L’écrivain José Carlos Agüero revient sur les trois semaines d’instabilité politique au Pérou, marquées par la mort d’au moins vingt-huit manifestants dans les Andes, tués par les forces de l’ordre. Et dénonce la stratégie politique « insultante » de la nouvelle présidente Dina Boluarte.

Ludovic Lamant

28 décembre 2022 à 15h33

Historien rattaché à l’Institut d’études péruviennes, écrivain et poète, José Carlos Agüero, né en 1975 à Lima, est notamment connu pour avoir publié Los rendidos (IEP, 2015, non traduit en français), un texte important dans lequel il pose la question d’un dialogue possible entre des victimes de la guérilla marxiste du Sentier lumineux – dans les années 80 et 90 – et des enfants de parents terroristes.

Agüero s’est rendu à des manifestations et des veillées à Lima ces dernières semaines, d’abord pour observer, ensuite, dit-il, pour « accompagner », même s’il ne partage pas la revendication de beaucoup de manifestant·es d’un retour au pouvoir de l’ancien président Pedro Castillo, auteur d’un coup d’État manqué le 7 décembre dernier et depuis emprisonné. « Accompagner, c’est le maximum que je pouvais faire », confie-t-il.

Dans un entretien accordé à Mediapart, l’écrivain revient sur les trois semaines d’instabilité politique au Pérou, marquées par la mort d’au moins vingt-huit manifestant·es dans les Andes, dénonce la stratégie politique « insultante » de la nouvelle présidente Dina Boluarte et énumère, malgré le chaos et les morts, des raisons de se montrer optimiste.

Mediapart : Partons d’un chiffre, celui des vingt-huit morts victimes de la répression de la police et des forces armées dans les manifestations des derniers jours…

José Carlos Agüero © JCA.

José Carlos Agüero : Nous venons de traverser au Pérou des décennies où il nous a déjà fallu compter de nombreux morts, encore et encore. À l’époque pas si ancienne du conflit armé interne [entre le Sentier lumineux et les forces paramilitaires de l’exécutif – ndlr], on a chiffré à 70 000 le nombre de morts.

Puis vinrent de nombreuses années de dictature [sous la présidence d’Alberto Fujimori – ndlr], où il y eut encore des morts. Après le retour de la démocratie [à partir de 2000 – ndlr], une centaine de décès ont été comptabilisés en marge de conflits sociaux [167 entre 2003 et 2020 – ndlr]. Et durant la pandémie du Covid, nous avons déploré plus de 200 000 morts.

Dès lors, la mort perd son caractère sinistre. Elle ne génère plus d’effets sociaux. Au niveau personnel, le deuil est relégué au second plan. Parfois, on ne le fait même plus. Pareil pour les conséquences que l’on pourrait tirer collectivement de ces morts. On ne se demande plus ce qui a causé ce décès. S’il est le produit, par exemple, d’une action abusive des forces de l’ordre. S’il est le résultat d’une décision gouvernementale. Ce ne sont plus des questions importantes.

Simplement les gens, plutôt que mourir, disparaissent, ou plutôt, s’évanouissent, se dissolvent. Comme leurs vies n’ont pas eu beaucoup d’importance, leurs morts non plus n’en ont pas eu. Cela peut se comprendre. C’est un processus de dégradation de l’existence. La mort elle-même perd de son importance. Ce qui est très mauvais.

Sur le moment, la mort de dix manifestants, jeunes pour la plupart, tués par balle, aux abords de l’aéroport d’Ayacucho dans les Andes centrales, n’a pas suscité de réaction majeure de la part de la classe politique à Lima. Cette situation a-t-elle évolué au fil des jours ?

Il n’y a pas de débat national. Ce qu’il y a, c’est de l’indignation locale. À Ayacucho, dans l’Apurímac, un peu à Arequipa. Sur place, il y a eu des actes symboliques, des veillées, des enterrements, tous chargés d’un contenu politique. À Lima, il n’y a pas eu de débat. Au contraire, l’exécutif, comme le Congrès, a pris soin de ne pas parler de la question, de ne pas même l’énoncer.

Tout le monde sait que les morts sont là. Mais il s’agit de ne pas en parler, de ne pas les énoncer, pour que cela ne devienne pas un sujet de débat. Parce qu’à partir de là, cela entraînerait des conséquences politiques, cela deviendrait une partie d’un récit plus large. Ils recourent donc à des euphémismes pour parler des morts. Au lieu de parler du fait qu’il y a eu près de trente morts, ils sont déjà passés outre, ils ont déjà parlé de réparations.

À Ayacucho, dans les Andes péruviennes, l’enterrement le 18 décembre de José Luis Aguilar Yucra, 20 ans, abattu trois jours plus tôt par les forces de l’ordre © AFP / Javier Aldemar.

