutons le tic-tac de l’horloge, impitoyable métronome, scandant la vie qui passe sans que la mission de transmission soit encore totalement accomplie… Le dernier trésor est niché là, au bas de la bibliothèque : un épais bloc de feuilles tapées à la machine Erika. La version originale de l’encyclopédie inachevée de son père, laissée en plan sur son bureau à sa disparition. Le « grand livre », comme l’appelle Krzysztof. Ce travail d’une vie, mille fois fait et défait au fil des entretiens et des nouvelles découvertes. « J’ai essayé de le faire publier pendantquarante ans. Cela n’a jamais intéressé personne. Qui veut gagner de l’argent avec 2 000 pages sur la musique des camps ? », grogne le fils.

Bibliothèque contenant des documents, illustrations, notes et lettres collectées par Aleksander Kulisiewicz à Grebynice, le 9 juillet 2021. KAROLINA GEMBARA POUR « LE MONDE »

« Ce grand livre, c’est la voix du peuple, poursuit-il. Ils ne peuvent plus chanter, car ils sont morts depuis longtemps. Mais ils veulent nous parler à travers mon père. Ce sont leurs voix qui veulent nous raconter leur histoire. » De « A » comme Auschwitz, à « S », comme Sachsenhausen. Des quatuors à cordes de Jozef Kropinski, composés à Buchenwald, à la Berceuse du crématorium, d’Aron Liebeskind, susurrée à Treblinka, sans oublier le Jüdischer Todessang de Rosebery d’Arguto, l’ami d’Alex. Autant de voix qui hantèrent, une vie durant, la mémoire du Barde de Sachsenhausen. Autant de témoignages, en mots et en notes, contre le péril de l’oubli.


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