C’est ce qu’a évoqué la nouvelle présidente, Dina Boluarte, dans son message télévisé de Noël…

Ce message est profondément cynique. Quand elle dit qu’elle est vraiment désolée pour la mort de ses compatriotes, elle se positionne en spectatrice. Quelqu’un comme vous ou moi, qui n’a rien à voir avec ce qui s’est produit. Comme si elle n’était pas la présidente, mais n’importe quelle voisine du quartier. Très bien, mais peut-on parler de la chaîne de commandement, des ordres qui ont été donnés à ceux qui ont tiré, dans le cadre d’un état d’urgence décrété par votre gouvernement ?

Dina Boluarte avance aussi l’idée que ses compatriotes ont été manipulés, reprenant ce discours, déjà en place bien avant les manifestations, qui voudrait que les gens qui manifestent sont incapables d’avoir une opinion, de prendre des décisions de manière rationnelle sur la scène publique, qu’ils sont emportés par des pulsions. C’est un très beau message de Noël, dans lequel la présidente a humilié tout le Pérou.

Elle parle aussi de la nécessité de « tourner la page ». On vient de tuer ton fils et on te demande de ne pas être pénible : s’il te plaît, pense au pays, tourne la page, ne pleure pas. Cela me semble profondément insultant d’utiliser une telle expression, dans un pays où précisément, nous avons trop souvent tourné des pages et instrumentalisé la « réparation » apportée aux victimes.

Ils promettent à présent l’envoi d’une aide économique, même pas de réparation. Mais cet exercice purement bureaucratique ne peut fonctionner comme technique de pacification du pays, s’il n’est pas accompagné de vérité et justice.

Certains s’inquiètent d’une militarisation du régime. Qu’en dites-vous ?

Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une dictature militaro-civile. Ce n’est pas ça. Pour rester au pouvoir, Dina Boluarte a construit des alliances, tacites et tactiques, avec les forces les plus conservatrices du pays, y compris, je suppose, les forces armées. Il y a donc beaucoup d’acteurs différents engagés.

Le Congrès lui-même est constitué de nombreux groupes d’intérêt. Certains sont directement des mafias, qui contrôlent des entreprises légales et illégales. Ils ont tous eu besoin de s’entendre entre eux pour contrôler ce moment de crise, éviter la chute du gouvernement, et mettre de côté Pedro Castillo et ses sympathisants.

Quand tout s’effondre, l’identité peut servir de dernier refuge. Et pour le peuple, Castillo signifiait cela : il est à moi.

Pedro Castillo est-il quand même le premier responsable de tout cela, lui qui a déclenché cette tentative de coup d’État ?
Castillo porte d’abord la responsabilité d’avoir été un politicien traditionnel. Il avait promis de prendre ses distances avec la politique traditionnelle, de porter la voix de ceux qui ne sont rien au Pérou, des exclus des zones rurales. Il a incarné une gauche très conservatrice, qui me semble très datée.

Il s’est révélé être un très mauvais gestionnaire. Et il a contribué à sa propre chute, en tentant un coup d’État. Je n’ai jamais pensé qu’il était un démocrate. Mais il a su construire un lien identitaire avec une partie de la population. Quand tout s’effondre, quand les tissus sociaux craquent, l’identité peut servir de dernier refuge. Pour le peuple, Castillo signifiait cela : il est à moi, il me représente un peu.

Les gens ne sont pas stupides, ils savent que c’était un mauvais président. Mais il était à moi. Et vous, les élites, puisque vous avez tout le reste, au moins, j’avais le président avec moi. Si vous m’enlevez le président, vous m’enlevez la seule chose qui fait que je pense que la démocratie peut encore fonctionner pour moi.

En 2020, trois manifestants dans un rassemblement massif contre l’investiture du nouveau président avaient perdu la vie à Lima : cela avait été un électrochoc. Cette fois, la réaction est très différente. Pourquoi ?

Je vois deux grandes différences. D’abord, le rejet de Manuel Merino était à l’époque unanime. Ensuite, il y a l’élément culturel, d’un racisme qui veut que la vie d’un cholo, comme on l’appelle ici, d’un indien, d’un indigène, vaut moins que celle d’un autre. À Lima, les morts valent plus, symboliquement, que des morts dans des communautés éloignées avec lesquelles je n’entretiens pas beaucoup de liens affectifs.

Il est plus facile d’exercer une violence contre quelqu’un dont la vie vaut peu. Aux yeux de l’élite, la vie d’un pauvre à Lima ne vaut pas beaucoup plus, mais ils savent que sa mort peut enclencher une réaction bien plus grande.

La décision de l’exécutif d’avancer les élections générales à avril 2024, contre 2026, a-t-il joué dans le reflux des manifestations ?

En principe, oui. Ce calendrier est une bonne nouvelle : il fixe un horizon. C’est une chose de manifester au milieu de l’incertitude et de la répression, c’est autre chose de manifester en sachant qu’il y aura des élections dans environ un an. Mais fondamentalement, ce qui a calmé les choses, c’est que le gouvernement a montré qu’il pouvait tuer. L’exécutif s’est d’ailleurs félicité de la manière dont ils ont freiné la contestation.

C’est une forme de pédagogie. Tu me filmes avec ton téléphone ? Je te tue quand même. On sort les militaires. On tire. Et ensuite, il ne se passera rien, on n’abordera même plus le sujet. Le sujet ne sera même plus élevé au rang de sujet. Ça marche, en tout cas pour un temps. C’est une manière d’acheter la paix, pour un temps. 

L’extrême droite, qui vient de remporter les municipales à Lima, semble bien placée pour profiter de la crise…

Oui, bien sûr. Cela semble inévitable. Ce sont des cycles. Ce n’est pas que je sois fataliste, ou que je pense que l’histoire est écrite. Mais le processus d’accumulation de pouvoir de la part de la droite la plus conservatrice dure depuis des années maintenant. Ils ont plus ou moins déjà pris le pouvoir. Il n’y a déjà plus qu’un type de langage légitime pour pouvoir concourir aux élections et les remporter, celui de l’ordre, de l’autorité, de la sécurité.
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Tout le monde va devoir utiliser ce langage pour participer aux prochaines élections. Celui qui s’en écarte sera stigmatisé, il sera un « terruqueo » [terme propre à l’espagnol du Pérou censé désigner un terroriste – ndlr]. Tout cela dure depuis longtemps. J’ai déjà écrit, avec d’autres collègues, qu’il fallait, surtout après la catastrophe du Covid qui a montré qu’il n’y avait plus d’État, se montrer patients.

Au Pérou, nous attendons toujours que la crise vienne à nous, que la crise arrive. Mais elle s’est déjà produite. Le moment le plus tragique a peut-être été la pandémie. Tous les processus en place depuis vingt ans se sont superposés, de destruction du cadre institutionnel, du système des partis, de la représentation, du lien social. Ce vide s’est exprimé au moment de la pandémie comme dans un cauchemar. On s’est habitués à voir des gens mourir dans la rue, à faire la queue dans les hôpitaux sans l’oxygène dont ils avaient besoin.

Tout cela nous aide à comprendre pourquoi il y a si peu d’alternatives dans le paysage actuel, et pourquoi ce ne sont pas deux ou trois réformes menées par l’actuel Congrès qui vont résoudre le problème. Les gens ne vont pas devenir vertueux du jour au lendemain, et se soucier d’un coup de la communauté politique.

Se montrer patients, donc ? C’est un peu court…

Il y a deux choses que je sauverais, de tout ce processus. D’abord, bien qu’il semble, de manière superficielle, qu’il y ait eu une dissociation entre Lima et les provinces, c’est le contraire, à mon avis, qui est en train de se produire. Pas dans les grands médias, mais à travers les réseaux sociaux et les médias locaux.

Soudainement, il n’y a plus de vide, il y a quelque chose, le germe d’un nouveau tissu social.

Depuis Lima, nous avons suivi de beaucoup plus près ce qui se passait dans les régions. Beaucoup de gens, ici, se sont sentis touchés. Cela n’aurait pas pu se produire il y a quelques années, quand le monopole de l’image et de la parole était détenu par deux ou trois chaînes de télévision. J’ai l’impression qu’il s’est passé ici quelque chose de bon pour l’avenir.

La deuxième chose, et c’est une analyse que je partage avec le sociologue Martín Tanaka, c’est que le gouvernement ne peut pas continuer d’agir dans le vide. Tu ne peux pas juste réprimer. Il n’a personne à qui parler : depuis des années, le tissu social a disparu, il n’y a plus d’intermédiaires légitimes, de partis, de syndicats, d’organisations. Et dans ce soulèvement social, des structures sont apparues.

Elles ne plairont pas à tout le monde, ce ne sont pas des intermédiaires traditionnels comme on les imagine. Mais au moins, il y a des collectifs, des dirigeants, des leaders ici ou là… Tout cela de manière informelle, mais cela peut être le germe d’une nouvelle articulation, d’un nouveau tissu social. Soudainement, il n’y a plus de vide, il y a quelque chose. Il reste à voir comment légitimer cela, et comment les partis de gauche, à l’approche des élections, vont accepter de se refonder, en intégrant ces nouvelles voix.

Ludovic Lamant Boîte noire

L’entretien a été réalisé le 27 décembre 2022 en espagnol.

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